c. « Ses Principes Sont Odieux »

Dans une note ajoutée à sa Dissertation sur les libelles diffamatoires, Bayle évoquait, non sans ironie, cet « Art de la Controverse » par lequel il s’agit, à travers le jeu sur les mots, de montrer que la « Doctrine » de l’adversaire « est abominable » :

‘Les mots ne s’y prenent pas dans leur sens commun : vous voiez des gens qui s’entre-accusent de Dogmes affreux ; ils repliquent & dupliquent, & ils trouvent de plus en plus réciproquement que la Doctrine de leur Adversaire est abominable. Cette plainte paroît presque à chaque page, & allarme les Lecteurs ; comme s’il étoit à craindre qu’en ne remédiant pas promtement à cette gangrene, on ne la mette en état de communiquer son infection à tout le corps. Ceux qui ne sont pas faits à ce style conçoivent mille scrupules ; ils craignent de n’avoir pas obéï au Précepte de saint Paul, évite l’homme Hérétique ; car ils ont communiqué avec les parties contestantes. Qui auroit cru, disent-ils, que des Docteurs, qui mangent le pain des Orthodoxes depuis si long tems, eussent nourri de tels monstres dans leur coeur ? on ne sait plus à qui se fier. Il faut que les uns ou les autres, ou peut-être les uns & les autres, soient plutôt des loups déguisez, que des bergers. Mais aiez un peu de patience, attendez que des experts, & que des arbitres initiez à ce langage, mettent la paix entre les parties, vous trouverez que les termes ne signifioient rien moins que ce que vous aviez cru. Les Accusateurs de part & d’autres seront déclarez orthodoxes : on ne les censurera point, on les avertira seulement de corriger quelques expressions incommodes qui leur étoient échapées. On supose donc que dans le vrai ils ne se sont entr’accusez que de cela, & qu’ainsi les termes d’Hérésie pernicieuse, & semblables, ne signifient chez eux qu’un mauvais choix de paroles932.’

Dans les pamphlets de notre corpus, si l’objectif reste le même, les auteurs font appel à d’autres manoeuvres langagières, que nous nous proposons d’analyser.

C’est là un de ses paradoxes, Rousseau n’a jamais autant parlé de « Philosophie » et de « vertu » que dans La Nouvelle Héloïse, roman pourtant bien peu moral, aux dires de ses détracteurs, si l’on en croit les « maximes » du « bel ami » Saint-Preux et de « sa Maîtresse » :

‘Et à force de parler Philosophie & Vertu, on ne comprendra plus ce que c’est que Vertu & Philosophie.
Et la Vertu, selon leurs maximes, ne consistera plus dans la crainte & la fuite du danger ; elle consistera dans le plaisir de s’y exposer sans cesse ; & la Philosophie ne sera plus que l’art de rendre le vice intéressant.’

Le constat est alors étayé par l’évocation des nombreuses circonstances qui témoignent de la forte dimension morale du roman :

‘Et tout le livre sera moral, utile & honnête, puisqu’il prouvera que les filles sont en droit de disposer de leur coeur, de leur main, & de leurs faveurs, sans consulter leurs parens, & sans aucun égard à l’inégalité des conditions.
Et que pourvu qu’elles parlent toujours de vertu, il est inutile de la pratiquer.
Et qu’une jeune fille peut d’abord coucher avec un homme, & qu’elle doit ensuite en épouser un autre.
Et qu’en se livrant au vice, il suffit d’avoir de tems en tems des remords pour être vertueux.
Et qu’un Mari doit recevoir l’Amant de sa femme dans sa maison.
Et que la femme doit l’embrasser sans cesse, & se prêter de bonne grace aux plaisanteries du Mari, & aux égaremens de l’Amant933.’

Car, loin de n’écrire qu’un roman édifiant, Jean-Jacques a encore voulu « instruire notre nation, et la célébrer pour le prix des bontés qu’il a toujours reçues d’elle ». Dans la troisième Lettre sur la Nouvelle Héloïse, Voltaire-Ximenès va notamment stigmatiser l’indélicatesse et l’ingratitude de Rousseau à l’égard de la France :

‘Mais plus on est grand, mon ami, et plus il faut être modeste ; ayant surtout quitté votre patrie où vous avez joué un si grand rôle, étant devenu si à la mode parmi nous et nous faisant l’honneur d’être depuis si longtemps notre compatriote, vous auriez dû ne pas dire que la noblesse d’Angleterre est la plus brave de l’Europe ; un gentilhomme tel que vous doit sentir que c’est là un point bien délicat. Vous savez que le roi a plus de noblesse dans ses armées que l’Angleterre n’a de soldats en Allemagne ; je serais fâché qu’il se trouvât quelque garde de Sa Majesté qui prît vos expressions à la lettre934.’

Si tant est qu’un tel garde ait pu lire le roman de Rousseau, il ne lui aura sans doute pas échappé que Saint-Preux n’est pas Rousseau935, et que lorsqu’il lui arrive, notamment dans les lettres qu’il envoie de Paris, de tenir des propos critiques sur la France, Julie s’emploie dans ses réponses à relativiser ces jugements, en incitant Saint-Preux à plus de nuance. Comme pourrait fort bien le faire Voltaire-Ximenès, elle écrit par exemple :

‘Je n’approuve pas [...] qu’on dise du mal du pays où l’on vit et où l’on est bien traité ; j’aimerais mieux qu’on se laissât tromper par les apparences que de moraliser aux dépens de ses hôtes936.’

Elle semble même avoir une opinion très favorable de « cette nation douce et bienveillante, que toutes haïssent et qui n’en hait aucune937 ». D’ailleurs Saint-Preux lui-même honore les Français, et s’explique sur la sévérité de certaines des critiques qu’il porte sur eux :

‘j’honore les Français comme le seul peuple qui aime véritablement les hommes, et qui soit bienfaisant par caractère ; mais c’est pour cela même que je suis moins disposé à lui accorder cette admiration générale à laquelle il prétend même pour les défauts qu’il avoue938.’

Enfin, s’agissant plus précisément des remarques sur la noblesse d’Angleterre qui ont fait l’objet des vifs reproches de la troisième Lettre sur la Nouvelle Héloïse, Voltaire-Ximenès attribue à Rousseau-Saint-Preux une phrase prononcée par Milord Edouard Bomston, et que rapporte Claire à Julie939. La portée d’une telle phrase s’en trouve considérablement modifiée lorsqu’on sait qu’elle émane d’un Anglais ! Qui plus est, il arrive à Rousseau de relativiser le point de vue d’Edouard. C’est ainsi que lorsqu’il écrit que « Londres est le seul théâtre digne des grands talents, et où leur carrière est le plus étendue », Rousseau ajoute, en note :

‘C’est avoir une étrange prévention pour son pays ; car je n’entends pas dire qu’il y en ait au monde où, généralement parlant, les étrangers soient moins bien reçus, et trouvent plus d’obstacles à s’avancer qu’en Angleterre940.’

À travers ces pamphlets écrits contre La Nouvelle Héloïse, ce sont bien, selon l’expression de Linguet, les « principes » de l’auteur qu’il s’agit de « rendre odieux », en opérant des raccourcis efficaces, ou en extrayant certaines affirmations de leur contexte. C’est à de semblables procédés que recourt Palissot à la fin de la Lettre qu’il adresse au public, pour servir de préface à la comédie des Philosophes. Il demande ainsi « quel est le méchant », « ou celui qui se dévoue pour la défense de l’Autorité légitime & des liens les plus sacrés de la société », « ou ces hommes qui, impatiens de tout frein, ennemis de tout pouvoir, ont osé imprimer » certaines phrases prétendûment extraites des ouvrages des encyclopédistes, que Palissot livre alors pour parachever son « apologie941 ». Or lorsqu’il en effectue le compte rendu, le 1er juillet 1760, Grimm dénonce les multiples supercheries de cette anthologie fallacieuse :

‘Il a fait un discours préliminaire à sa pièce, qui, quoique vendu en secret, est aussi très-digne du reste. Il y dit, entre autres, que l’Encyclopédie est devenue la honte de la nation, et, pour le prouver, il cite des passages de La Mettrie, qui a fait de mauvais livres qui n’ont rien de commun avec l’Encyclopédie. Il cite un passage de l’Interprétation de la nature, il en cite même la page, et ce passage ne se trouve pas dans tout le livre ; on y trouve même le contraire. Un autre passage du Discours préliminaire de l’Encyclopédie est rapporté avec la même fidélité. On croirait que cette impudence est trop grossière pour réussir. Cependant elle a toujours fait son effet, et c’est sur de pareilles pièces que le procès entre les philosophes et les ennemis de la raison a été jugé en tous les temps par les sots942.’

La manoeuvre la plus grossière consiste bien entendu à pratiquer l’amalgame, et à intégrer dans cette anthologie des passages de La Mettrie qui n’ont « rien de commun » avec l’Encyclopédie. Lorsqu’il reproduit le pamphlet de Palissot dans le Recueil des facéties parisiennes, Voltaire signale d’ailleurs en note que « l’homme plante » ou encore « la vie heureuse n’est d’aucun des Encyclopédistes ». Dans la lettre qu’il lui adresse le 23 juin 1760 (Best. D 9005), Voltaire revient sur ce point pour tancer l’impudent Palissot :

‘vous joignez à vos accusations contre les plus honnêtes gens du monde des horreurs tirées de je ne sais quelle brochure intitulée La Vie heureuse, qu’un fou nommé La Mettrie composa un jour étant ivre à Berlin il y a plus de douze ans. L’Homme-plante est encore de La Mettrie. Cette sottise de La Mettrie, oubliée pour jamais, et que vous faites revivre, n’a pas plus de rapport avec la philosophie et l’Encyclopédie, que le portier des Chartreux n’en a avec l’histoire de l’Église ; cependant vous joignez toutes ces accusations ensemble.’

À la suite d’une autre citation943, Voltaire répète : « Vous mentez encor ; car quoique ce livre de La Métrie soit un mauvais livre, vous imputez à l’auteur ce qu’il fait dire à un débauché944 ». Comme il l’écrit à Thieriot, le 9 juin 1760 (Best. D 8967), on a ici affaire à une double manipulation : non seulement Palissot « impute aux encyclopédistes des passages de La Mettrie » qui n’a pas collaboré au Dictionnaire, mais il s’agit de « passages horribles » que « La Mettrie lui-même réfute ». Et, selon un procédé que l’on a déjà pu rencontrer, « il supprime la réfutation, il présente ce poison à la cour pour faire croire que ce sont nos philosophes qui l’ont apprêté ».

En outre, comme le remarque Grimm, les scrupules de Palissot ne vont pas jusqu’à rapporter avec « fidélité » les phrases qu’il extrait de l’Encyclopédie. Ainsi d’un passage que Palissot prétend tirer du Discours préliminaire dans lequel, note Voltaire, « il n’y a pas un mot de cela ». D’Alembert s’en plaint notamment dans le Mercure de France 945, Voltaire accuse Palissot de vouloir « rendre odieux un passage de l’excellente préface que M. d’Alembert a mise au-devant de l’Encyclopédie » alors qu’« il n’y a pas un mot de ce passage dans sa préface » (Best. D 9005), et Fréron se doit de faire état de cette rectification. Parmi la « foule de propositions révoltantes » que Palissot dit avoir « tirées de plusieurs ouvrages modernes de Philosophie », Fréron ne rapporte que

‘celle-ci pour rendre justice à l’écrivain à qui on l’a mal-à-propos attribuée : « L’inégalité des conditions est un droit barbare : aucune sujettion naturelle dans laquelle les hommes sont nés à l’égard de leur père ou de leur Prince, n’a jamais été regardée comme un lien qui les oblige, sans leur propre consentement946 ». On cite le Discours Préliminaire de l’Encyclopédie, & cette phrase ne s’y trouve pas. M. d’Alembert, auteur de ce Discours, a dénoncé la fausseté de cette citation par une Lettre insérée dans quelques journaux. M. Palissot, de son côté, s’est justifié par la Lettre suivante.
« M. d’Alembert a raison, Monsieur. Ce n’est que par une méprise de copiste qu’il est question d’un de ses ouvrages dans la Préface de ma Comédie. [...]
La maxime, dont il s’agit, est dans le septième volume de l’Encyclopédie page 789, au mot Gouvernement, à l’exception de ces paroles : L’inégalité des conditions est un droit barbare. On avoit voulu seulement rapprocher ce principe du Philosophe de Genève, d’une proposition qui paroît être sa conséquence immédiate947. »’

Palissot fait donc amende honorable, en confessant une erreur de référence, mais surtout en signalant l’amalgame opéré entre un extrait de l’article du chevalier de Jaucourt et un « principe » de Rousseau qui lui « paroît être sa conséquence immédiate », en vertu d’obscures raisons sur lesquelles il ne juge pas nécessaire de s’expliquer. Mais à s’en tenir au seul passage dont la référence exacte est effectivement l’article Gouvernement, la rectification de Palissot ne coupe pas court à tous les reproches que l’on pourrait lui adresser. Dans la lettre à Palissot déjà citée (Best. D 9005), Voltaire écrivait déjà, à propos d’autres extraits de ce même article Gouvernement :

‘Vous m’assurez que vous n’avez point accusé M. le chevalier de Jaucourt. Cependant c’est lui qui est l’auteur de l’article Gouvernement ; son nom est en grosses lettres à la fin de cet article ; vous en déférez plusieurs traits qui pourraient lui faire grand tort dépouillés de tout ce qui les précède, et qui les suit, mais qui remis dans leur tout ensemble, sont dignes des Cicérons, des De Thou et des Grotius.’

Il pourrait en dire autant du passage incriminé, lui aussi caractérisé par cette « technique du projecteur » que Voltaire pratique d’ailleurs fréquemment, et qu’Erich Auerbach définit comme le procédé qui « consiste à mettre en lumière un petit fragment d’un vaste ensemble et à laisser dans l’ombre tout ce qui serait susceptible de l’expliquer, de l’intégrer dans un tout et de fournir un contrepoids à ce qui est isolé de la sorte948 ». On peut en juger en restituant le contexte dans lequel les passages extraits par Palissot interviennent, au sein de l’article Gouvernement 949. Jaucourt, qui se propose d’examiner « l’origine, les formes, & les causes de la dissolution des gouvernemens » en arrive à une première conclusion : « toutes les sociétés politiques ont commencé par une union volontaire de particuliers, qui ont fait le libre choix d’une sorte de gouvernement ; ensuite les inconvéniens de la forme de quelques-uns de ces gouvernemens, obligerent les mêmes hommes qui en étoient membres, de les réformer, de les changer, & d’en établir d’autres ». Après avoir rappelé que « toute puissance souveraine légitime doit émaner du consentement libre des peuples », il réfute le point de vue de « quelques écrivains politiques », qui nient cette liberté des hommes à « réformer », à « changer » la « forme de ces gouvernemens », voire à « en établir d’autres » :

‘Quelques écrivains politiques prétendent que tous les hommes étant nés sous un gouvernement, n’ont point la liberté d’en instituer un nouveau : chacun, disent-ils, naît sujet de son pere ou de son prince, & par conséquent chacun est dans une perpétuelle obligation de sujétion ou de fidélité. Ce raisonnement est plus spécieux que solide. Jamais les hommes n’ont regardé aucune sujétion naturelle dans laquelle ils soient nés, à l’égard de leur pere ou de leur prince, comme un lien qui les oblige sans leur propre consentement à se soûmettre à eux. L’histoire sacrée & profane nous fournissent de fréquens exemples d’une multitude de gens qui se sont retirés de l’obéissance & de la juridiction sous laquelle ils étoient nés, de la famille & de la communauté dans laquelle ils avoient été nourris, pour établir ailleurs de nouvelles sociétés & de nouveaux gouvernemens.’

La phrase épinglée par Palissot intervient donc dans un contexte de réfutation, qui ne prend son sens que dans la perspective d’ensemble de Jaucourt, qui s’interroge sur l’historicité des formes de gouvernements. Ainsi isolée, l’affirmation ne peut pas en revanche ne pas sonner comme un appel à la sédition.

Dans la suite de son article, Jaucourt développe, à l’appui de son analyse, l’exemple de « ces émigrations, également libres & légitimes, qui ont produit un si grand nombre de petites sociétés ». « Il est clair », poursuit-il alors,

‘par la pratique des gouvernemens eux-mêmes, aussi-bien que par les lois de la droite raison, qu’un enfant ne naît sujet d’aucun pays ni d’aucun gouvernement ; il demeure sous la tutele & l’autorité de son pere, jusqu’à ce qu’il soit parvenu à l’âge de raison. A cet âge de raison, il est homme libre, il est maître de choisir le gouvernement sous lequel il trouve bon de vivre, & de s’unir au corps politique qui lui plaît davantage ; rien n’est capable de le soûmettre à la sujétion d’aucun pouvoir sur la terre, que son seul consentement. Le consentement qui le soûmet à quelque gouvernement, est exprès ou tacite.’

Ainsi détaché de son contexte, l’extrait peut à nouveau prêter à une lecture séditieuse, d’autant que, à n’en pas douter, c’était là l’intention de Palissot, sa signification se trouve éclairée par l’extrait précédemment cité, dans un effet de mise en série qui résulte du procédé même de l’anthologie. Du reste, ici encore, Palissot s’est bien gardé de signaler que Jaucourt termine son développement par une remarque qui met en perspective l’audace de telles propositions, en distinguant fermement questions de fait et de droit :

‘Cependant, quoique les hommes soient libres de quitter un gouvernement, pour se soûmettre à un autre, il n’en faut pas conclure que le gouvernement auquel ils préferent se soûmettre, soit plus légitime que celui qu’ils ont quitté ; les gouvernemens de quelque espece qu’ils soient, qui ont pour fondement un acquiescement libre des peuples, ou exprès, ou justifié par une longue & pénible possession, sont également légitimes, aussi long-tems du moins que par l’intention du souverain, ils tendent au bonheur des peuples ; rien ne peut dégrader un gouvernement qu’une violence ouverte & actuelle, soit dans son établissement, soit dans son exercice, je veux dire l’usurpation & la tyrannie.’

On voit par là que Jaucourt ne s’écarte guère d’un discours parfaitement “ orthodoxe ”, qui ne met en aucune manière en doute la légitimité d’une monarchie qui s’en remet à la bonté du souverain pour assurer le bonheur du peuple.

C’est donc au prix de bien des manipulations que Palissot parvient à « rendre odieux » les « principes » des philosophes. Signalons d’ailleurs que Palissot a vraisemblablement travaillé non sur les textes sources eux-mêmes, mais semble-t-il, de seconde main, à partir d’extraits déjà cités dans le Catéchisme des Cacouacs, paru deux ans auparavant950. Une note insérée dans le Journal encyclopédique du mois d’août 1760 dresse d’ailleurs, sous une forme il est vrai quelque peu outrée, un bilan assez significatif :

‘On nous mande de Paris qu’à l’occasion des passages objectés par M. Palissot aux Encyclopédistes, un Commis de Bureau qui lit les Brochures a fait le calcul suivant :
Passages objectés par M. Palissot aux Encyclopédistes........ 20
D’où il faut ôter
Passages falsifiés................................................................... 1
Passages de la Mettrie, de l’Esprit, des Moeurs, des Lettres Juives............................................................................................... 14
Passages de Locke, de Barbeyrac, de Puffendorf, Grotius et autres auteurs classiques du Droit Public............................................ 5
                    Reste Rien951

Citation fantôme, citation truquée, tronquée sur le mode de l’extraction malveillante, pratique de l’amalgame, tous les procédés sont bons pour prouver que les « principes » de l’adversaire sont « odieux ». Linguet évoque les conséquences escomptées de telles manipulations pour l’auteur qui en est la victime :

‘il résultera qu’il n’a ni loix, ni principes, ni moeurs, ni délicatesse ; que c’est une âme affreuse qui se joue de tout ; qui n’écrit que pour corrompre ; qui ne parle que pour déchirer ; qui ne remue que pour nuire : dès-lors il n’y a point d’anecdote qu’on n’adopte avec avidité sur son compte, & nous en nourrirons abondamment la malignité publique ; & quoique sa morale soit pure ; quoique sa vie soit trop laborieuse pour être dérangée ; quoique ses écrits portent l’empreinte d’une âme honnête & vigoureuse ; qu’il ait fait ses preuves de désintéressement ; qu’il n’ait ni places, ni pension ; qu’il n’ait jamais obtenu, ni sollicité de grâces ; que l’état de sa fortune prouve assez que ses travaux ne l’ont point enrichi ; quoique ses amis soutiennent qu’il a les moeurs douces, le caractère compatissant, le commerce sûr ; nous amènerons les choses au point qu’on leur rira au nez quand ils viendront tenir ce langage. Il passera pour un esprit violent, pour un homme parjure, ambitieux, avide, emporté dans ses écrits, dangereux dans la société, capable de tous les excès, de toutes les bassesses que peuvent produire dans un coeur dépravé par goût & par système une nature flétrie, avec l’oubli absolu de toutes les règles952.’

Les attaques orchestrées contre le texte ne sont dès lors guère dissociées, dans la pratique pamphlétaire, de celles qui sont portées contre l’homme qui en est l’auteur.

Notes
932.

 Bayle, Dissertation sur les libelles diffamatoires, p. 583, n. (C).

933.

 Prédiction sur la Nouvelle Héloïse, pp. CXXIV et CXXVI.

934.

 Lettres sur la Nouvelle Héloïse, p. 406.

935.

 Sur l’amalgame ici effectué entre Rousseau et son personnage, voir plus loin, § 3.

936.

 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, seconde partie, lettre XV, dans Oeuvres complètes, t. II, p. 238.

937.

 Ibid., cinquième partie, lettre III, p. 559.

938.

 Ibid., seconde partie, lettre XIX, pp. 262-263.

939.

 « Si vous connaissez la noblesse d’Angleterre, vous savez qu’elle est la plus éclairée, la mieux instruite, la plus sage, et la plus brave de l’Europe » (Ibid., première partie, lettre LXII, p. 170).

940.

 Ibid., seconde partie, lettre IX, p. 216 et n. Les mauvaises langues diront, sans doute à juste titre, qu’un tel jugement est bien téméraire, surtout de la part d’un homme qui, quelques années plus tard il est vrai, ira se réfugier en Angleterre...

941.

 Lettre du S r  Palissot, auteur de la comédie des Philosophes, au public, pp. 118-119.

942.

 Cor. lit., t. IV, p. 253.

943.

 « Pour être heureux, il faut étouffer les remords : inutiles avant le crime, ils ne servent pas plus après que quand on le commet. La bonne Philosophie se deshonorerait, en s’occupant de ces fâcheuses réminiscences, & en s’arrêtant à ces vieux préjugés » (Discours sur la vie heureuse, page 63, cité dans la Lettre du S r  Palissot, auteur de la comédie des Philosophes, au public, p. 121).

944.

 On appréciera l’indignation de Voltaire qui, comme on l’a vu, ne se prive pas d’user des mêmes procédés, par exemple dans ses pamphlets contre Rousseau.

945.

 Mercure de France, juillet 1760, t. I, pp. 121-122.

946.

 Il s’agit de la citation que l’on trouve dans la Lettre du S r  Palissot, auteur de la comédie des Philosophes, au public, p. 120.

947.

 An. lit., 1760, t. V, pp. 136-138.

948.

 E. Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, chap. XVI, p. 403.

949.

 Nous avons fait figurer en caractères gras les extraits cités par Palissot.

950.

 Daniel Delafarge compare la composition de l’anthologie de Palissot avec les extraits cités dans le pamphlet de l’abbé Giry de Saint-Cyr : voir La Vie et l’oeuvre de Palissot, pp. 227-229.

951.

 Cité par D. Delafarge, La Vie et l’oeuvre de Palissot, p. 228.

952.

 Théorie du libelle, pp. 122-123.