ii. Discréditer L’homme : Les “ Odieuses Personnalités ”

Lorsqu’il fait le bilan des querelles qui opposent Voltaire et Lefranc de Pompignan, Theodore E. D. Braun remarque, non sans quelque parti pris, que les arguments de Voltaire

‘n’étaient presque jamais présentés de bonne façon, mais il s’en dédommageait en jetant le ridicule sur le personnage. C’est là la clef du comique voltairien dans cette dispute, mais c’est aussi la cause d’une certaine réticence chez le lecteur qui voudrait mieux qu’il eût su tourner en dérision les idées sans toucher aux personnes. Mais il en fut autrement ; il dut croire que la façon la plus facile de gagner vite son procès était de contenir le flot d’attaques contre lui à la source ( c’est-à-dire sur la personne même de Pompignan ( et non de faire des digues contre les idées953.’

Cette critique pointe néanmoins un trait majeur des querelles qui nous préoccupent, et qui, au-delà des seuls démêlés de Voltaire et de Pompignan, consiste dans la personnalisation des attaques. L’étude lexicologique que nous avons pu effectuer954 nous en a convaincu, une des caractéristiques essentielles de ces “ pamphlets ” tient précisément au recours à ce que l’on appelait à l’époque les « personnalités ». Or il s’agit, à tout le moins en France, d’une notion suffisamment vague pour qu’une mise au point s’impose. Dans son Mémoire sur la liberté de la presse, Malesherbes s’interroge notamment sur les effets que produirait l’introduction éventuelle en France de la loi anglaise, et particulièrement en ce qui concerne la question des libelles diffamatoires :

‘Par exemple, les libelles diffamatoires sont regardés partout comme un délit très-grave ; ainsi on punirait en Angleterre, comme en France, l’Auteur qui dans son ouvrage outragerait un Citoyen en le nommant.
Mais si cet Auteur, sans nommer personne, fait un portrait de celui qu’il veut insulter, auquel on ne puisse pas se méprendre, le Juge anglais ne pourra pas le condamner parce qu’aucune loi n’a pu définir les cas dans lesquels le trait d’un livre doit être réputé une satyre, et le Juge français le condamnerait sans hésiter ; l’Auteur aurait beau dire qu’on lui prête une intention qu’il n’a pas eue. Quand cette intention paraîtrait évidente au Juge, cette défense de l’accusé serait regardée comme un subterfuge955.’

La différence entre les jurisprudences anglaise et française tient ainsi au fait que la notion de « personnalité » reçoit, en Angleterre, une définition juridique : selon les termes de la loi, on est coupable d’outrage si l’on a « nommé » celui qui en est victime. Or le système français prend également en considération l’“ intention manifeste ” du fautif, ce qui ouvre un large champ à l’interprétation, voire à l’arbitraire. On en trouve l’illustration immédiate dans les âpres négociations entre Fréron et Malesherbes, à propos d’un article un peu vif sur L’Écossaise que Fréron souhaite publier dans ses feuilles. Malesherbes écrit, le 20 août 1760 :

‘Au fond cependant ce censeur n’a pas si grand tort de s’opposer aux personnalités. Il y en a, dites vous, dans l’Ecossoise, mais il n’y a dans l’Ecossoise ni nom propre ni de faits allégués, et on peut dire que vous étiés libre de ne pas prendre pour vous les injures qui y sont dites956.’

Malesherbes restreint ici, avec quelque mauvaise foi il est vrai, les « personnalités » aux seuls indices susceptibles d’identifier de manière irréfutable la cible : le « nom propre » ou des « faits allégués » à valeur particularisante. On peut à coup sûr compter les titres des ouvrages au nombre de tels « faits ». Fréron en convient lui-même, dans l’analyse qu’il propose de la comédie des Philosophes : « La Scène du Colporteur est encore de ces satyres qu’on ne sçauroit passer à l’auteur des Philosophes. Il y nomme les ouvrages, & nommer les ouvrages c’est nommer les personnes957 ».

Il en va de même, par conséquent, des citations. L’auteur de la Lettre d’un citoyen de Genève à M. F..., retrouvant les arguments de Malesherbes, opère une distinction entre la comédie de L’Écossaise et celle des Philosophes. Fréron dira que Voltaire a « voulu » le peindre ?

‘Eh ! pourquoi vous y reconnoître ? Y trouverez-vous quelque personnalité caractéristique ?
Vous n’êtes certainement pas, à l’égard de l’auteur de l’Ecossoise, dans le cas de Messieurs Diderot, Dalembert, &c. à l’égard de l’auteur des Philosophes : J’ai vêcu : jeune homme, prens & lis 958 ; voilà des personnalités ; tout le monde sçait que ces Messieurs ont composé des ouvrages qui commencent ainsi ; c’est donc comme si M. Palissot avoit mis les noms de Dalembert, de Diderot, au lieu de ceux de Théophraste, de Valere. Mais vous, Monsieur, qu’avez-vous de pareil à reprocher à M. de V....959 ?’

Fréron ne désarme pourtant pas. Malesherbes lui suggère de « ne pas prendre pour [lui] » les injures de L’Écossaise ; il répond, le lendemain :

‘Cette idée m’étoit même venue ; mais comme Voltaire, et les philosophes, et leurs croupiers, et les petits auteurs que j’ai critiqués, avoient eu soin de répandre que c’étoit moi qu’on avoit eu en vue, mon silence à cet égard auroit passé pour dissimulation, pour fausseté, pour crainte ; vous avez été témoin vous même, Monsieur, des applaudissements effrénés qu’on donna à ce rôle de Wasp le jour de la première représentation, applaudissements qui n’auroient pas eu lieu si je n’avois été l’objet de l’application. D’ailleurs, Monsieur, dans la pièce imprimée mon nom se trouve à une lettre près. Ainsi j’ai cru que j’aurois mauvaise grâce à dissimuler ces injures atroces, et j’ai mieux aimé m’abandonner à ma franchise bretonne ; j’ai compté que cela me feroit plus d’honneur, et que la honte rejailliroit sur mes ennemis. De plus, Monsieur, permettez moi de vous faire observer que mon nom propre, sans aucun changement sans aucune anagramme, se trouve tout du long dans le Pauvre diable, dans le Russe à Paris, dans l’Epître aux parisiens, etc, tous ouvrages de Voltaire, imprimés et réimprimés. J’ai donc de justes raisons d’user de représailles960.’

Outre le fait que son nom se trouve « sans aucun changement sans aucune anagramme » dans certains pamphlets de Voltaire, et « à une lettre près » dans le texte imprimé de L’Écossaise, Fréron avance ici la notion d’« application » : je suis bien la cible de Voltaire puisque tout le monde me reconnaît sous les traits de Wasp, puisque même « Voltaire, et les philosophes, et leurs croupiers, et les petits auteurs » ont suscité cette « application961 ». Or rien de plus subjectif en un sens que ces « applications », qu’un public malveillant est toujours à même d’effectuer. L’auteur du Discours sur la satyre contre les philosophes signale à cet égard que « la malignité du Public a fait de tous tems des applications auxquelles les Auteurs n’ont pas pensé ». Et, s’agissant de la comédie de Palissot, il ajoute un peu plus loin : « Les Auteurs ne sont responsables des applications que lorsqu’ils les ont indiquées eux-mêmes. Dans la Piéce des Philosophes elles sont affichées à chaque Scéne962 ».

C’est de ce flou persistant qui préside à l’identification des « personnalités » que jouent certains polémistes. Ainsi de Chevrier, qui dévoile au grand jour sa stratégie en la matière, dans l’avertissement qui précède le texte du Colporteur :

‘J’ai nommé beaucoup de Monde dans le Colporteur, & j’ai suivi en cela l’exemple des Satiriques Romains & Français, si je n’ai pas leurs talens, je les vaux aumoins par mon attachement à la verité & par mon amour pour la vertu, mais j’ai eû le soin honnéte de ne designer en mal que des personnes affichées par leur mauvaise conduite ou par l’avilissement de leur Etat ; ceux dont les Noms éxigent des Menagemens, y portent des titres masqués, mais si je suis parvenu à les peindre d’après nature, le Public les reconnaîtra, & me lavant alors de l’application, je dirai au lecteur ce que disoit Phédre à Oenone :
     .. c’est toi qui l’a nommé 963.’

Au-delà de l’arbitraire que pointait Malesherbes dans la jurisprudence française, et des caprices d’un public malveillant, peut-on donc s’accorder sur les critères qui signaleraient sans ambiguïté une « personnalité » ? Dans une lettre à Malesherbes du 29 mars 1754, Fréron proposait une ébauche de classification :

‘Comme je dois être en garde contre les personnalités, je m’en suis figuré de deux sortes ; les unes intérieures, si je puis parler ainsi, les autres extérieures. Les premières attaquent le fond du caractère, et blessent l’homme même ; elles sont les plus odieuses. Ainsi si je disois que tel autre est un débauché, un lâche, un impie, un fripon, etc., ce seroit une personnalité très offensante, et digne de punition. Je m’étois mis dans ce cas, lorsque vous supprimâtes mes feuilles à l’occasion de ce que j’avois dit sur Voltaire, et j’ai toujours dit que je méritois cette suppression. Les personnalités que j’appelle extérieures, sont celles qui en quelque sorte sont étrangères à l’homme, et qui cependant le touchent de près comme de lui reprocher sa naissance, sa laideur, sa pauvreté, etc. : elles sont certainement beaucoup moins offensantes que les autres ; mais elles le sont toujours assez pour que je ne me les permette jamais964.’

Quel que soit le degré d’offense de l’une ou de l’autre de ces « sortes » de personnalités, nous verrons qu’en effet le discrédit jeté sur l’adversaire passe par l’évocation de son caractère et de ses moeurs. Mais il importe d’abord d’analyser ce qui forme l’élément à la fois le plus évident et le plus incontestable des personnalités, les modalités de la nomination de l’adversaire.

Notes
953.

 T. E. D. Braun, Un ennemi de Voltaire..., p. 219.

954.

 Voir notre première partie.

955.

 Malesherbes, Mémoires sur la Librairie et sur la liberté de la presse, pp. 360-361.

956.

 Cité par J. Balcou, Le Dossier Fréron, p. 293.

957.

 An. lit., 1760, t. IV, p. 221.

958.

 Outre la comédie des Philosophe, le même extrait de la préface de l’Interprétation de la nature se retrouve par exemple dans les Petites Lettres sur les grands philosophes (pp. 2-3), dans le Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs (p. 27) ; il figure également à l’ouverture du Discours du patriarche des Cacouacs (dans Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs, p. X).

959.

 Lettre d’un citoyen de Genève à M. F..., pp. 3-4.

960.

 Cité par J. Balcou, Le Dossier Fréron, p. 294.

961.

 L’« application » peut également être suggérée par des éléments de mise en scène. C’est ainsi, par exemple, que les spectateurs de la comédie des Philosophes n’ont guère balancé à reconnaître Mme Geoffrin dans le personnage de Cidalise. Le 17 mai 1760, Hennin écrit en effet à son fils : « La comédie des Philosophes a eu beaucoup de succez. Il y a, dit-on, des pensées et des expressions vives. Le jeu des acteurs y fait beaucoup. La vieille Dumesnil a trouvé le secret de s’habiller et coëffer comme Made Geofrin, ce qui a fait beaucoup rire ceux qui connoissent cette dame. Du reste, on y trouve trop de personnalitéz que beaucoup de gens senséz desaprouvent » (Institut, ms. 1262, ffos 119 recto-119 verso, cité dans Correspondance générale d’Helvétius, t. II, p. 277, n. 3.)

962.

 Discours sur la satyre contre les philosophes, pp. 15 et 21.

963.

 Le Colporteur, pp. 10-11.

964.

 Cité par J. Balcou, Le Dossier Fréron, p. 142.