a. Décrier Le Nom De L’autre

Lorsqu’il se plaint que son nom figure « sans aucun changement » dans certains pamphlets de Voltaire, Fréron met indirectement l’accent sur un des procédés couramment employés pour “ déguiser ” les personnalités965. Évoquons rapidement la question des pseudonymes. Dans la Relation d’une grande bataille, Fréron évoque les différents soldats de l’« armée philosophique » en recourant à des noms (plus ou moins transparents) forgés ou repris pour leur dimension polémique et plaisante : si Diderot est, tout comme dans la comédie des Philosophes, baptisé Dortidius966, si le « Prophète de Boëmischbroda » désigne Grimm, auteur de cette célèbre brochure qui déclenche la querelle des Bouffons, et cette « espèce de Savetier appelé Blaise qui faisoit le Diable à quatre » Sedaine, auteur des ouvrages qui portent ce titre, il est moins évident de reconnaître967 l’abbé de la Porte derrière ce « petit Prestolet que la secte elle-même méprise & qu’elle emploie968 ». Il arrive aussi fréquemment que le nom qui figure dans le pamphlet soit forgé à partir d’une déformation de celui de l’adversaire : l’« abbé Micromégan » est, semble-t-il, obtenu en mélangeant le nom du héros éponyme d’un conte de Voltaire et celui de l’abbé Méhégan. Comme l’explique Fréron, il a, à la demande de son censeur Marin, « supprimé les noms propres » de son pamphlet, même si « ce sont les noms propres qui font la moitié des noires plaisanteries de Voltaire969 ».

Car, explique Gustave Lanson, Voltaire « n’a laissé perdre aucun des effets qu’il pouvait tirer des noms de ses ennemis, quand ils étaient susceptibles d’amuser l’oreille par la nature des sons et l’arrangement des syllabes970 ». Remarquons toutefois que si Voltaire, comme on va le voir, est passé maître dans les variations opérées sur le nom de ses adversaires, ces procédés “ poétiques ” se retrouvent également dans les textes de ses « frères » et de ses ennemis, qu’ils le relaient ou qu’ils l’imitent.

Ce sont d’abord les ressources de la paronymie qui sont sollicitées. Au cours de la querelle de Bélisaire, l’auteur de l’Honnêteté théologique désigne ainsi les adversaires de Marmontel :

‘Le syndic Ribaud, Ribaudier, ou Riballier, (je ne sais lequel) est le premier qui sonne l’allarme, comme l’exigeoit le devoir de sa charge. Il dépêche à tous les sages Maîtres son domestique fidele. Le Régent Cogé, dit ; Coge pecus, & le troupeau s’assemble971.’

Si Coger se voit définitivement orthographié « Cogé972 », en raison de l’impératif latin coge, le syndic Riballier en revanche désigné sous le nom de « Ribaud », plus souvent « Ribaudier973 », voire « Thibaudier974 ». Les errances de l’onomastique concernent aussi Pompignan, baptisé également « Tonfignan975 », puis « Tronfignan976 ».

Si le nom propre est susceptible de variations, le prénom ne l’est pas moins. Dans la réponse qu’il a faite au discours de réception dudit Pompignan, Dupré de Saint-Maur a eu la maladresse de comparer le nouvel académicien Jean-Jacques et son frère Jean-Georges, évêque du Puy à Moïse et à Aaron... Les Car et les Ah ! Ah ! de Voltaire vont alors célébrer respectivement « Moïse de Montauban » et « Moïse Lefranc de Pompignan977 ». Les Que préfèrent quant à eux évoquer « Paul Lefranc de Pompignan978 »... Quant à Élie-Catherine Fréron, on sait que Voltaire aime à le prénommer Jean, ce qui lui permet de faire un jeu de mots gaillard sur les initiales J... F... !

Dans une note ajoutée au septième chant de la Dunciade, Palissot ironise sur cette manie de faire de si tristes calembours :

‘On ne pouvait guères se dispenser de donner, dans ce Poëme, une idée des Calembours qui certainement sont en faveur chez la Sottise. On en trouve dans les feuilles de Mr. Fré..., lorsque, par exemple, il change le nom de famille de M. de Voltaire (Arouet) en celui d’à rouer, & qu’il s’écrie, à propos de cette heureuse imagination : la bonne plaisanterie ! [...]
Ce sont encore ces mêmes Calembours que M. de Voltaire n’a pas dédaigné de caractériser lorsqu’il a dit :
     La louche Enigme, & les mauvais bons mots,
     A double sens, qui sont l’esprit des sots979.’

Au-delà des plaisirs de l’onomastique et des calembours, le choix de certains appellatifs s’explique aussi par les connotations qui y sont attachées. Ainsi « Jean Fréron », dont le nom rime avec « félon980 », devient-il, dans la version imprimée de L’Écossaise, le personnage de « Frélon », rebaptisé « Wasp », lors de la représentation de la pièce, couleur locale oblige. Mais cette comparaison avec la guêpe n’est qu’un avatar supplémentaire des incarnations animales dont Fréron est l’objet de la part de ses détracteurs. On pense immédiatement à « maître Aliboron », qui est entre autres à l’honneur dans la première strophe des Fr... :

D’où vient que ce nom de Fr....
Est l’emblème du ridicule ?
Si quelque maître Aliboron,
Sans esprit comme sans scrupule,
Brave les moeurs & la raison ;
Si de Zoïle & de Chausson
Il se montre le digne émule,
Les enfants disent, C’est Fr.....981

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Figure 10 : Martin Fréron, illustration insérée au verso de la page-titre d’une édition de Tancrède (B.M. Lyon, 810060)

Il n’est dès lors guère étonnant qu’un âne soit la victime sacrificielle qui inaugure la « terrible & mémorable Conjuration des Wasps » relatée au début de La Wasprie ou l’Ami Wasp, revu et corrigé :

Le Quadrupede arrive, il reconnoît ses freres ;
Bâille & brait à l’aspect des Anes Littéraires ;
Tous jurent par sa tête & celle de Fréron
D’exterminer Voltaire & les fils d’Apollon.
Le triste ANE abbreuvé dans le Tonneau des maux
Au Sacrificateur adresse en pleurs ces mots :
« Que mes oreilles soient désormais ta parure,
Mon esprit ton esprit, & ma peau ta fourure. »
Il dit : Wasp y consent ; l’Ane est frappé soudain ;
Le sang coule, & rougit leur ânicide main ;
Et sa tête fumante est l’effroyable coupe,
Où d’un sang fraternel Wasp abbreuve sa troupe.

C’est ainsi tout naturellement que Fréron est placé à la tête de l’« Ane littéraire ». D’ailleurs, « n’est-ce pas lui qui possede l’Histoire Naturelle beaucoup mieux que M. de Buffon même ? Il a triomphé sur le chapitre de l’Ane ; il s’y est arrêté par convenance, comme étant plein de ce sujet, comme ayant des mémoires de famille ». À y bien réfléchir, pour concilier la sauvagerie du frelon et l’entêtement stupide de l’âne, Fréron tiendrait plutôt de l’onagre :

‘Ah ! qu’il est foudroyant ce M. Wasp ! & qu’il eût fait beau de le voir dans son galetas, le tonnerre à la main, déployant son bras exterminateur, frappant l’air de ses coups, roulant ses yeux, tordant ses mains, jurant parfois pour évoquer son esprit, rongeant ses feuilles de rage, & battant la terre comme un Onagre impatient982.’

À moins que ce « Grand écumeur des bourbiers d’Hélicon » ne soit qu’un « Vermisseau né du cul de Des Fontaines983 »...

On voit comment les dérives de l’onomastique amènent les auteurs de pamphlets à l’injure animale, qui semble se rattacher à toute une tradition de ces « oeuvres de passion », dont Jacques Pineaux a défini ainsi les enjeux : « En renvoyant l’adversaire à une animalité qui occupe tout le champ du discours ou qui émerge dans l’injure ou la comparaison animale, le pamphlétaire laissait entrevoir, sous l’habillage rhétorique ou idéologique de ses attaques, leur fondement passionnel : l’adversaire-animal justifiant d’avance contre lui, par sa nature propre, tous les excès de langage984 ».

Tout comme Fréron, Rousseau n’échappe pas aux incarnations ordurières. Ici, Rousseau « tient beaucoup du naturel d’un chien. / Il jappe & fuit, & mord qui le caresse985 ». Encore ne s’agit-il pas de n’importe quel chien : « Celui-là, certes, a eu raison qui a dit que Jean-Jacques descendait en droite ligne du barbet de Diogène accouplé avec une des couleuvres de la Discorde986 ». Là, Jean-Jacques ressemble plutôt à un « mâgot ambulant », dans cette évocation du « couple odieux » qu’il forme avec Thérèse Levasseur à Travers :

Là se tapit ce sombre énergumène,
Cet ennemi de la nature humaine,
Pétri d’orgueil & dévoré de fiel
Il fuit le monde, & craint de voir le ciel.
Et cependant sa triste & vilaine âme
Du Dieu d’amour a ressenti la flamme.
Il a trouvé pour charmer son ennui
Une beauté digne en effet de lui
C’était Caron amoureux de Mégère.
Une infernale & hideuse sorcière
Suit en tous lieux le mâgot ambulant
Comme la chouette est jointe au chat-huant.
L’infâme vieille avait pour nom Vachine
C’est sa Circé, sa Didon, son Alcine.
L’aversion pour la terre & les cieux
Tient lieu d’amour à ce couple odieux.
Si quelquefois dans leurs ardeurs secrettes
Leurs os pointus joignent leurs deux squelettes,
Dans leurs transports ils se pâment soudain
Du seul plaisir de nuire au genre humain987.

C’est dire qu’avec le recours aux métaphores animales, le pamphlétaire est porté jusqu’aux extrêmes limites de l’exécration de l’autre. L’ennemi se trouve alors atteint dans son corps, jusqu’à l’abjection. Il n’est pas indifférent de remarquer que le même Voltaire, qui se signale si souvent par la finesse des traits qu’il décoche à ses adversaires, peut être poussé par une étonnante fureur de nuire à vomir sur eux des torrents d’injures les plus grossières.

Notes
965.

 La pratique courante qui consiste à encoder le nom de l’adversaire contribue à forger des habitudes de lecture qui entraînent parfois des interprétations erronées. C’est ainsi, par exemple, que dans Le Conseil de Lanternes, ou la Véritable Vision de Charles P..., on pourrait être tenté de voir dans le mot « Cuclos » une déformation (peut-être un peu trop transparente) du nom de Duclos. Il n’en est rien, explique l’inspecteur Salley, qui se livre alors, à l’intention de Malesherbes, à un intéressant exercice de décryptage : « Mais Monsieur vous allez me trouver bien de l’esprit et de la penetration. Ce Caclos qui n’est point Duclos et qu’au premier coup d’oeil tout le monde prendra pour luy, ce spectre effrayant n’est autre chose que l’Encyclopedie personifiée sous le nom de Caclos dont il faut prononcer l’s du mot grec kαkλοs Cercle, racine du mot encyclopedie. Convenes que ce n’est pas mal trouvé pour un homme qui n’est pas un grand grec.

Tout le surplus de la vision s’explique d’apres cela tres simplement. Le gros chat est Diderot le redacteur les sept lanternes sont les cooperateurs de l’Encyclopedie » (B.N.F., n. a. fr. 3348, ffos 61-61 verso). On se souvient en effet que dans le grenier où l’emmène le Spectre Cuclos, Palissot découvre « un chat douze fois plus gros que le plus gros chat de l’Europe », assis sur un « vaste fauteuil d’or & d’argent », à proximité d’une table entourée de « sept beaux pupitres » (Le Conseil de Lanternes, p. 14).

966.

 Le nom est formé à partir d’une anagramme approximative de Diderot. La finale latine en -ius est évidemment choisie pour les connotations de pédantisme et de fausse science qui s’y rattachent, et que Molière avait pu, avant Palissot, exploiter, par exemple avec le personnage de Diafoirus.

967.

 Nous touchons là une des limites des « applications ». Dans la comédie des Philosophes par exemple, si l’identité de celui qui se cache derrière le personnage de Dortidius ne fait guère de doute, s’il est évident que le personnage qui, au moment du dénouement, arrive à quatre pattes en broutant une laitue incarne Jean-Jacques, déjà mis en scène dans la comédie du Cercle, en revanche les avis sont plus partagés en ce qui concerne Théophraste (Duclos ? d’Alembert ? Helvétius ?). Sur cette question, voir D. Delafarge, La Vie et l’oeuvre de Palissot, pp. 149 et suiv. Sur les problèmes posés par la dimension “ pamphlétaire ” de ces pièces à tiroirs que sont les comédies satiriques, voir notre première partie, à l’article “ Comédie satirique ”.

968.

 Relation d’une grande bataille, pp. 210-211.

969.

 Fréron à Malesherbes, 1er août 1760, cité par J. Balcou, Le Dossier Fréron, p. 286.

970.

 G. Lanson, L’Art de la prose, chap. XI, p. 152.

971.

 Honnêteté théologique, p. 3.

972.

 Il sera également à l’honneur, par exemple, dans le pamphlet de Voltaire intitulé Lettre de Gérofle à Cogé.

973.

 Dans les Trois Empereurs en Sorbonne, par exemple : « Au séjour de l’ergo, Ribaudier en personne / Estropiait alors un discours en latin » (pp. 96-97).

974.

 Une note de l’édition Cramer in-4° ajoutée au texte des Trois Empereurs en Sorbonne, retrace l’historique de la querelle de Bélisaire : Voltaire évoque « un nommé Thibaudier principal au collège Mazarin, & un régent nommé Cogé ».

975.

 Dans l’édition Panckoucke de 1773 du Pauvre Diable, et dans l’édition Cramer « encadrée » de 1775. L’édition de Kehl rétablit « Pompignan ».

976.

 Dans l’édition Cramer de 1775 de La Vanité. L’édition de Kehl rétablit « Pompignan ». L’édition Panckoucke de 1773 présente, quant à elle, la version « Tonpignan », encore inédite.

977.

 Les Car, p. 375 ; les Ah ! Ah !, p. 376.

978.

 Les Que, p. 371. D’Alembert semble relayer le trait dans une lettre qu’il adresse à Voltaire le 10 octobre 1761 (Best. D 10065), dans laquelle il annonce que « Paul Lefranc de Pompignan (je ne sais si c’est Paul l’apôtre ou Paul le simple) [...] vient encore de fournir aux rieurs de quoi vivre, par son Éloge historique du duc de Bourgogne ».

979.

 La Dunciade, chant septième, pp. 128-130, n. 13. On vient de voir que Voltaire lui-même ne dédaignait pas de faire ces « mauvais bons mots », qu’il présente pourtant comme « l’esprit des sots »...

980.

 Le Pauvre Diable, p. 60.

981.

 Les Fr..., p. 278.

982.

 La Wasprie, pp. 8-10, 21-22 et 13-14.

983.

 Le Pauvre Diable, p. 60.

984.

 J. Pineaux, « La métaphore animale dans quelques pamphlets du XVIe siècle », dans Le pamphlet en France au XVI e  siècle, Cahiers V.-L. Saunier, 1, Paris, Collection de l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1983, p. 45.

985.

 La Guerre civile de Genève, chant second, p. 25.

986.

 Notes sur la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, p. 857. Cette ingénieuse généalogie est relayée par la Correspondance de Voltaire. Sur cette question, voir H. Gouhier, Rousseau et Voltaire..., pp. 302-303.

987.

 La Guerre civile de Genève, chant troisième, pp. 29-30.