b. « Remuer Les Ordures De Sa Vie »

Dans le second de ses Dialogues chrétiens, Voltaire imagine le dialogue ô combien instructif entre ce même prêtre qui, dans le premier dialogue, avait pu être opposé à un encyclopédiste, et un ministre protestant. Ces deux adversaires résolus de l’Encyclopédie sont en désaccord sur les moyens à mobiliser pour contribuer « à l’avancement de la religion, et de la piété », et pour prévenir « les maux et les scandales que les philosophes causeraient dans le monde s’ils y trouvaient quelque créance ». Voltaire prend notamment pour cible la “ méthode protestante ”, complaisamment exposée par le ministre :

‘Je sais bien, dit-il, qu’il ne faut pas trop raisonner, et que ces gens-là sont assez subtils pour en imposer à ceux qui examinent. Mais il faut décrier les auteurs, et alors l’ouvrage perd certainement son crédit ; il faut adroitement empoisonner leur conduite ; il faut les traduire devant le public comme des gens vicieux, en feignant de pleurer sur leurs vices ; il faut présenter leurs actions sous un jour odieux, en feignant de les disculper ; si les faits nous manquent, il faut en supposer, en feignant de taire une partie de leurs fautes988.’

À lire ce qui suit, on verra que, de leur côté, les philosophes ne sont pas en reste, et bien souvent ne poussent pas le scrupule (ou l’hypocrisie) jusqu’à « feindre » de plaindre leurs adversaires, ou de « les disculper ».

Pour reprendre les distinctions opérées par Fréron, les pamphlétaires exercent d’abord leur verve en multipliant les personnalités « extérieures ». Ainsi de l’évocation des origines de Chaumeix par l’abbé Morellet :

Abraham Chaumeix, est né dans un fauxbourg de la Ville d’Orléans, le 3 Août 1718, du mariage légitime de Ruth Saumeline, & de Thare Chaumeix ; c’étoit un honnête Vinaigrier de la Ville, dont le pere bâtard d’un Juif & de la veuve d’un Quaker, avoit porté d’Angleterre le secret de perfectionner la fermentation acide, par l’odeur d’un cadavre qu’il plaçoit dans le fonds du tonneau.
Le jeune Abraham Chaumeix élevé, & pour ainsi dire né dans les vapeurs du vinaigre le plus violent, sentit dès sa tendre jeunesse allumer ses esprits par un sang acre & brûlant qui rouloit dans ses veines, son tempérament en étoit altéré, sa tête troublée, son haleine s’enflammoit dès qu’il approchoit d’une lampe qui étoit à côté du tonneau : les gens du quartier crioient, miracle ! & comme dans ces momens on le voïoit la vûë égarée, la bouche béante, laisser échapper quelques sons mal articulés que personne n’entendoit, on y attribuoit un sens merveilleux & prophétique : dans tout le fauxbourg on l’appelloit l’Oracle989.’

Ces origines vinaigrières semblent dès lors s’attacher à Chaumeix : « c’est ainsi que le vinaigrier Abraham Chaumeix, brave convulsionnaire, entreprit d’aigrir les esprits de tous les parlements du royaume contre l’Encyclopédie 990 », écrit Gérofle à Cogé au moment de la querelle de Bélisaire. Et Voltaire de revenir à la charge, dans une note insérée dans l’édition Cramer de 1775 du Pauvre Diable qui, pour élucider l’expression « Maître Abraham », précise : « C’est Abraham Chaumeix, vinaigrier & théologien, dont on a déjà parlé ». Mais tout le monde n’a pas la chance d’avoir un père « honnête Vinaigrier ». Celui de Fréron était orfèvre, certes, mais un orfèvre bien malhonnête, à en croire le début des Anecdotes sur Fréron :

‘ÉLIE-CATHERIN FRÉRON est né à Quimper-Corentin ; son père était orfèvre. Voici un fait qu’on m’a assuré, mais dont je n’ai pas la certitude : on prétend que le père de Fréron a été obligé, plusieurs années avant sa mort, de quitter sa profession pour avoir mis de l’alliage plus que de raison dans l’or et l’argent991.’

Non content de salir la mémoire du père, en colportant ce qu’il reconnaît n’être qu’une rumeur, l’auteur insinue déjà l’idée d’une hérédité dans la crapulerie qui ne manquera pas de se vérifier dans les personnalités « intérieures » touchant maître Aliboron. Car Fréron, père ou fils, rime avec « fripon », dans la cinquième strophe des Fr..., qui reprend une des attaques lancées par Voltaire dans sa comédie de L’Écossaise :

     Lorsqu’au drame de Monsieur Hume
On baffouait certain fripon,
Le parterre, dont la coutume
Est d’avoir le nez assez bon,
Se disait tout haut, Je présume
Qu’on a voulu peindre Fr.....992

Or, s’indigne l’auteur des Avis, lorsqu’il gratifie « ce malheureux Frélon » de « l’épithète de fripon », l’« ame pleine de candeur » du « traducteur de l’Ecossoise » « ignore peut-être tous les différens traits qui constituent le fripon, & qui le font connoître ». Il va donc lui en donner « une légère idée des plus ordinaires » :

‘Un fripon est un homme qui abuse de la confiance de ses amis pour leur emprunter & ne leur pas rendre.
Un fripon est un homme qui dépense beaucoup au delà de son revenu, & qui par là se met dans le cas de faire tort à tous ceux qu’il emploie ?
Un fripon est encore un homme qui vendroit le même ouvrage en Hollande & en France, & qui feroit accroire à chacun des libraires en particulier qu’il est le seul auquel il ait vendu son manuscrit993.’

Tel croyait le disculper qui renforce l’accusation, si l’on en croit du moins les allégations des pamphlétaires : Fréron n’a-t-il pas « fait faire il y a douze à quatorze ans deux cents paires de souliers pour envoyer aux îles ; l’envoi a été fait effectivement ; il en a reçu l’argent, et le doit encore au cordonnier » ? Attitude tristement banale de la part d’une telle espèce : « C’est M. de Caux qui a fait les extraits de toutes les tragédies dont l’Année littéraire a fait mention, jusqu’à Iphigénie en Tauride exclusivement, temps auquel il s’est brouillé avec Fréron parce que Fréron ne le payait pas994 ». D’ailleurs le Pauvre Diable n’est-il pas lui-même l’innocente victime de ce fripon ?

Triste & honteux, je quittai mon Pirate,
Qui me vola, pour fruit de mon labeur,
Mon honoraire en me parlant d’honneur995.

Palissot ne vaut pas mieux, qui a « volé [s]es associés au privilege des Gazettes étrangères », qui a « volé une caisse qui [lui] étoit confiée », qui enfin a « fait banqueroute996 »... Accusations qui ne font que rappeler celles que l’auteur des Quand avaient déjà développées :

‘Quand on a fait une banqueroute constatée & circonstanciée dans un Mémoire imprimé de l’Auteur des Cacouacs, quand on a fait plusieurs vols, ou secrets ou publics, quand entre autres on a volé à ses Associés leur part du Privilége des Gazettes Etrangères, on ne doit pas faire dire à un Valet qui vole son Maître, je deviens Philosophe, 1°. parce qu’on ne doit pas dire une bêtise, 2°. parce qu’on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu997.’

Mais c’est bien entendu Fréron qui, par ses malversations, colle le plus étroitement à la définition du fripon qui figure dans les Avis : on sait en effet que « pour vivre il s’était associé avec des fripons au jeu ; qu’ils avaient des dés pipés, et qu’une nuit ils gagnèrent quarante louis au procureur Laujon, dans la rue des Cordeliers. Ce fait, ainsi qu’un autre de cette nature, est rapporté en termes couverts dans l’Observateur littéraire de l’abbé Laporte, année 1758, tome II, page 319 ». Mais ces petites arnaques ne sont rien à côté des procédés dont il use avec les libraires : après avoir obtenu qu’on lui rende ses feuilles, suspendues à cause des « personnalités offensantes » qu’il y avait répandues contre milord Bolingbroke,

‘Il les continue jusqu’en 1754, sous le titre de Lettres sur quelques écrits de ce temps. Il avait fait un traité avec le libraire Duchesne. Il traita sous main avec le libraire Lambert ; et, sans se mettre en peine de son marché avec Duchesne, il ôta ces feuilles à ce dernier. Il y a un mémoire imprimé où Duchesne se plaint de cette friponnerie de Fréron.’

Encore ne tarde-t-il pas à se brouiller également avec Lambert, qui rapporte aussi « tout au long » dans un mémoire « les friponneries de Fréron998 ».

Dans le cas de Palissot, la friponnerie s’allie à l’impiété. L’auteur des Quand explique ainsi que

‘Quand on déchire tous les jours sans pudeur & sans ménagement la Religion & tout principe des moeurs, quand dans un repas on a fait abjurer le Christianisme à un homme entre deux vins, quand on s’est fait un jeu de le forcer à blasphémer & insulter la Divinité, on ne doit pas taxer d’impiété des Philosophes exempts de superstition, mais qu’il est téméraire d’accuser d’irréligion, qui parlent de la Divinité avec respect, & qui, s’ils n’ont pas l’hypocrisie de Palissot, en ont aussi peu la licence999.’

Comme l’auteur des Anecdotes sur Fréron « ne veu[t] dire que ce qu’[il] sai[t] bien certainement », il ne rapportera pas « tout ce qu’on [lui] a raconté » des « friponneries, vols et sacrilèges » que Fréron a pu commettre « lorsqu’il portait l’habit de jésuite ». Certains faits cependant ne trompent pas, qui en disent long sur la débauche à laquelle peut s’abandonner ce personnage : le « chirurgien Morand », accessoirement son censeur, ne l’a-t-il pas « guéri d’un mal vénérien » ? Que dire enfin de son « mariage avec sa nièce » ?

‘Sa nièce est de Quimper-Corentin comme lui ; c’est la fille d’un huissier. Elle vint à Paris, il y a treize ou quatorze ans, et fut mise en qualité de servante chez la soeur de Fréron. Je l’ai vue balayer la rue devant la boutique de sa tante. Le mauvais traitement qu’elle recevait chez cette même tante engagea Fréron, qui demeurait avec sa soeur, à en sortir, et à prendre avec lui, dans une chambre garnie, rue de Buci, la petite fille avec laquelle il était en commerce ; quelque temps après, Fréron prit des meubles. Sa nièce devint sa gouvernante ; il lui fit deux enfants ; pendant la grossesse du second, il se maria par dispense.’

Il ne faudrait pourtant pas croire trop vite à la grandeur d’âme de Fréron. Selon M. Royou, avocat au parlement de Rennes, et cousin de Fréron, ce mariage amène à Fréron « vingt mille livres de dot ». Que croyez-vous qu’il en fit ? « Trois jours après les noces, M. Fréron jugea à propos d’aller à Brest, où il dissipa cette somme avec des bateleuses » ! Et la pauvre femme n’a échappé aux « mauvais traitements » de sa tante que pour tomber entre les mains d’un tel homme :

‘Arrivé à Paris, il n’en agit pas mieux avec elle. Ma soeur, après deux ans de patience, se plaignit à mon père, qui m’ordonna de me rendre incessamment à Paris pour m’informer si ma soeur était aussi cruellement traitée qu’elle le lui marquait. Alors Fréron chercha et tenta tous les moyens de me perdre. [...]’ ‘Comme il faisait le métier d’espion, il ne négligea rien pour obtenir, par le moyen de..., une lettre de cachet pour me faire renfermer1000.’

On n’en attendait pas moins de la part de celui que Voltaire avait pu porter sur le théâtre comme félon et délateur !

Fréron n’est pourtant pas allé jusqu’à « prostituer sa femme », contrairement à Palissot :

‘Quand on a prostitué sa femme à Nancy & à Paris, & qu’on l’a fait renfermer lorsqu’elle n’a plus été lucrative, on ne doit pas accuser les Philosophes de n’être ni Amans, ni Maris ; on ne doit pas leur reprocher de préférer l’intérêt sordide aux penchants les plus doux & les plus sacrés ; calomnies noires & atroces démenties par leurs actions & par leurs ouvrages.
Quand on a poussé la lubricité ...... la scélératesse ...... la plume me tombe des mains. Les Parents de Palissot, & ses Amis, s’il en a, sçavent ce que je pourrais dire, & me trouveront bien modéré1001.’

Ce dernier paragraphe l’illustre, on n’en a pas fini d’énumérer les traits qui caractérisent l’ignominie de l’adversaire. Ces points de suspension tout comme les « etc. » que l’on trouve dans d’autres pamphlets suggèrent combien la liste déjà fort longue des turpitudes “ pourrait ” être allongée à l’envi. C’est alors tout logiquement au futur que Morellet envisage, sur le mode prophétique de sa Vision, les suites de telles révélations :

‘ET lorsqu’on aura remué les ordures de ta vie, on s’étonnera de te voir devenu tout à coup l’Apôtre des moeurs & le défenseur de la Religion, & on demandera comment un homme qui n’a ni Religion, ni moeurs, ni probité, ose-t-il parler de probité, de moeurs & de Religion, & tu répondras que la foi couvre la multitude des péchés, & qu’il vaut mieux être frippon qu’incrédule & crapuleux que Philosophe, & on trouvera ta réponse bonne [...]1002.’

Les personnalités relatives au caractère ou aux moeurs de l’adversaire se présentent ainsi sous la forme d’une succession d’anecdotes, que l’auteur s’emploie à faire passer pour véridiques1003, en ménageant toujours une perspective ouverte. Si la liste des méconduites peut ainsi être prolongée, le lecteur est dès lors invité à imaginer le pire. Le procédé rejoint celui de la prétérition que nous avons notamment rencontré, dans les Anecdotes sur Fréron, lorsque l’auteur, soucieux de ne dire que ce qu’il sait « bien certainement », préfère passer sous silence certaines accusations qu’il laisse néanmoins entrevoir au lecteur (« friponneries, vols et sacrilèges »). Significativement d’ailleurs, ce pamphlet, rédigé en 1760, se trouve augmenté d’un « supplément » à partir de 1769. Ces suites possibles peuvent enfin être brandies comme une menace, ainsi qu’on l’observe par exemple à la fin du Contrepoison des feuilles : si Fréron « répond à cette Lettre, la réplique est toute prête, elle sera un peu plus assénée ; je lui fais grace pour le présent de certaines Anecdotes, qui ne mettront pas les Rieurs de son côté, s’il m’engage à le célébrer une seconde fois1004 ».

Ces anecdotes se veulent en tout cas édifiantes, en ce qu’elles sont censées révéler le “ véritable ” caractère de l’adversaire, et se trouvent intégrées dans un discours à prétention démonstrative. De ce point de vue, ces recueils de personnalités apparaissent comme l’envers exact du genre de l’éloge. Selon l’Encyclopédie en effet,

‘dans un éloge académique on a deux objets à peindre, la personne & l’auteur : l’une & l’autre se peindront par les faits. Les réflexions philosophiques doivent sur-tout être l’ame de ces sortes d’écrits ; elles seront tantôt mêlées au récit avec art & brièveté, tantôt rassemblées & développées dans des morceaux particuliers, où elles formeront comme des masses de lumiere qui serviront à éclairer le reste. Ces réflexions séparées des faits, ou entre-mêlées avec eux, auront pour objet le caractere d’esprit de l’auteur, l’espece & le degré de ses talens, de ses lumieres & de ses connoissances, le contraste ou l’accord de ses écrits & de ses moeurs, de son coeur & de son esprit, & sur-tout le caractere de ses ouvrages, leur degré de mérite, ce qu’ils renferment de neuf ou de singulier, le point de perfection où l’académicien avoit trouvé la matiere qu’il a traitée, & le point de perfection où il l’a laissée, en un mot, l’analyse raisonnée des écrits [...].’

Si la construction rhétorique des textes que l’on a pu étudier n’est pas sensiblement différente de celle des éloges (on retrouve bien en effet ce mélange de « réflexions » et de « faits » allégués à l’appui), si leurs « objets » semblent identiques (décider du « caractere d’esprit de l’auteur », de l’« espece » et du « degré » de ses « talens », « lumières » et « connoissances », du rapport à établir « de ses écrits & de ses moeurs »), la perspective est rigoureusement inverse : il s’agit non pas d’encenser l’autre, mais de le dénigrer ; non pas de le proposer comme exemple à suivre, mais comme repoussoir à fuir.

L’auteur de l’article Éloge signale en outre que « ces éloges étant historiques », ils « sont proprement des mémoires pour servir à l’histoire des Lettres : la vérité doit donc en faire le caractere principal. On doit néanmoins l’adoucir, ou même la taire quelquefois, parce c’est un éloge, & non une satyre, que l’on doit faire ; mais il ne faut jamais la déguiser ni l’altérer ». Mais précisément, lorsque la forme de l’éloge est détournée à des fins de « satyre », le scrupule de « vérité » tient-il encore ? Quelle place accorde-t-on à la calomnie ? Tout comme, dans les éloges, il convient parfois d’« adoucir » la vérité, les pamphlétaires devraient-ils de même se retenir dans l’exposé complaisant des noirceurs, réelles ou supposées, de l’adversaire ? Autrement dit : tous les coups sont-ils permis ?

Notes
988.

 Dialogues chrétiens, p. 362.

989.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, pp. 14-15.

990.

 Lettre de Gérofle à Cogé, p. 370.

991.

 Anecdotes sur Fréron, p. 385.

992.

 Les Fr..., p. 279.

993.

 Les Avis, pp. 14-15.

994.

 Anecdotes sur Fréron, pp. 390-391 et 388-389.

995.

 Le Pauvre Diable, p. 60.

996.

 La Vision de Charles Palissot, pp. 16-17.

997.

 Les Quand, adressés au S r  Palissot, p. 129.

998.

 Anecdotes sur Fréron, pp. 386 et 387-388.

999.

 Les Quand, adressés au S r  Palissot, p. 129.

1000.

 Anecdotes sur Fréron, pp. 385, 392, 390 et 391-392.

1001.

 Les Quand, adressés au S r  Palissot, pp. 129-130.

1002.

 La Vision de Charles Palissot, pp. 17-18.

1003.

 Sur cette question, voir plus loin, § 3.

1004.

 Le Contrepoison des feuilles, p. 20.