a. La Démultiplication Des Instances Énonciatives

En raison notamment du régime de (relatif) anonymat qui caractérise les pamphlets, le système de l’énonciation explore toutes les stratégies de l’indirect. Or selon les textes, le schéma énonciatif présente des degrés variables de complexité, qu’il faut mettre en relation avec les genres auxquels ils se rattachent. C’est ainsi que l’on pourra, par exemple, distinguer les formes à une seule voix des formes polyphoniques.

Les récits, mémoires et autres relations sont en principe assumés par un énonciateur unique. Dans ce cas simple, qu’illustrent notamment la Relation... du jésuite Berthier, l’Avis utile ou premier mémoire sur les Cacouacs, ou encore le Sentiment des citoyens (contre Rousseau), le schéma de la communication met en jeu un couple : l’énonciateur, le plus souvent anonyme, s’adresse à un destinataire lui-même anonyme, qui correspond à la place que le lecteur est censé occuper. C’est ainsi que, dans l’Avis utile, le locuteur recourt à des tournures impersonnelles (« On exhorte ceux qui voyageront vers cette contrée, à se munir de bonnes armes offensives »), pour inciter le lecteur à la prudence devant des ennemis aussi redoutables que les Cacouacs : « Plus vous les voyez affecter de graces, de gaieté, de vivacité, plus vous devez vous en défier1031 ».

On retrouve une situation d’énonciation semblable dans cette autre forme de narration satirique qui consiste dans la collection d’anecdotes, représentée par exemple par les Anecdotes sur Fréron, même si, en l’occurrence, le titre du pamphlet confère une (vague) identité au destinateur et au destinataire, en même temps qu’il justifie l’entreprise de rédaction du texte : ces anecdotes sont en effet « écrites par un homme de lettres à un magistrat qui voulait être instruit des moeurs de cet homme ».

Lorsqu’on a affaire à un discours, le destinateur et le destinataire peuvent également être identifiés même si, ici encore, derrière ce dispositif purement fictionnel se dissimule un axe qui irait du pamphlétaire à son lecteur. Si, dans le Rescrit de l’empereur de la Chine, seul le destinateur de ce discours apocryphe est nommément désigné, l’identité des deux instances postulées par le discours se trouve précisée dans le Plaidoyer de Ramponeau prononcé par lui-même devant ses juges, par exemple. On pourrait en dire autant du Discours du patriarche des Cacouacs pour la réception d’un nouveau disciple, qui ouvre le Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs 1032.

Le jeu de l’énonciation se fait en revanche plus complexe lorsque le texte présente plusieurs énonciateurs. C’est notamment le cas des dialogues, qui mettent en scène plusieurs interlocuteurs. Le Russe à Paris adopte ainsi la forme d’un « dialogue » à deux voix : en cette année 1760, le Russe s’inquiète des affaires militaires qui opposent la France et l’Angleterre ; le Français explique alors que « Nous avons à Paris de plus grandes affaires », et évoque les « nobles querelles » lancées par les anti-philosophes (Chaumeix, Berthier, Trublet et, bien entendu, Pompignan), à la grande surprise du Russe, qui avoue n’en avoir entendu parler « en aucun lieu du monde1033 ». De même, les Dialogues chrétiens comportent deux dialogues : le premier, qui place face à face un « prêtre » et un « encyclopédiste », met en évidence les procédés employés par les jésuites pour contrecarrer l’entreprise encyclopédique, tout en les discréditant à travers les réactions d’un jésuite fanatique et malhonnête ; le second, qui réunit le même « prêtre » et un « ministre protestant », dénonce le complot que trament les hommes d’église, et brocarde tour à tour le jésuite fanatique et le protestant cupide. Les interlocuteurs sont parfois nommément désignés, comme dans ce Dialogue entre MM. Le Franc & de Voltaire, qui se développe à partir de l’argument suivant :

‘M. de V. ennuyé du séjour des Délices, veut venir à Paris. Le peu d’amis qui lui restent n’ayant pû obtenir son retour en France, il a enfin recours à M. Le F. Il vient chez lui le prier d’employer les protecteurs puissans qu’il a à la Cour, & lui offre son amitié1034.’

Signalons par ailleurs que certains pamphlets présentent des formules intermédiaires. La Vanité met en scène un dialogue entre un interlocuteur anonyme et un « petit Bourgeois d’une petite Ville », dont les « gros yeux pétillent de fureur » (reconnaissons Pompignan), puis se développe sur le mode d’une narration émaillée de commentaires, l’articulation entre ces deux moments du texte étant marquée par ces vers :

Ainsi, nouveau venu sur les rives de Seine,
Tout rempli de lui-même, un pauvre energumène,
De son plaisant délire amusoit les passans1035.

En outre, la première Anecdote sur Bélisaire s’ouvre par une violente diatribe, au cours de laquelle « frère Triboulet » s’en prend à Marmontel, avant d’amorcer une narration qui accueille aussi des éléments de dialogue. Plus généralement, les relations et mémoires accordent de même une large place aux discours prétendûment rapportés des adversaires qu’ils brocardent, qu’il s’agisse des paroles du rédacteur du Journal de Trévoux dans la Relation... du jésuite Berthier, ou de celles de maître Abraham dans le Mémoire pour Abraham Chaumeix. Signalons enfin la situation originale d’un texte comme Les Avis, dans lequel le locuteur anonyme se propose d’instruire le procès des querelles des Philosophes et de L’Écossaise, en donnant tour à tour la parole à « Messieurs Diderot & d’Alembert », à « monsieur Palissot », au « traducteur de l’Ecossoise », enfin à « Monsieur Fréron » :

‘Messieurs, ne parlez pas tous à la fois : que chacun expose ses raisons, je vous dirai ensuite sincérement mon avis : si vous le trouvez juste, vous en profiterez ; s’il est contraire à votre façon de penser, vous le rejetterez1036.’

Mais c’est le genre épistolaire qui offre la possibilité la plus large de mettre en place un schéma énonciatif élaboré. On observe alors dans nos textes plusieurs degrés de complexité. Dans les Lettres à M. de Voltaire sur la Nouvelle Héloïse par exemple, la situation est assez simple. Comme l’indique le titre, les lettres sont adressées « à M. de Voltaire » par un énonciateur qui signe la première et assume les suivantes, le marquis de Ximenès. Se forme alors un schéma ternaire : l’énonciateur (Ximenès) s’adresse à un destinataire apparent (M. de Voltaire), mais aussi au destinataire réel du pamphlet qu’est le lecteur.

La troisième lettre présente toutefois un schéma différent. Le destinataire apparent est Rousseau lui-même, comme en témoignent les apostrophes1037. Mais il reste que la lettre est, comme les autres, adressée à Voltaire, si bien que le schéma comporte, dans cette troisième lettre, quatre partenaires.

La Lettre au docteur Pansophe semble adopter un schéma identique à celui de la première des Lettres sur la Nouvelle Héloïse, puisque l’énonciateur désigné (V***) s’adresse à un destinataire apparent (Rousseau), auquel se substitue le destinataire réel (le lecteur). Pourtant, dans le cours de la lettre, on observe ponctuellement un glissement des indices personnels : aux formes de la deuxième personne succèdent celles de la troisième personne, celui à qui l’on parle devient celui dont on parle, et la lettre rejoint la narration (nous soulignons) :

‘Au reste, docteur, si on ne vous a pas élevé de statues, on vous a gravé ; tout le monde peut contempler votre visage et votre gloire au coin des rues. Il me semble que c’en est bien assez pour un homme qui ne veut pas être philosophe, et qui en effet ne l’est pas. Quam pulchrum est digito monstrari, et diceri : Hic est ! Pourquoi mon ami Jean-Jacques vante-t-il à tout propos sa vertu, son mérite et ses talents ?’

Un autre glissement se produit lorsque V***, s’adressant de nouveau au docteur Pansophe, retranscrit l’ultime confession de Jean-Jacques, parvenu à l’article de la mort :

‘Enfin, lorsque [...] vous sentirez les approches de la mort, vous vous traînerez à quatre pattes dans l’assemblée des bêtes, et vous leur tiendrez, ô Jean-Jacques, le langage suivant :
« Au nom de la sainte vertu, Amen. [...]1038 »’

La lettre intègre alors le discours supposé de Jean-Jacques à l’« assemblée des bêtes ».

On voit donc que les pamphlets jouent de la démultiplication des instances énonciatives, chacun des schémas que nous avons définis étant en outre susceptible d’être combiné à un autre. De telles variations font ainsi apparaître une dilution de l’instance énonciatrice, assumée non plus systématiquement par un énonciateur unique, mais par deux ou plusieurs personnages. Au-delà de la manifestation de la prudence d’un auteur qui, au coeur de la controverse qu’il suscite, éprouve le besoin d’avancer masqué, une telle mise en scène de l’énonciation apparaît bien comme un élément de stratégie. Les schémas ternaires que nous avons pu identifier tendent en effet à faire du lecteur un tiers, explicitement exclu, mais implicitement inclus dans le jeu de la communication. Ce tiers se trouve en position de spectateur d’un débat controversé auquel il assiste, peut-être sceptique, certainement amusé, le ressort de l’efficacité du pamphlet reposant sur le jeu imbriqué du principe de raison et du principe de plaisir.

Notes
1031.

 Avis utile, pp. 18 et 17.

1032.

 Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs, pp. X et suiv.

1033.

 Le Russe à Paris, p. 26.

1034.

 Les Nouveaux Si et Pourquoi, suivis d’un dialogue en vers entre MM. Le Franc & de Voltaire, parodie de la scène V du deuxième acte de la tragédie de Mahomet, p. 17.

1035.

 La Vanité, p. 45.

1036.

 Les Avis, p. 3.

1037.

 Par exemple, « maître Jean-Jacques » (p. 404), « mon doux ami » (pp. 405-407), etc.

1038.

 Lettre au docteur Pansophe, pp. 836 et 387.