b. Lieux Communs De L’énonciation

Si le dispositif énonciatif des pamphlets présente une telle démultiplication de ses instances, qui met en évidence la variété qui caractérise nos textes, on observe néanmoins un certain nombre de constantes dans la définition de l’énonciateur, lorsqu’il ne reste pas dans le pur et simple anonymat. Ces “ lieux communs ” de l’énonciation sont alors révélateurs de certains “ types ” de stratégies élaborées par les pamphlétaires.

Certains pamphlétaires mettent ainsi en exergue la figure de l’observateur extérieur, qui jette sur les querelles un regard distancié. On retrouve là le topos de l’homme retiré du monde qui, depuis sa retraite, profère un jugement de bon sens. Ainsi de l’auteur prétendu de la Lettre de M. de *** à M. Fréron sur le mot ENCYCLOPÉDIE du Dictionnaire qui porte ce nom :

‘IL y a douze ou quinze ans, Mr, que j’ai quitté Paris, & que j’habite la campagne. Le goût des Arts & des Sciences me rend ma retraite agréable. Dans plusieurs livres & dans quelques lettres que je reçois de temps en temps de la Capitale, il n’est question que de Philosophie, de Philosophes, d’Encyclopédie, d’Encyclopédistes. Je vois évidemment qu’une nouvelle manière de penser & d’exister s’est emparée de toutes les têtes Françoises, & que les idées que j’ai eues jusqu’à présent sont d’une absurdité à me faire regarder comme un imbécille, un Ostrogoth, un être digne de mépris, ou tout au moins de commisération1039.’

Alors que les idées véhiculées par les philosophes se sont apparemment répandues au point d’être devenues une sorte de norme de pensée, Fréron met ainsi en scène ce personnage de gentleman farmer, qui se trouve à une distance suffisante des lieux de la polémique pour s’étonner des remous suscités par ces querelles et, s’avouant ignorant et imbécile, en tout cas quelque peu “ dépassé ” par les progrès fulgurants des Lumières, faire valoir, en contrepoint, sinon un jugement objectif et dépassionné, du moins ce que l’on pourrait appeler la sagesse du bon sens. Une telle position en retrait ne signifie naturellement pas que l’observateur extérieur soit lui-même impartial. On voit en effet comment, chez Fréron, ce personnage est le support d’un discours ironique sur l’Encyclopédie. Mais il arrive aussi que l’observateur revendique un sentiment d’indignation. L’éditeur de la Contre-prédiction au sujet de la Nouvelle Héloïse fait ainsi état des réactions de certains lecteurs de la « Prédiction qui a paru contre la Nouvelle Héloïse », présentée comme « une des plus outrées satyres de ce siécle ». C’est ainsi que ces lecteurs

‘ont pensé, qu’ils doivent venger Mr. Rousseau ; ils ont été plus sensibles que lui, aux traits, qui ont été lancés contre son Roman ; nous choisirons parmi plusieurs écrits, qui nous ont été addressés à ce sujet, une espece de Contre-prédiction, très propre en effet de remplir leur objet, & à répondre à nos vûes1040.’

Cette réponse à la Prédiction sur la Nouvelle Héloïse tire donc une partie de sa force du fait qu’elle est censée émaner, non de l’intéressé lui-même, mais de l’un de ses nombreux partisans, révolté par l’injustice qui lui est faite.

Un autre lieu commun consiste à mettre en scène le personnage de la victime repentante. Si, comme nous l’avons vu avec Fréron, les idées philosophiques ont pu devenir le fonds commun de pensée du vulgaire, il existe par bonheur des hommes qui, quelques temps aveuglés, sont revenus de leurs égarements. Ainsi de l’auteur présumé du Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, qui justifie la rédaction de son texte par l’insatisfaction qu’il a ressentie à la lecture de l’Avis utile, ou premier mémoire sur les Cacouacs, publié dans le Mercure de France d’octobre 1757, qui « ne donne qu’une notion très-imparfaite de cette Nation », alors qu’« il est très-important pour le bien de la Société qu’on la connoisse à fonds » :

‘J’ai vécu pendant quelques tems avec les Cacouacs. Je fus d’abord leur prisonnier ; ils me naturaliserent ensuite ; je devins leur frere ; &, si le charme eût été un peu plus fort, j’aurois pû parvenir chez eux aux plus grandes Dignités. Mais bien me prit de n’avoir été ensorcellé qu’à demi, & mieux encore de trouver mes libérateurs dans une Nation leur ennemie. Je puis au moins parler sçavamment de leurs principes, de leurs moeurs, & même de leur magie. Peut-être les ferai-je mieux connoître que l’Auteur dont je prends la liberté de combattre la rélation. La maniere dont ce peuple a vécu avec moi, m’a donné sur tout cela des lumieres que ne peuvent avoir ceux qui ne le connoissent que par ouï-dire.’

Le contenu du pamphlet se trouve dès lors garanti par la caution personnelle que lui confère son auteur : « comme je ne pourrois que rapporter ce que j’ai vu, j’aime mieux raconter ici en peu de mots, par quelle avanture je tombai entre leurs mains, ce qui m’arriva parmi eux, & comment j’échappai aux desseins qu’ils avoient formé sur moi ». Surtout, ce témoignage de la victime revenue de ses erreurs est une nouvelle fois l’occasion de dénoncer non seulement les principes funestes des philosophes, mais aussi l’emprise qu’ils exercent sur les esprits, ici comparée à un phénomène magique : « J’observerai seulement que la preuve la plus forte que je puisse donner de la magie qui m’avoit aliéné l’esprit, est que pendant plus de six mois je crus tout ce que me dirent les Cacouacs, je suivis leurs usages, & j’adoptai leurs moeurs1041 ».

L’exposé des manoeuvres sournoises de l’adversaire peut enfin être assumé par l’adversaire lui-même, dont on met en scène les discours audacieux, ou dont on recueille les aveux repentants. C’est ainsi que, nous l’avons vu, le Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs, qui repose tout entier sur un dispositif ironique, s’ouvre par un Discours du patriarche des Cacouacs pour la réception d’un nouveau disciple, qui expose complaisamment les principes que l’on dénonce chez les philosophes. On observe le même phénomène toutes les fois que les pamphlets retranscrivent les propos supposés avoir été tenus par l’adversaire, qu’il s’agisse de la “ confession1042 ” de Rousseau devant l’« assemblée des bêtes », ou encore des aveux du jésuite Berthier. Berthier vient de succomber aux émanations délétères du Journal de Trévoux, le 12 octobre, à cinq heures et demie du soir. Le saint homme se manifeste pourtant le 14 octobre à « frère Ignace Garassise, petit-neveu de frère Garasse ». Cette « apparition », relatée par Garassise, est l’occasion pour Berthier de mettre en garde, depuis son purgatoire, le continuateur du Journal de Trévoux, en se livrant à une salutaire autocritique :

‘( O mon fils ! dit frère Berthier d’une voix lugubre, que vous êtes dans l’erreur ! Hélas le Paradis ouvert à Philagie est fermé pour nos pères ! ( Est-il possible ? fis-je. ( Oui, fit-il, gardez-vous des vices pernicieux qui nous damnent ; et surtout, quand vous travaillerez au Journal de Trévoux, ne m’imitez pas ; ne soyez ni calomniateur, ni mauvais raisonneur, ni surtout ennuyeux, comme j’ai eu le malheur de l’être, ce qui est de tous les péchés le plus impardonnable1043. »’

Qu’ils convoquent la figure de l’observateur extérieur, celle de la victime repentante, ou encore celle de l’adversaire lui-même, les pamphlétaires recourent à autant de stratégies qui visent à jeter le discrédit sur l’adversaire, de l’extérieur comme de l’intérieur. L’entreprise est d’autant plus efficace que l’adversaire en personne se trouve mis en scène, et dépeint dans ses tribulations.

Notes
1039.

 Lettre de M. de *** à M. Fréron sur le mot ENCYCLOPÉDIE du Dictionnaire qui porte ce nom, p. 243.

1040.

 Contre-prédiction au sujet de la Nouvelle Héloïse, pp. LXX-LXXI.

1041.

 Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, pp. 2-3, 22 et 84-85.

1042.

 Lettre au docteur Pansophe, pp. 837-839.

1043.

 Relation... du jésuite Berthier, p. 344.