c. Les Tribulations De L’ennemi

Une des vertus de la comédie satirique consiste à représenter sur le théâtre des personnages incarnant ses adversaires, dont on invente les discours et dont on met en scène les actions. Ces procédés sont également ceux qui sont employés dans la fiction romanesque, qui confère aux personnages des caractères, des pensées et des actes. Se fondant sur de semblables principes, nos pamphlets vont également “ mettre en fiction ” les faits et gestes de l’ennemi, dans des circonstances variées qui, d’un texte à l’autre, seront plus ou moins développées. La vie de l’ennemi se trouve dès lors reconstruite par le biais de fictions polémiques.

Certains pamphlets se limitent à opérer quelques “ coups de sonde ” dans la vie de l’adversaire. C’est ainsi, par exemple, que la quatrième Lettre sur la Nouvelle Héloïse relate les démêlés de Rousseau avec les musiciens de l’Opéra :

‘     MONSIEUR,

Je frémis pour notre ami Jean-Jacques, je tremble pour ses jours. Il est vrai que le clergé, la noblesse, le parlement, et les dames même, n’ont fait que rire de ses injures et de ses systèmes ; heureusement même pour lui, l’ennui que causent ses six volumes est si prodigieux que bien des gens, qui auraient remarqué ses petites témérités, ont mieux aimé laisser là le livre que de rechercher l’auteur. Mais hier il arriva du scandale.
Jean-Jacques, passant dans la rue près de l’Opéra, fut arrêté par cinq ou six virtuoses de l’orchestre, qui le traitèrent un peu rudement ; il se sauva dans une maison dont la porte était ouverte, et grimpa à un de ces cinquièmes étages où il dit qu’on apprend mieux qu’ailleurs à connaître les moeurs de la ville. Les violons montèrent après lui ; Jean-Jacques se réfugia dans une chambre assez dérangée, où il trouva une dame penchée négligemment sur un canapé un peu déchiré1044.’

On voit comment sont mises en place les circonstances qui fournissent au lecteur le théâtre de la scène burlesque qui va suivre : les données spatio-temporelles (« hier », « dans la rue près de l’Opéra »), les personnages en présence (les violons de l’Opéra, l’ami Jean-Jacques et cette dame qui n’est autre que celle « chez laquelle il s’était consolé des tourments de l’absence, et de chez qui il avait rapporté en Suisse les principes secrets de ce qu’il appelle la petite vérole »), enfin le contexte de l’action (la manière peu flatteuse avec laquelle Rousseau-Saint-Preux a pu évoquer la musique française dans La Nouvelle Héloïse 1045).

C’est d’une manière analogue que Fréron met en place les circonstances de l’« une des plus mémorables batailles dont l’Histoire Littéraire fasse mention », qui « se donna au Parterre de la Comédie Françoise », le « Samedi 26 de ce mois, sur les cinq heures & demie du soir1046 ». Il s’agit bien entendu de la première représentation de L’Écossaise, dont Fréron relate le déroulement sous la forme d’un récit de guerre, mentionnant les mouvements de l’« Avant-Garde », de l’« aîle droite », de la « gauche », enfin de l’« arrière-garde », évoquant les préparatifs de la bataille, la position en retrait des « graves Sénateurs de la République des Philosophes » attendant avec anxiété aux Tuileries les nouvelles du front que leur apporte l’aide de camp Mercure-Marmontel, « exilé de l’Olympe & privé de ses fonctions Périodiques », enfin l’heureux dénouement des opérations.

De tels épisodes de la vie de l’adversaire sont ainsi développés à la manière de ces collections d’« anecdotes » que nous avons déjà rencontrées. Signalons que les pamphlétaires évoquent avec prédilection les épisodes ultimes, qui leur fournissent la possibilité de dresser le bilan des échauffourées qui ont pu scander leurs querelles. Ainsi des Adieux de Palissot qui part pour le Royaume du Pont, dans lesquels les adieux proprement dits sont précédés d’un dialogue entre Palissot et les philosophes qui scelle leur réconciliation, avant que Palissot fasse état des projets qu’il compte mener à bien une fois dans ledit Royaume, et dresse, avant de partir, le bilan des griefs qu’il reproche aux philosophes au cours de la querelle suscitée par sa comédie de 1760. C’est également l’heure des bilans pour Berthier, qui fait le point sur les turpitudes de sa vie dans la « confession » qui précède ses adieux définitifs au monde1047.

Mais certains pamphlets embrassent une perspective plus vaste, et se proposent de retracer dans son intégralité la vie de l’adversaire, comme l’illustre par exemple le Mémoire pour Abraham Chaumeix. En effet, après avoir réfuté, sur un mode ironique, les « trois points d’accusation contre Abraham Chaumeix », qui sont « 1. qu’il a été Jésuite. 2. Qu’il est sorti pour être espion de la Police & de la Société de Jesus. 3. Qu’il ne fait que prêter son nom à toutes les calomnies que les Jésuites répandent contre l’Encyclopédie », l’auteur focalise d’abord son attention sur une scène, dans une sorte de prolepse : le « Saint Pontife de Rome [...] a braqué du haut de son trône ses lunettes prophétiques sur Abraham Chaumeix [...]. Ses entrailles paternelles ont bondi de joïe, sa voix tremblante s’est affermie, & a convoqué le sacré Colége pour déférer à Abraham Chaumeix, les honneurs de la béatification de son vivant », en imposant silence à l’« Avocat du Diable » qui soutenait pourtant « que Chaumeix n’étoit qu’une machine d’imbécillité, mise en jeu par des fourbes & des fanatiques ». Suit alors le récit de cette béatification :

‘On dresse la Bulle de béatification à la Datterie : on va l’envoïer à Paris en triomphe : un Récollet ami de du Hayer, est choisi pour être la noble monture qui la doit porter en France : le Te Deum sera chanté dans l’Eglise de Notre-Dame de Paris ; il y aura à côté du maître Autel un Trône élevé pour Abraham Chaumeix ; un Ange lui mettra sur la tête la couronne d’innocence ; frere du Hayer, Soret, Moreau, le Batteux seront à ses pieds, tenant chacun en main un exemplaire des préjugés légitimes ; un Oratorien & un Doctrinaire, feront brûler de l’encens de Marseille, sous les nasaux du nouveau Béatifié. Il y aura trois jours d’illuminations dans toutes les rues de Paris, & le Commissaire a ordre de condamner à une grosse amende Messieurs Diderot & d’Alembert, s’ils oublient de faire illuminer leurs fenêtres & de prendre part à la solemnité1048.’

L’auteur aurait pu s’arrêter là, et se cantonner, comme dans les exemples que nous venons de mentionner, à l’évocation de cette scène fictive de la vie de l’adversaire. Mais il ne s’agit que de la première partie du pamphlet, qui évoque alors les « Principaux traits de la vie et des miracles d’Abraham Chaumeix ».

Il est d’abord question de l’enfance vinaigrière d’Abraham, qui lui vaut d’être considéré comme un oracle1049, puis de ses années de formations (« ses progrès furent très lents »...) qui le mettent « en état d’occuper la place du maître d’école que les Molinistes empoisonnérent à peu près vers ce tems-là1050 ». Nécessité faisant loi, et cet état nourrissant mal son homme, le voilà enfin colporteur... de l’Encyclopédie (qu’Abraham écrit Assiglopérie), ce qui lui vaut quelques démêlés, d’abord avec un magister de Cognac, puis avec « cinq à six mulletiers, roulliers de profession » qui voient d’un assez mauvais oeil la concurrence que leur fait « ce bour...reau de pédant ». Mais « c’étoit par le chemin des humiliations que la providence le conduisoit au faîte de la gloire ». Car dans sa déconfiture, Abraham reçoit l’apparition du diacre Pâris, dont il devient « le favori », et qui lui apporte « la fameuse boëte à perrette 1051 » dont les vertus lui permettent de « guérir [s]es blessures », d’« acquitter [s]es dettes », de se « délivrer de [s]a prison », enfin de se « conduire en triomphe à la Capitale ». Abraham devient dès lors le héraut du parti janséniste, aidé par « soixante Ecrivains, qui depuis trente ans escarmouchent avec les Jésuites », choisis « de longue main » par St. Pâris. Et c’est ainsi que les

‘soixante commis [...] travaillent comme des forçats ; les six presses d’Hérissant gémissent à la fois ; la réputation d’Abraham se répand parmi la canaille de Paris, & on quitte à la Cour l’ennuyeux Optimisme de Voltaire, pour s’amuser délicieusement avec les préjugés légitimes, dont il ne paroit encore que huit volumes, sous une heureuse épigraphe grecque dont voici le sens : long Ouvrage, mauvais Ouvrage 1052.’

Mais ces Préjugés légitimes ne sont rien : la « gloire » promise à Abraham appelle la consécration que lui confère l’« histoire de son Crucifiment1053 », rapportée dans la dernière partie du pamphlet. Voilà donc Abraham à son tour convulsionnaire, et l’auteur rapporte alors par le menu la cérémonie dont il a été le témoin, « le deuxiéme du present mois de Mars, [...] vers les six heures du soir, dans une maison de la rue St. Denis, vis-à-vis l’Eglise Saint Leu », et notamment le « discours sans liaisons oratoires, mais d’autant plus vehement » que profère Abraham crucifié1054, avant sa mort et sa non moins miraculeuse résurrection.

Un pamphlet comme le Mémoire pour Abraham Chaumeix présente donc une reconstruction polémique de la vie de l’adversaire : Abraham devient un personnage de fiction, dont les épisodes de la vie (réelle ou fictive) sont orchestrés, pour ainsi dire finalisés dans le sens de l’émergence d’un destin, ici providentiel (mais surtout polémique)1055. Mais une telle reconstruction, concentrée ici dans un seul pamphlet d’une vaste envergure, s’effectue aussi, ailleurs, à travers l’effet de série qui résulte de la succession de pamphlets mettant en scène le même personnage. C’est ce que l’on observe notamment dans les pamphlets dirigés contre Pompignan : Pompignan haranguant les passants1056 ; Pompignan « les yeux un peu égarés & le pouls élevé », en tout état de cause « mentis non compos 1057 » ; Pompignan lors de la bénédiction de son église1058 ; Pompignan devenu marquis1059 ; Pompignan rencontrant le petit fils de M. de Pouceaugnac, avant de se présenter devant le roi1060 ; etc. C’est donc à travers cette sorte de roman-feuilleton que, d’un pamphlet à l’autre, le lecteur est informé des tribulations de Moïse de Montauban qui, dans leurs convergences, contribuent à ériger une représentation polémique de cet anti-philosophe.

Notes
1044.

 Lettres sur la Nouvelle Héloïse, p. 407.

1045.

 L’épisode, quoique mis en scène d’une manière plaisante, repose, semble-t-il, sur des données véridiques. Le 12 décembre 1753, l’inspecteur d’Hémery note en effet dans son journal qu’à la suite de la publication de la Lettre sur la musique française, « Rousseau a peur d’avoir des coups de bâton de l’Orchestre de l’Opéra. Il n’ose plus marcher seul. Il se fait accompagner d’un Mousquetaire appellé M. Anselet, qui ne le quitte pas » (B.N.F., ms. fr. 22158, f° 196 verso).

1046.

 Relation d’une grande bataille, p. 209.

1047.

 Relation... du jésuite Berthier, pp. 339-343.

1048.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, pp. 4-5 et 12-14.

1049.

 On se souvient que les esprits d’Abraham Chaumeix, quelque peu troublés par les vapeurs du vinaigre, l’amenaient à proférer des « sons mal articulés » auxquels on « attribuoit un sens merveilleux & prophétique ». Sur ce point, voir notre chap. 1, § 2.2.

1050.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, p. 20.

1051.

 Nom donné à la caisse commune destinée à subvenir aux besoins des jansénistes. Voir C. Maire, De la cause de Dieu à la cause de la nation, pp. 131 et suiv.

1052.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, pp. 25, 28 et 32.

1053.

 Ibid., pp. 33 et suiv.

1054.

 Ibid., pp. 39-45. Un tel discours est, comme on l’imagine, riche de « révélations » que « l’esprit de St. Paris lui découvroit, pour le bien de l’Etat & de la Religion ». Nous aurons l’occasion d’y revenir : voir le § 3.

1055.

 On peut rapprocher ce phénomène de la définition que Camus, dans « Roman et révolte », propose du roman : « Qu’est-ce que le roman [...] sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin » (L’Homme révolté, coll. « Folio essais », pp. 324-325).

1056.

 La Vanité.

1057.

 Extrait des nouvelles à la main de la ville de Montauban en Quercy.

1058.

 Lettre de M. de l’Écluse à M. son curé ; Hymne chanté au village de Pompignan sur l’air de Béchamel.

1059.

 Lettre de Paris, du 28 février 1763.

1060.

 Relation du voyage de M. le marquis Lefranc de Pompignan depuis Pompignan jusqu’à Fontainebleau.