a. Le Système Des Renvois

Dans La Petite Encyclopédie, Chaumeix consacre un article à ce principe du « renvoi » que les encyclopédistes ont par ailleurs théorisé dans l’article « Encyclopédie » :

‘RENVOI. Dans un Dictionnaire, où l’on veut insérer beaucoup d’articles opposés aux anciens préjugés, qu’on est obligé de respecter encore, les Renvois sont merveilleux(1061c). « Prévus de loin & préparés avec addresse, ils ont la double fonction de confirmer & de réfuter, de troubler & de concilier. L’ouvrage entier en reçoit une force interne & une utilité secrette dont les effets sourds sont nécessairement sensibles avec le tems. Toutes les fois, par exemple, qu’un préjugé national mérite du respect, nous l’exposons à son article particulier respectueusement, avec tout son cortége de vraisemblance & de séduction ; mais nous renversons l’édifice de fange ; nous dissipons un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles, où des principes solides servent de base aux vérités opposées. Cette manière de détromper les Hommes, opère très-promptement sur les bons esprits, & elle opére infailliblement & sans aucune fâcheuse conséquence, secrettement & sans éclat, sur tous les Esprits. »’

Dans l’Encyclopédie, les renvois présentent le double avantage de conférer une certaine dynamique à la pensée, en rapprochant des développements nécessairement éloignés les uns des autres en raison de la disposition alphabétique de la matière traitée, mais aussi de faire jouer les opinions les unes contre les autres, dans une intention polémique évidente qui vise à « détruire » dans l’esprit du lecteur « l’impression produite par un article trop orthodoxe1062 ». Or un tel principe peut semble-t-il être transposé aux pamphlets, dans la mesure où il rend compte de la manière dont les attaques contre l’adversaire sont conduites, et caractérise à bien des égards l’organisation rhétorique qu’ils mettent en place. Que ces renvois soient explicites ou demeurent implicites, ils participent d’une “ économie ” du pamphlet qui fonctionne sur le mode du rappel et du martèlement. Nous distinguerons ainsi le système des renvois internes, qui s’organise à l’intérieur même du pamphlet, et celui des renvois externes tourné, au-delà du pamphlet, vers d’autres textes polémiques qui se rattachent à la même querelle, voire à d’autres querelles.

C’est ainsi que pour remédier à l’incertitude des allusions, le pamphlétaire ménage dans son texte une série d’échos, qui renvoient le lecteur moins à l’objet extérieur qu’il prend pour cible, qu’au pamphlet lui-même. Dès lors, le texte engendre ses propres repères. Ce remède, touchant la structure même du pamphlet, présente en outre l’avantage de pallier le risque de dispersion. Le pamphlétaire pose donc des jalons, et organise des micro-clôtures qui, assurant ses arrières, lui permettent de progresser. Pour voir ce système à l’oeuvre, il suffit par exemple d’observer le jeu des retours en arrière et des effets d’annonce dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse. Ainsi, dans la troisième lettre, après avoir complaisamment énuméré les indélicatesses de Jean-Jacques à l’égard des Français, Voltaire-Ximenès s’adresse à lui en ces termes :

‘Que dis-je ? Hélas ! on ne va se fâcher que trop ; cachez-vous vite, ou partez. Pauvre malheureux1063 !’

Cette pierre d’attente ainsi posée prépare la quatrième lettre, qui évoque les démêlés burlesques de Jean-Jacques avec les musiciens de l’orchestre de l’Opéra.

À l’inverse, dans la première lettre, se trouvent pointées des expressions tirées de La Nouvelle Héloïse que Voltaire-Ximenès entend présenter comme curieuses ou ridicules1064. Or ces expressions sont parfois reprises dans les lettres suivantes, créant alors une complicité entre l’auteur et son lecteur : ce dernier devient l’allié du pamphlétaire qui, dès lors, peut déployer ses sarcasmes. Passant en revue les expressions qui concourent à la « noblesse du style » de La Nouvelle Héloïse, Voltaire-Ximenès fait allusion à la scène du baiser dans le bosquet, rapportée par Saint-Preux dans la lettre XIV de la première partie1065 :

‘Aussitôt Julie couvre ses regards d’un voile, et met une entrave à son coeur. Une faveur ! ah, c’est un tourment horrible ! lui dit son amant, garde tes baisers, ils sont trop âcres.
Après l’âcreté de ces baisers, l’amant fait vingt lieues en trois jours [...].’

Le pamphlétaire insiste sur l’emploi de l’adjectif « âcre » en parlant à son tour de l’« âcreté de ces baisers ». Et, dans la deuxième lettre, d’évoquer une nouvelle fois cet épisode :

‘Julie, en présence de sa cousine Claire, donne à son maître un baiser très long et très âcre dont il se plaint beaucoup [...]1066.’

Le lecteur, s’il n’avait pas initialement identifié l’allusion, se trouve à présent renvoyé au texte même du pamphlet qui, par ce système d’échos, génère ses propres repères, et se trouve organisé dans un souci de pédagogie du texte.

Mais ce système de renvois peut également être tourné vers l’extérieur, et inciter à la lecture d’autres textes polémiques, et en particulier d’autres pamphlets. C’est ainsi que, selon le principe de la mention “ pour mémoire ” qu’il ne développe pas, l’auteur des Anecdotes sur Fréron déclare :

‘Je ne parle point ici des querelles de Fréron et de son lâche procédé avec M. Marmontel : cette histoire est trop connue, et se trouve imprimée dans la Bigarrure, en Hollande1067.’

Beuchot signale en note que

‘Dans la Bigarrure (t. I, pp. 147-151), on parle d’une dispute qui eut lieu au Théâtre-Français (alors rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés), entre Marmontel et Fréron, et qui fut immédiatement suivie d’un duel au carrefour de Bussy, en présence d’un grand nombre de spectateurs. Ce fut le sujet de beaucoup d’épigrammes. La Bigarrure s’imprimait en Hollande, et se distribuait par cahiers de huit pages. La collection forme vingt volumes petit in-8°, de 1749 à 1753...’

Au lecteur de se reporter au texte en question. L’essentiel à retenir demeure que Fréron ne recule devant aucun « lâche procédé ».

Dans une note du Russe à Paris, Voltaire rappelle que

‘Le Franc de Pompignan, auteur du voyage de Provence, de prieres du Déïste & de quelques Pseaumes traduits en Vers bien durs, & de plusieurs piéces de Théâtre, dont une seule a pû être joüée, nie qu’on lui ait refusé quelque temps les provisions de sa Charge de Quercy, pour le punir de la priere du Déïste, parce qu’il fut d’ailleurs suspendu de sa Charge en Quercy pour une autre affaire qui arriva dans un bal en Quercy.’

Mais il ajoute aussitôt :

‘Nous n’entrerons point dans ces détails ; nous nous contenterons d’observer que ce n’est pas sans raison qu’un Pere de la Doctrine Chrétienne lui a dit :’ ‘Pour vivre un peu joyeusement,
Croyez-moi, n’offensez personne :
C’est un petit avis qu’on donne
Au sieur Le Franc de Pompignan.

Il peut sur cet article présenter un mémoire à l’Univers1068.’

On aura reconnu, dans les propos cités du « Pere de la Doctrine Chrétienne » la première strophe des Pour, écrits auparavant au sein de la querelle suscitée par le discours de Pompignan devant l’Académie française.

D’une manière analogue, l’auteur de l’Honnêteté théologique résume à grands traits les affirmations téméraires de Bélisaire qui ont pu réveiller l’hostilité de la Sorbonne : Marmontel

‘conseille aux Souverains de ne point se mêler des quérelles théologiques, & de n’y attacher aucune importance. Enfin il va jusqu’à les inviter à la tolérance.
Ce dernier mot, le plus horrible que puissent entendre des oreilles théologiques, a été un signal de guerre dans tous le quartier de la Sorbonne. A peine sortie du Tombeau où l’avoit mis la Thése de l’abbé de Prades, il se présente un nouveau bourbier, elle s’y plonge1069.’

Et de renvoyer, en note, le lecteur à « une Broch[ure] intit[ulée] Le tombeau de la Sorbonne », rédigée par Voltaire quelque quinze années plus tôt, dans le cadre de l’affaire de la thèse de l’abbé de Prades.

On voit dès lors que ce système des renvois permet tantôt de renforcer la cohérence des attaques conduites dans les pamphlets qui sont rédigés dans le cadre d’une même querelle, et d’attester pour ainsi dire de manière concrète l’existence de campagnes de pamphlets, tantôt de rappeler les attaques déjà menées dans des querelles antérieures, dans un effet d’amalgame donnant corps à la perspective d’ensemble de nos querelles, qui trouvent leur cohérence dans l’opposition des philosophes et des anti-philosophes.

Notes
1061.

(c) Encyclop. au mot Encyclopédie. (Note de Chaumeix.) La citation, à quelques variantes insignifiantes près, est conforme au texte de l’article « Encyclopédie ».

1062.

 J. Proust, L’Encyclopédie, p. 159.

1063.

 Lettres sur la Nouvelle Héloïse, p. 406.

1064.

 Sur cette question, voir notre chap. 1, § 1.1.

1065.

 Les expressions relevées figurent, dans le roman de Rousseau, aux pages 64 et 65.

1066.

 Lettres sur la Nouvelle Héloïse, pp. 396 et 400.

1067.

 Anecdotes sur Fréron, p. 386.

1068.

 Le Russe à Paris, p. 35.

1069.

 Honnêteté théologique, pp. 2-3.