b. Campagnes De Pamphlets

Rares sont en effet les querelles qui ne reposeraient que sur un pamphlet. La notion de querelle paraît au contraire indissociable d’un échange nourri de textes polémiques susceptible de susciter le “ bruit ” nécessaire. C’est pourquoi les querelles qui nous occupent se caractérisent par le lancement de campagnes de pamphlets de part et d’autre, campagnes dont la cohérence est soulignée par la convergence des attaques qui sont lancées dans chacun des camps en présence. Les échos que l’on perçoit d’un pamphlet à l’autre peuvent dès lors être interprétés comme les indices de ces phénomènes de convergence.

On se souvient ainsi que l’une des campagnes des anti-philosophes contre l’Encyclopédie repose sur la fiction des Cacouacs, élaborée pour la première fois dans un article inséré dans le Mercure de France d’octobre 1757 sous le titre d’Avis utile. La querelle est ensuite alimentée par un Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, dans lequel l’auteur prétend rectifier par son témoignage personnel la « notion très-imparfaite » que le premier mémoire donne « de cette nation » :

‘L’auteur anonime qui, dans le Mercure du mois d’Octobre dernier, a voulu donner une idée des Cacouacs, ne paroît pas assez au fait de leur caractére & de leur gouvernement. En récompense on voit qu’il a contre eux une haine vigoureuse. Soit qu’il ait été maltraité par ces peuples, soit qu’il soit par tempérament un peu porté à la colere, son stile a quelque chose d’aigre & d’amer, qui fait que l’on se défie de son jugement. D’ailleurs il ne donne qu’une notion très-imparfaite de cette Nation ; & il est très-important pour le bien de la Société qu’on la connoisse à fonds1070.’

Qu’on ne s’y trompe pas pourtant : l’auteur de ce second pamphlet, l’avocat Jacob-Nicolas Moreau, est un adversaire farouche des philosophes, et même s’il croit (d’ailleurs à juste titre) déceler « quelque chose d’aigre & d’amer » dans le style de son prédécesseur, son propre texte ne le montre pas particulièrement porté à l’indulgence1071. Surtout, et c’est là le point qui nous occupe ici, il reprend à son actif l’essentiel des éléments caractérisant cette fiction des Cacouacs, dépeints comme une « Nation », présentant un « gouvernement » à part, et composée d’hommes dotés d’un « caractère » bien déterminé. Les corrections que Moreau prétend apporter au premier mémoire vont dès lors dans le sens d’un approfondissement des attaques, conduites à présent selon une approche différente, apparemment moins directement hostile aux philosophes.

Le relais est alors pris par Giry de Saint-Cyr qui prolonge ce Nouveau Mémoire par un Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs, dont l’Avant-propos commence en ces termes :

‘La désertion d’un jeune Cacouac avoit fait un grand éclat dans le monde. Toute la Nation en étoit consternée. Le Patriarche ne se consoloit point de la perte d’un Eléve qui donnoit les plus grandes espérances ; &, cherchant quelle pouvoit être la cause de son changement, il n’en imagina pas d’autre que le défaut d’instruction. [...]
Cette réflexion a fait sentir au Patriarche, la nécessité d’instruire avec plus de soin ses disciples, & de graver plus profondément dans leurs esprits, les points fondamentaux de notre Doctrine. Il en a donc rassemblé les élémens dans un Catéchisme qu’on peut regarder comme l’élixir « de toutes les Vérités éparses sur la terre(1072a) ».
Son coeur paternel n’a pas été moins touché des troubles & des inquiétudes qu’une superstitieuse ignorance a fait naître dans les ames timides. Il a cru devoir leur en offrir le préservatif & le reméde, dans des Décisions de Cas de Conscience, bien capables de les rassurer1073.’

Une note renvoie d’ailleurs le lecteur au Nouveau Mémoire, dont le pamphlet prend visiblement la suite, le « jeune Cacouac » déserteur étant celui-là même qui était présenté comme l’auteur du Nouveau Mémoire.

Les données qui construisent et alimentent successivement la fiction forment donc, dans cet exemple, le fond sur lequel se développe cette série de pamphlets étroitement unie par un système d’échos et de renvois. Dans certains pamphlets contre Pompignan, ce système se construit autour de la récurrence de traits décochés à l’adversaire. C’est ainsi, par exemple, que la Lettre de M. de l’Écluse à M. son curé peut être rapprochée en amont de l’Extrait des nouvelles à la main de Montauban en Quercy, et en aval, de la Relation du voyage de M. le marquis Lefranc de Pompignan depuis Pompignan jusqu’à Fontainebleau :

Lettre de M. de l’Écluse 1074... Relation du voyage de... Pompignan 1075

     M. le marquis de Pompignan fait la description de sa procession : Il y avait, dit-il, à la tête un jeune jésuite (page 32), derrière lequel marchait immédiatement M. de Pompignan avec son procureur fiscal.
     Mais, monsieur, n’avons-nous pas eu aussi une procession, un procureur fiscal, et un greffier ? Et s’il m’a manqué le derrière d’un jeune jésuite, cela ne peut-il pas se réparer ?


     Vous fûtes témoin de ma gloire, mon cher ami ; vous étiez à côté de moi dans cette superbe procession, lorsque j’étais derrière un jeune jésuite. Tous les bourdons du pays se faisaient entendre, tous les paysans étaient mes gardes.
Lettre de M. de l’Écluse... Extrait des nouvelles à la main 1076...
     Au reste, monsieur, l’église du Tilloy avait un très-grand avantage sur celle de Pompignan : vous avez une sacristie, et M. de Pompignan avoue lui-même qu’il n’en a point, et que le prêtre, le diacre, et le sous-diacre, furent obligés de s’habiller dans sa bibliothèque. Cela est un peu irrégulier ; mais aussi il a parlé de sa bibliothèque au roi ; il est dit en marge (page 31) qu’un ministre d’État a trouvé sa bibliothèque fort belle ; on y trouve une collection immense de tous les exemplaires qu’on a jamais tirés des cantiques hébraïques de M. de Pompignan, et de son Discours à l’Académie française ; tandis que les petits écrits badins où l’on se moque un peu de M. de Pompignan sont condamnés à être dispersés en feuilles volantes abandonnées à leur mauvais sort sur toutes les cheminées de Paris, où il peut avoir la satisfaction de les voir pour les immoler à sa gloire.
LE mémoire de Mr. Le Franc de Montauban présenté au Roi étant parvenu à Montauban, & chacun étant stupéfait, les parents du Sr. auteur du mémoire s’assemblèrent, & ayant reconnu que ledit Sr. instruisait familiérement Sa Majesté de ses gestes, dits, & écrits ; qu’il parlait au Roi des entretiens amiables que lui Sr. Le Franc avait eus avec M. d’Aguessau, qu’il aprenait au Roi qu’il avait eu une bibliothéque à Montauban, & de plus, qu’il faisait des vers, ayant remarqué dans ledit écrit plusieurs autres passages qui dénotaient une tête attaquée ; ils députèrent en poste un avocat de ladite ville au Sr. auteur, demeurant pour lors à Paris, & lui enjoignirent de s’informer exactement de sa santé, & d’en faire un raport juridique.

Dans les premiers extraits confrontés, c’est l’évocation de la procession au cours de laquelle Pompignan était flanqué du Procureur fiscal, et derrière un jeune jésuite, qui forme le lien qui unit les deux pamphlets : le second est d’ailleurs nommément adressé au Procureur fiscal ; quant au jeune jésuite, il est l’objet dans les deux cas d’une allusion grivoise (« Il y avait [...] à la tête un jeune jésuite » devient « le derrière d’un jeune jésuite », relayé par « j’étais derrière un jeune jésuite »). Dans les deux derniers extraits cités, ce sont les mentions de l’existence de la bibliothèque de Pompignan et des vers qu’il compose qui constituent les traits récurrents : ces informations capitales dont Pompignan croit devoir informer le roi, signalées dans le pamphlet de 1760, se retrouvent, dans la Lettre de M. de l’Écluse, reprises et amplifiées : la bibliothèque est en effet « fort belle », puisqu’elle rassemble « une collection immense de tous les exemplaires qu’on a jamais tirés » des vers, mais aussi de la prose de Pompignan !

On voit donc que les échos ménagés entre les pamphlets témoignent de la cohérence des campagnes lancées contre l’adversaire, et fonctionnent comme autant de rappels, toujours susceptibles d’amplifications et de développements ultérieurs. C’est du reste tout le sens de ce « supplément » que Voltaire ajoute, à partir de l’édition de 1769, à ses Anecdotes sur Fréron, mais aussi de la seconde Anecdote sur Bélisaire, qui vient prolonger la première, en mettant en scène à nouveau le personnage de Triboulet. C’est aussi le sens de la suite que l’auteur de l’Honnêteté théologique promet à la fin de son pamphlet : le syndic Ribaud, Ribaudier ou Riballier promet-il de calomnier Marmontel dans un voire deux libelles ? Douze docteurs sont-ils nommés « pour travailler à l’Indiculus tandis qu’il travailleroit au Libelle » ? « Ce Libelle & son Supplément », conclut l’auteur de l’Honnêteté théologique, « pourront faire le sujet d’une autre honnêteté Théologique, aussi bien que l’Indiculus publié par la Sorbonne1077. »

Or ces développements ultérieurs ou ces échos à des textes postérieurs, qui s’attachent aux personnes de l’ennemi, transcendent parfois le strict cadre d’une querelle particulière, et esquissent des phénomènes d’amalgames entre des querelles différentes dans leurs points de départ.

Notes
1070.

 Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, pp. 1-2.

1071.

 Opinion que semble partager l’auteur de L’Aléthophile, qui s’en prend à la fois aux Petites Lettres de Palissot et au Nouveau Mémoire de Moreau, et remarque que « l’Auteur des Cacouacs [...] est assûrément plus méchant. Il n’épargne personne, & s’embarrasse peu de la vérité, pourvû qu’il dise du mal » (p. 26).

1072.

(a) Encyclopédie, au mot Encyclopédie, Tom. V, p. 635. (Note de Giry de Saint-Cyr.)

1073.

 Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs, pp. III-V.

1074.

 Dans ce pamphlet, M. de l’Écluse, qui affirme avoir « recrépi à [s]es dépens d’église du Tilloy » sans en avoir été remercié par son curé, sans s’en être « seulement remercié [lui]-même », s’étonne de la « gloire immortelle » dont jouit Pompignan à la suite du Discours prononcé [le 24 octobre 1762] dans l’église de Pompignan, le jour de sa bénédiction, par M. de Reyrac. Il compare donc les mérites de Pompignan aux siens. Les deux extraits cités se trouvent respectivement pp. 458 et 459.

1075.

 Cette Relation, assumée par Pompignan lui-même, est « adressée au Procureur fiscal du village de Pompignan ». Nous citons les premières lignes de ce pamphlet, p. 461.

1076.

 Ce pamphlet, qui date de 1760, prend place dans la querelle suscitée par le Discours de réception de Pompignan devant l’Académie française et par son Mémoire présenté au roi. Nous citons le début du pamphlet, p. 233.

1077.

 Honnêteté théologique, p. 13.