Tout comme ces mines qui, lorsqu’elles explosent, se fractionnent en plusieurs éclats particulièrement meurtriers, certains pamphlets sont constitués de traits qui visent plusieurs cibles différentes, et leur confèrent un pouvoir d’agression démultiplié. Ces traits, à géométrie variable, peuvent occuper tout un développement, ou se concentrer dans une simple allusion.
À l’intérieur d’un pamphlet qui se fixe une cible désignée, une partie substantielle s’en prend parfois à une autre cible. On trouve un exemple de tels développements “ parasites ” dans le Plaidoyer de Ramponeau. L’affaire dont il est question concerne un certain Ramponeau, cabaretier parisien, qui a accepté puis refusé de jouer son propre rôle au théâtre. L’ensemble du plaidoyer, censé être « prononcé par [Ramponeau] lui-même devant ses juges », semble brocarder Élie de Beaumont. Cependant les coups commencent à dévier lorsque Ramponeau explique que
‘Maître Beaumont prétend que si Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, s’est fait voir marchant à quatre pattes sur le théâtre des Fossés-Saint-Germain, Genest de Ramponeau, citoyen de la Courtille, ne doit point rougir de se montrer sur ses deux pieds ; mais la cour verra aisément le faux de ce sophisme.’Suivent alors deux paragraphes au cours desquels Jean-Jacques se trouve attaqué sur ses opinions religieuses, son activité de « faiseur de comédies », enfin pour la Lettre à d’Alembert sur les spectacles.
Ce type d’attaques, qui vise à faire “ d’une pierre deux coups ”, se limite parfois à un trait ponctuel décoché à tel ou tel adversaire, à la faveur d’une allusion, explicite ou implicite. Dans le même Plaidoyer, l’accusé imagine que maître Beaumont, faisant flèche de tout bois, « aura recours même à l’Encyclopédie » pour aggraver les charges qui pèsent contre lui, Ramponeau. En effet, « l’Encyclopédie, à l’article “ Cabaret ”, prétend que les lois de la police ne sont pas toujours rigoureusement observées dans nos maisons ». Pure calomnie, rétorque Ramponeau, qui ajoute :
‘je me joins à maître Palissot, maître Lefranc de Pompignan, et maître Fréron, contre ce livre abominable. Je savais déjà par leurs émissaires, mes camarades ou mes pratiques, combien ce livre et leurs semblables sont pernicieux1078.’Cette allusion permet ainsi à Voltaire d’effectuer, au passage, un tir groupé contre Palissot, Pompignan et Fréron, tous adversaires des encyclopédistes. Le même procédé est repris dans les pamphlets rédigés dans le cadre de la querelle suscitée par le discours de réception de Pompignan. Ainsi de ces deux strophes des Que :
Au-delà de Pompignan, c’est donc Fréron, Omer Joly de Fleury et Abraham Chaumeix qui se trouve atteints, l’allusion au crucifiement de Chaumeix faisant sans doute référence à l’épisode raconté dans le Mémoire pour Abraham Chaumeix 1080. C’est enfin sur le procédé de l’amalgame que s’ouvre et se développe la Vision de Charles Palissot, qui présente l’auteur de la comédie des Philosophes dans une grande détresse matérielle :
‘ET le premier jour du mois de Janvier de l’an de grace 1760. j’étois dans ma chambre, rue basse du Rempart, & je n’avois point d’argent,Palissot se trouve ainsi situé dans la lignée de ses maîtres, dont les qualités d’éloquence, de légèreté et de profondeur sont évidemment à lire par antiphrase. La « voix » qui se manifeste alors à Palissot le rassure en exauçant ses souhaits, semble-t-il bien au-delà de ce qu’il avait pu espérer, puisque ce sont non seulement Chaumeix, Berthier et Fréron, mais aussi Moreau, Caveirac et Pompignan qui sont appelés à le seconder dans la rédaction de sa comédie :
‘ET la voix reprit : ne crains rien, je serai avec toi & je donnerai un heureux succès à ta Piece, & Maître Aliboron, dit Fréron de l’Académie d’Angers, t’aidera dans ton travail, & l’Auteur des Cacouacs que j’ai inspiré & Abraham Chaumeix & l’Auteur de l’Apologie de la St. Barthélemy que j’ai appellé mon fils, & l’Auteur du Discours qui sera prononcé le 10. Mars à l’Académie Françoise ;Cette pratique de l’amalgame est enfin rendue manifeste dans un texte comme la Dunciade, dans lequel Palissot, reprenant le principe éprouvé par Pope, passe en revue, dans une fiction allégorique piquante, tous les « sots » qui déshonorent la République des lettres. À la fin du Chant premier, Palissot fait se mettre en marche le « Cortège » de la « Stupidité », cette « Déïté plaisamment versatile », qui « Change de forme à chaque instant du jour » :
Et dans ce « cortège » seront tour à tour distingués les figures marquantes du camp des philosophes, à commencer bien entendu par Diderot, mais aussi des hommes comme Chaumeix et Fréron1083. Le Chant neuvième nous décrit en effet la Stupidité en quête d’un coursier :
Malheureusement, Fréron « ne prévoyait guère » que
Si le « Lecteur » est invité à s’arrêter un moment sur « ce tableau risible », il ne tarde pourtant pas à assister à une bien étrange naissance. Une Amazone est en effet en train de faire non pas « un Roman », « une Ballade », « un plan de Comédie », « une Héroïde », ou « quelque Tragédie », non pas « un Madrigal », mais « un... Enfant » :
On voit donc que Palissot, en 1764, récupère le bénéfice des traits décochés dans les années 1757-1758 contre les Cacouacs, qui est le nom, précise-t-il en note, « qu’un homme de beaucoup d’esprit a donné, dans une brochure très piquante, à de certains philosophes »...
On pourrait multiplier les exemples. Ce qu’il importe de retenir c’est que, dans les développements “ parasites ”, le système du tir groupé, ou la galerie de portraits qui s’enchaînent au sein d’une fiction englobante, les échos et ricochets remplissent une fonction tactique. Il s’agit en effet de réutiliser les offensives menées dans d’autres pamphlets, en suggérant que les adversaires sont aussi justiciables de ces attaques-là. Ce système des renvois est ainsi emblématique de la visée centrale de la stratégie pamphlétaire, qui peut être définie en termes d’économie de moyens. Double bénéfice, en somme, puisque le pamphlet ne sera pas alourdi par le développement de griefs supplémentaires contre l’adversaire, et que son efficacité s’en trouvera, de surcroît, multipliée.
Les pamphlétaires s’emploient dès lors à dépasser le strict cadre d’une querelle particulière pour replacer l’adversaire du jour dans la lignée des ennemis héréditaires de la cause qu’ils défendent. Cette pratique de l’amalgame contribue dès lors à ériger une représentation globalisante des philosophes et des anti-philosophes dans les querelles qui les opposent au cours de notre période.
Plaidoyer de Ramponeau, pp. 380 et 382.
Les Que, pp. 371-372.
Voir le § 1.3.
La Vision de Charles Palisssot, pp. 3-4 et 9-10.
La Dunciade, chant premier, pp. 51-52.
Sur la question de l’unité problématique des camps des philosophes et des anti-philosophes, voir notre cinquième partie, chap. 1, § 2. Remarquons aussi que Voltaire est un absent de marque du cortège de la Sottise, et que Fréron se trouve être l’ennemi légendaire du Patriarche. Sur la question de l’ambiguïté des rapports entre Voltaire et Palissot, voir, dans cette cinquième partie, le chap. 3, § 2.
La Dunciade, chant neuvième, pp. 153-154.
Ibid., pp. 155-157.