b. Les Anti-Philosophes, Vus Par Les Philosophes

Ce que montrent les philosophes, c’est en effet que les anti-philosophes, pétris de superstition (la référence à la « châsse de Sainte Geneviève est à cet égard parlante), sont, ce qui est plus grave, portés au fanatisme et à la persécution (le terme revient à deux reprises dans l’extrait cité de Voltaire). Or cette “ rage d’anathémiser ” n’est pas sans implications politiques, comme le suggèrent les noms de Jacques Clément, de Ravaillac ou encore de Damiens, qui rappellent, à l’époque, de bien pénibles souvenirs.

« Fanatisme »... Le mot est prononcé dès les premières escarmouches entre philosophes et anti-philosophes autour de l’Encyclopédie. Voltaire le rappelle dans Le Tombeau de la Sorbonne :

‘Un prêtre [...] nommé Millet, [...] homme qui réunit la duplicité et l’infamie de l’espionnage sous les apparences de la douceur et de la dévotion, fut l’organe dont on se servit pour persuader à l’ancien évêque de Mirepoix que l’Encyclopédie était un livre contre la religion chrétienne. Le fanatisme fut poussé au point qu’on obtint un arrêt du conseil pour supprimer l’ouvrage1115.’

Or ce fanatisme s’accompagne de relents de fagots dès lors que les philosophes brandissent le spectre d’une Inquisition toujours prompte à renaître. Alors que l’encyclopédiste demande au prêtre s’il pense pouvoir, en toute impunité, « établir une inquisition », celui-ci rétorque que si ce « sage tribunal » existait en France, ces « impies » que sont les philosophes seraient « un peu plus contenus ». Le prêtre enchaîne alors, sur le ton de la menace : quant à la police, sur laquelle les encyclopédistes ont la faiblesse de compter encore,

‘tremblez que sa main ne s’arme contre les auteurs, après avoir sévi contre l’ouvrage ; tremblez qu’elle ne vous plonge dans des cachots, d’où vous ne sortirez que pour être traînés à la Grève, et précipités de là dans le feu éternel qui est préparé au diable et à ses anges1116.’

Et c’est bien en des termes semblables que la « dévotion politique » qui apparaît à Palissot formule la mission dont elle l’investit, et les conséquences heureuses qu’elle aura :

‘ET on fera venir des Colonies de Moines Espagnols & Portugais pour ramener la simplicité de la foi & la pureté des moeurs des siecles d’ignorance, & pour extirper l’orgueil de la Philosophie, & on établira plusieurs Tribunaux de sainte Inquisition,
ET on n’imprimera rien qui ne soit approuvé par douze Docteurs en Théologie de Conimbre ou de Salamanque & par quatre Inquisiteurs ;
ET il y aura chaque année un bel auto-da-fé où on brûlera à petit feu un certain nombre de gens de Lettres pour le salut & l’édification des autres [...]1117.’

Du reste, quelques années plus tard, en 1767, Marmontel a beau dire, « au grand scandale des Docteurs en théologie », dans le quinzième chapitre de Bélisaire, « que la vérité luit de sa propre lumiere, & qu’on n’éclaire point les esprits avec la flamme des bûchers », ou encore « qu’il ne faut pas égorger les hommes pour leur persuader ce qu’on ne peut croire que par une grace particuliere du très haut, & que c’est une mauvaise méthode de les massacrer pour les rendre bons Catholiques », le seul mot de « tolérance » sonne comme « un signal de guerre dans tous les quartiers de la Sorbonne1118 ».

Diderot écrit à cet égard à Falconnet, le 15 août 1767 :

‘Les ânes fourrés de Sorbonne ont extrait trente-sept impiétés de Bélisaire, parmi lesquelles celle-ci : « La vérité brille de sa propre lumière, et les esprits ne s’éclairent point par la flamme des bûchers », d’où vous voyez que ces tigres que j’appelais des ânes sont toujours également altérés de sang hérétique, et qu’ils ont un grand goût pour les autodafés. On a beaucoup murmuré ; mais comme les philosophes ont vu qu’on ne les poursuivait pas, ces onagres, à coups de pierre dans les rues, ils se sont mis à leur jeter de la boue, et à présent que je vous parle, les fourrures sorbonniques en sont honnêtement mouchetées1119.’

Et Turgot de brocarder à son tour cette criminelle maxime, sous les traits d’un « bachelier ubiquiste » qui rend hommage à un de ses amis de lui avoir « procuré l’imprimé des XXXVII Propositions extraites de Bélisaire par les Commissaires de la Faculté » : « à la voix de nos Maîtres, mes perplexités se sont dissipées, & mon esprit s’est senti tout à coup éclairé comme par la flamme du bucher le plus lumineux ». Notre bachelier peut dès lors opposer « trente-sept Vérités » aux « trente-sept impiétés de Bélisaire », parmi lesquelles celle-ci1120 :

     XXXIV. La vérité luit de sa propre lumiere, & on n’éclaire pas les esprits avec la flamme des Buchers.      XXXIV. La vérité ne luit point de sa propre lumiere, & on peut éclairer les esprits avec la flamme des buchers.

De là cette fureur de damner que dénonce Voltaire dans ses Anecdotes sur Bélisaire, sur le mode de l’ironie à froid. Frère Triboulet s’adresse ainsi à Marmontel :

‘Sachez que nous damnons tout le monde, quand nous sommes sur les bancs ; c’est là notre plaisir [...] et il est bien doux de pouvoir se dire en sortant de table : « Mes amis, réjouissons-nous ; nous avons au moins quatre-vingts milliards de nos frères dont les âmes toutes spirituelles sont pour jamais à la broche, en attendant qu’on retrouve leurs corps pour les faire rôtir avec elles. »’

Et il faut bien reconnaître que le simple citoyen ne peut que trembler, en découvrant que, parmi ces quatre-vingts milliards d’hommes, figurent quelques grands noms qu’il n’aurait peut-être pas imaginés en si fâcheuse posture :

‘Apprenez, monsieur le réprouvé, que votre grand Henri IV, que vous aimez tant, est damné pour avoir fait tout le bien dont il fut capable ; et que Ravaillac, purgé par le sacrement de pénitence, jouit de la gloire éternelle : voilà la vraie religion. Où est le temps où je vous aurais fait cuire avec Jean Hus, et Jérôme de Prague, avec Arnaud de Bresse, avec le conseiller Dubourg, et avec tous les infâmes qui n’étaient pas de notre avis dans ces siècles du bon sens où nous étions les maîtres de l’opinion des hommes, de leurs bourses, et quelquefois de leur vie1121 ?’

Ribaudier s’exprime dans les mêmes termes lorsque les trois empereurs Trajan, Titus et Marc-Aurèle rendent visite à la Sorbonne :

O morts ! s’écriait-il, vivez dans les supplices,
Princes, sages, héros, exemples des vieux tems,
Vos sublimes vertus n’ont été que des vices,
Vos belles actions des péchés éclatans.
Dieu livre, selon nous, à la gêne éternelle
Epictète, Caton, Scipion l’africain,
Ce coquin de Titus, l’amour du genre-humain,
Marc-Aurèle, Trajan, le grand Henri lui-même,
Tous créés pour l’enfer et morts sans sacremens.
Mais parmi ses élus nous plaçons les Clémens,
Dont nous avons ici solennisé la fête ;
De beaux rayons dorés nous ceignîmes sa tête :
Ravaillac et Damiens, s’ils sont de vrais croyans,
S’ils sont bien confessés, sont ses heureux enfans.
Un Fréron bien huilé verra Dieu face à face ;
Et Turenne amoureux, mourant pour son pays,
Brûle éternellement chez les anges maudits.
Tel est notre plaisir : telle est la loi de grace1122.

Étrange renversement du destin, les victimes sont damnées, alors que les régicides connaissent la gloire éternelle ! Le fait, malgré tout, n’est peut-être pas si étonnant, en vertu des principes que Riballier expose complaisamment devant la Sorbonne :

‘Premiérement. Messieurs, comme la Divinité ne doit être que ce qu’il nous plait de la faire, & qu’il ne nous plait pas que Dieu soit bon & miséricordieux ; c’est une impiété, un blasphême à l’Auteur de Bélisaire, d’avoir osé attribuer à Dieu ces deux qualités.
Secondement. Comme nous ne sommes pas moins en droit de borner sa puissance que de fixer ses autres attributs, & que ce n’est pas lui, mais nous qui sauvons & qui damnons qui bon nous semble ; c’est encore un blasphême de dire qu’il a pu sauver des hommes justes que nous avons jugé à propos de damner. Il n’y a pas d’apparence que Dieu voulut se faire un affaire avec la Sorbonne, en mettant dans le Paradis ceux que nous avons réprouvés1123.’

Mais c’est peut-être aussi que le régicide sommeille en chaque jésuite. En tout cas, Abraham Chaumeix se défend d’avoir appartenu à cette funeste compagnie :

‘On porte la haine jusqu’à l’accuser d’avoir été Jésuite. Arrêtés méchans ! avés vous bien pensé que c’étoit le condamner à être brûlé vif, le dévouer à l’indignation de toutes les têtes Couronnées, & de tous les ministres d’Etat, que de le mettre dans la Société des Malagrida.’

On va même jusqu’à insinuer que

ce plat personnage d’Abraham Chaumeix [...] n’est aujourd’hui que l’homme de paille, le prête-nom de la sainte Société qui regardant l’Encyclopédie comme une entreprise roïale lui porte des coups ainsi qu’à ses Rois par les plus viles mains. Que d’horreurs dans cette accusation ! ma plume se refuse à les transcrire & se hâte de passer à la pleine justification de ce zélé citoyen [...].’
message URL FIG012.gif
Figure 11 : Malagrida, illustration insérée dans une édition des Remontrances au parlement, au Paraguay, de l’Imprimerie royale de Nicolas Ier, 1765 (B.M. Lyon, 809762)

Écoutons donc la défense de Chaumeix, qui réfute cette « accusation vague & téméraire » par des « preuves négatives, qui, aux yeux d’un bon logicien auront toute la force des plus positives » :

‘Ai-je jamais, dit-il, empoisonné mes ennemis ? ai-je assassiné mes maîtres ? ai-je deshonoré mes disciples ? voilà ce que mes adversaires malgré toute la rage dont ils sont animés, n’ont osé ni prouver ni avancer ; on ne peut donc ni prouver ni avancer que j’aye été Jésuite.
[...]
Je ne suis pas un homme de paille, un prête-nom, un colporteur des calomnies des Jésuites ; puisque à supposer que mon stile eut autant de pédanterie qu’on en reproche aujourd’hui à ces bons Peres, il est toujours certain qu’on ne trouve dans mon ouvrage aucune proposition qui favorise le Sémipélagianisme, le régicide, la doctrine Ultramontaine, en un mot le Molinisme, & j’ose en donner le défi à mes accusateurs1124.’

On appréciera en effet la « logique » remarquable qui sous-tend ces raisonnements. Au-delà de l’intention polémique évidente, retenons que c’est dans la bouche d’un farouche anti-philosophe que se trouve érigée une telle représentation du jésuite régicide et volontiers empoisonneur. Lorsqu’il rend compte, devant la « vénérable assemblée » du collège Louis le Grand, de son voyage à Lisbonne, frère Garassise ouvre le « paquet cacheté » que lui a confié Malagrida, et qui contient « tous les secrets de la sainte entreprise » :

‘Et alors frère Garassise mit humblement sur la table le paquet cacheté, et on ouvrit ce paquet, et on y lut ces choses :
« Comment les frères jésuites avaient fait révolter pour la cause de Dieu la horde du Saint-Sacrement contre leur roi légitime.
Comment les frères jésuites avaient pris leurs mesures pour envoyer le roi de Portugal rendre compte à Dieu de ses actions.
Comment les frères jésuites ont été chassés de Portugal par les lois humaines contre les lois divines.
Comment les frères Malagrida, Mathos et Alexandre, n’ont pas encore reçu la couronne du martyre, que tout le monde leur souhaite1125. »’

Or telle est l’universalité de la Compagnie que ce qu’il s’est passé au Portugal n’est pas sans rappeler de funestes événements qui se sont déroulés en France. Et, de même que les anti-philosophes pouvaient rendre les philosophes responsables des défaites militaires que connaît la France au cours de la Guerre de Sept ans, les philosophes vont, selon une démarche comparable, récupérer le bénéfice du traumatisme occasionné par l’attentat de Damiens1126 dans la campagne qu’ils lancent contre les anti-philosophes. L’évolution de l’attitude de Voltaire entre 1757 et 1761 est à cet égard significative : en 1757, cet attentat lui paraît être « un acte régressif et anachronique », commis par « un homme du passé, égaré dans les temps modernes, et d’ailleurs un fou ». En revanche, lorsqu’en 1761 il revient sur cet événement dans le Précis du siècle de Louis XV, le régicide de Damiens lui semble alors animé par « l’esprit des Poltrot et des Jacques Clément, qu’on avait cru anéanti ». « Saisi par l’évidence que “ fanatisme ” et “ superstition ” demeurent des “ monstres ” redoutablement puissants, il s’est en 1761 lancé dans la campagne ardemment militante contre “ l’infâme ”. En 1757 il s’en tient à une appréciation irénique, confiant dans une victoire facile des Lumières, du moins parmi les “ honnêtes gens ”1127 ».

Dès 1760, Morellet écrivait dans les Si contre Pompignan :

SI la haine de l’autorité étoit le caractere dominant des productions de notre littérature, il faudroit faire connoître & punir les Auteurs facétieux qui consacreroient dans leurs Ouvrages l’esprit de révolte & le mépris des loix ; mais si les Gens de Lettres ne sont pas coupables de ces excès, si c’est le fanatisme même de leurs persécuteurs qui a mis le poignard aux mains d’un parricide, il faut avoir en horreur celui qui les calomnie1128.’

Dès 1759 même, Abraham Chaumeix pouvait, au cours de son crucifiement, s’étonner, à l’adresse des « illustres Magistrats, dont le zéle est si cher à la France » :

‘comment votre vigilance s’est-elle laissée surprendre à l’hypocrisie des Jésuites, & à la feinte déclaration qu’ils vous ont présentée contre leur Busembaum ? cette Requête illusoire n’étoit qu’un mensonge d’un bout à l’autre, & vous l’avés acceptée ! comment dans l’affaire de Damien, n’avés vous pas fait comparoitre le Pere Latour, sur la déposition si précise de Madame Labourdonnaye ? ne vous suffisoit-il pas qu’il eut donné Damien à Monsieur de Labourdonnaye pour un domestique de confiance, formé sous les yeux de l’intriguant Principal ? quel autre indice attendiés-vous ? vous auriés vû comme ce serpent dans un interrogatoire se seroit replié en contours serrés & impénétrables. Vous auriés vû accourir Pere Freï, homme plus fourbe & plus rusé encore, épuiser tous les tours de sa politique, toutes les finesses de son art perfide, & vous auriés aisément contreminé l’un par l’autre1129.’

Une « Note intéressante pour l’Etat » précise alors que

‘Le Pere Latour, est un Jésuite gros & gras, ignorant, bavard, d’une vanité impertinente, & d’un esprit très-médiocre : il n’a d’autre mérite que celui de l’intrigue, mais il est prodigieux dans cette partie. Sa société lui a confié l’emploi délicat de placer & déplacer tous les domestiques, tous les précepteurs & tous les Gouverneurs de Paris : ce sont autant d’espions à ses gages. C’est par cette innocente voye qu’il se rend maître des secrets des familles, que les autres Peres vérifient par la confession, & qu’il domine despotiquement à la Cour & à la Ville. Le Marquis de Fontanges attaché à la Maison de Conty, avoit proposé il y a six ans, d’établir un bureau general des domestiques, dans lequel il y auroit un chef de considération, qui auroit répondu à chaque particulier, des talens, de la conduite & de la fidélité de chaque domestique. Ce projet étoit digne d’un citoyen zélé ; le Lieutenant de Police y avoit applaudi, il avoit passé au Conseil. Le Pere Latour s’y opposa de toutes ses forces ; il gagna le Prince de Conty & fit échouer l’entreprise, qui auroit ruiné une branche considérable de son commerce d’intrigue, & peut-être à la longue entraîné toutes les autres.
Notons en passant que le Marquis de Fontange, qui n’étoit pas trop d’avis d’abandonner son projet, mourut subitement environ six semaines après.’

Au-delà des accusations de régicide, dont la gravité n’échappe à personne, ce qui est en jeu dans une telle représentation des anti-philosophes, c’est bien la mainmise qu’ils sont parvenus à exercer sur le pouvoir politique, ne reculant devant aucun procédé pour la conserver : ils dominent « despotiquement la Cour & la Ville » à travers la maîtrise qu’ils exercent sur les consciences. Et c’est ce dévoiement du religieux à des fins politiques qui forme le noeud du « complot » ourdi par les anti-philosophes1130. Sur un mode plaisant, Berthier explique ainsi qu’il ne sera tiré du purgatoire où il croupit pour « trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois ans, trois mois, trois semaines et trois jours » que « quand il se trouvera quelqu’un de nos frères qui sera humble, pacifique, qui ne désirera point aller à la cour, qui ne calomniera personne auprès des princes, qui ne se mêlera point des affaires du monde ». Ce à quoi frère Garassise répond que ce purgatoire « durera longtemps1131 » ! Sur un mode plus grave, l’auteur de l’Honnêteté théologique fait dire à Riballier :

‘Il est donc très évident, sages Maîtres, qu’il est permis de résister aux Rois infideles ou hérétiques, (car ce sont là les mauvais Princes) de ne point leur garder le serment de fidélité, de les tuer même.
Tout Souverain qui ne pense pas comme nous, & qui méprise nos querelles, est un Tyran, & parconséquent un homme dont la Religion nous invite à nous défaire. Telle est l’autorité & la façon de penser de l’Eglise1132.’

Affirmation qui ne peut pas ne pas sonner comme une menace aux oreilles du souverain, que les philosophes prennent soin de placer en dehors des querelles qui les opposent aux anti-philosophes, auquel ils font régulièrement allégeance, et dont ils espèrent sans doute qu’il prenne quelque distance à l’égard de ceux qu’ils dépeignent comme des hommes d’intrigues.

Aux accusations des anti-philosophes, les philosophes répondent donc en se prétendant plus irréprochables encore que leurs adversaires sur les questions de morale, de politique et de religion, comme l’illustre l’apologie de Marmontel qui ouvre l’Honnêteté théologique :

‘L’Auteur de Bélisaire est un homme de bien & un excellent Ecrivain. Son Livre respire par-tout la vertu ; il prêche la soumission à la providence, l’amour de la divinité, la fidélité & l’obéissance aux Souverains, le respect pour les loix, & le sacrifice entier de soi-même aux intérêts de sa patrie. Il fait le plus bel éloge du christianisme, & tâche de le justifier des violences, des cruautés & des horreurs qu’on lui impute. Voilà quel est le but que s’est proposé M. Marmontel en composant le livre de Bélisaire, & ce que tout le monde y a vu1133.’

Et, dans un phénomène de renversement, les accusés se font à leur tour accusateurs. La Lettre de Gérofle à Cogé s’achève ainsi sur un constat bonhomme qui prend peu à peu les accents de la ferme mise en garde :

‘C’est une étrange chose que la cuistrerie. Dès que ces drôles-là combattent un académicien sur un point d’histoire et de grammaire, ils mêlent au plus vite Dieu et le roi dans leurs querelles. Ils s’imaginent, dans leurs galetas, que Dieu et le roi s’armeront en leur faveur de tonnerres et de lettres de cachet. Eh ! maroufles, ne prenez jamais le nom de Dieu et du roi en vain1134.’

Les pamphlétaires conduisent donc leurs attaques en mêlant des faits réels, censés être attestés par des documents authentiques, et des anecdotes imaginaires, ignorant délibérément tout souci de vraisemblance. C’est ainsi que l’élaboration de telles fictions et leur reprise par le biais d’échos à l’intérieur d’un pamphlet, d’un pamphlet à l’autre, au sein de la même querelle ou par le système de renvois à d’autres querelles, permet alors de construire une série de représentations polémiques dont les enjeux restent à dégager1135.

Or le principe même de la mise en fiction, mais aussi la constitution de ces séries de pamphlets, qui résulte de tels échos et renvois, ne sont pas sans conséquences sur les formes qu’adoptent les pamphlets, que l’on peut tenter de définir comme la résultante d’une entreprise de subversion.

Notes
1115.

 Le Tombeau de la Sorbonne, p. 66.

1116.

 Dialogues chrétiens, pp. 358-359.

1117.

 La Vision de Charles Palissot, pp. 7-8.

1118.

 Honnêteté théologique, pp. 2-3.

1119.

 Diderot, Correspondance, éd. établie par L. Versini, pp. 751-752.

1120.

 Les XXXVII Vérités opposées aux XXXVII impiétés de Bélisaire, pp. 6 et 40.

1121.

 Anecdotes sur Bélisaire, pp. 922-923.

1122.

 Les Trois Empereurs en Sorbonne, p. 97.

1123.

 Honnêteté théologique, pp. 4-5.

1124.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, pp. 3-7.

1125.

 Relation de frère Garassise, pp. 348-349.

1126.

 Sur les discours suscités par cet événement, on consultera avec profit l’ouvrage collectif élaboré sous la direction de Pierre Rétat, L’Attentat de Damiens. Discours sur l’événement au XVIII e  siècle, éditions du C.N.R.S. et Presses Universitaires de Lyon, 1979.

1127.

 R. Pomeau et Ch. Mervaud, dir., De la Cour au jardin, 1750-1759, chap. XVI, « Des mois d’un insolent bonheur », pp. 314-315.

1128.

 Les Si, pp. 79-80.

1129.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, pp. 43-45.

1130.

 Dans sa correspondance, Helvétius se fait l’écho d’une étrange anecdote. Au cours de la querelle de L’Esprit, et alors que la Reine l’a fait démettre de sa charge, une certaine Mme de Scieux, « jadis maquerelle », et soi-disant bien infiltrée dans les milieux de la Cour, se propose d’arranger sa situation : « elle m’assura que, si je voulois me livrer aux jésuittes, ils me feroient avoir quelle plaçe je voudrois. Que je ne devais pas m’etonner au bruit qu’avait fait la cour devote, que ce n’etoit entre les mains des jesuittes que des marionnettes dont ils tenoient les fils, et qu’ils faisoient agir et penser à leur gréz, mais que sans eux je ne devois rien esperer, que Mr de Choiseuil, Mr le prinçe de Beauveau, Mr le duc d’Ayen, le Roy lui-meme ne pourroit rien pour moy, qu’ils gouvernoient la France, comme l’ame le corps, sans que les membres qu’ils gouvernent s’en apercussent, qu’il n’y avait point de tetes à Verailles ni de ministres en état de leur résister. » Helvétius ne fera naturellement rien en ce sens, et prie son correspondant de lui conserver le secret sur cette « tres plaisante histoire » : « Les jésuittes s’en vengeroient sur cette pauvre maquerelle, et je serois en verité au desespoir de faire tort à aucune personne de son etat et surtout à elle » (Correspondance générale, t. II, pp. 273-274).

1131.

 Relation... du jésuite Berthier, p. 344.

1132.

 Honnêteté théologique, p. 8.

1133.

 Ibid., pp. 1-2.

1134.

 Lettre de Gérofle à Cogé, p. 370.

1135.

 Sur la question de la visée pragmatique que les uns et les autres assignent aux pamphlets qui construisent de semblables représentations de l’adversaire, voir notre cinquième partie, chap. 2.