Chapitre 3
subversion Des Formes

Dans l’étude qu’il consacre à tout ce qui met le texte « en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes », Gérard Genette distingue cinq types de « relations transtextuelles1136 ». Il s’agit tout d’abord de l’intertextualité, qu’il définit, « d’une manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre ». Vient ensuite la relation que « dans l’ensemble formé par une oeuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec [...] son paratexte ». La métatextualité est, quant à elle, la « relation [...] de “ commentaire ”, qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans le nommer » : il s’agit, « par excellence », de « la relation critique ». L’architextualité, qui est le type « le plus abstrait et le plus implicite », correspond à « une relation tout à fait muette, que n’articule, au plus, qu’une mention paratextuelle (titulaire, comme dans Poésies, Essais, le Roman de la Rose, etc., ou, le plus souvent, infratitulaire : l’indication Roman, Récit, Poèmes, etc., qui accompagne le titre sur la couverture), de pure appartenance taxinomique ». L’essai que nous citons s’attache essentiellement à l’analyse de l’hypertextualité, définie comme « toute relation unissant un texte B », appelé « hypertexte », « à un texte antérieur A », appelé « hypotexte », « sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire », autrement dit la relation qu’un « texte au second degré » entretient avec le texte qui lui préexiste.

Le texte pamphlétaire, dont nous envisageons ici le fonctionnement à travers la notion d’“ échange ” de pamphlets, entretient bien évidemment des accointances avec chacun de ces cinq types de « relations transtextuelles ». Nous avons déjà abordé la question de la pratique pamphlétaire de l’intertextualité1137, celle des rapports du texte avec son paratexte1138, celle du métatexte1139 et de l’architexte1140. Il s’agit à présent de s’interroger sur la relation hypertextuelle, en s’intéressant à l’articulation que l’on peut établir entre la mise en fiction que l’on a pu observer dans les pamphlets, et les multiples formes répertoriées qu’elle emprunte et subvertit. Tel pamphlet peut en effet reprendre la forme du texte auquel il s’oppose et répond, mais il peut aussi prendre la forme d’autres textes relevant des genres les plus divers (la relation, la lettre, le dialogue, pour s’en tenir à quelques exemples). Si donc la démarche pamphlétaire peut ainsi être définie par la subversion des formes qu’elle opère, se pose avec une acuité renouvelée la question de la frontière qu’il faudrait tenter de tracer entre le pamphlet et ces genres qu’il s’avère apte à investir, autrement dit la question de l’existence problématique de formes pamphlétaires unifiées, permettant d’asseoir une définition du pamphlet en tant que genre. Si l’hypertextualité est au fondement des échanges pamphlétaires (que le pamphlet « réponde » au texte polémique de l’adversaire, ou à un autre pamphlet), et si, comme l’écrit Gérard Genette, « l’hypertextualité, comme classe d’oeuvres, est en elle-même un architexte générique, ou plutôt transgénérique 1141 », la question se pose de savoir si nous allons considérer le pamphlet comme une « classe d’oeuvres », c’est-à-dire comme un genre, relevant du domaine de la poétique, et dont il faudrait alors isoler les caractéristiques constitutives, ou comme une (simple) figure, ce qui le rattacherait au domaine de la rhétorique.

Dans cette perspective, nous nous efforcerons d’abord d’analyser cette marque de l’hypertextualité qui correspond à la pratique explicite de la « réponse », avant d’envisager comment, à travers le recours qu’ils effectuent à des formes “ canoniques ”, les pamphlétaires pratiquent la parodie et le pastiche. À l’inverse, nous nous pencherons alors sur des textes qui, bien qu’explicitement classés dans des genres constitués (correspondance, fiction romanesque), présentent des échos troublants avec certains pamphlets, ce qui ne laisse pas de perturber les catégories que l’on pourrait être tenté de dresser.

Notes
1136.

 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, pp. 7-16.

1137.

 Voir notre chap. 1, notamment l’analyse d’utilisation polémique de la citation.

1138.

 Voir notre troisième partie, chap. 1, § 4.

1139.

 Voir notre première partie, à l’article “ Critique ”. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question plus loin : voir, dans ce chapitre, § 3.1.

1140.

 Cette question, qui nous paraît la plus épineuse lorsqu’on s’attache aux textes pamphlétaires, est à l’origine de l’étude lexicologique que nous avons menée dans notre première partie. Si, comme l’écrit Gérard Genette, elle « oriente et détermine dans une large mesure l’“ horizon d’attente ” du lecteur, et donc la réception de l’oeuvre », une telle « perception générique » n’est rien moins que problématique s’agissant du pamphlet, comme on s’attachera à le montrer dans le présent chapitre.

1141.

 G. Genette, Palimpsestes, p. 17. Le critique précise : « j’entends par là une classe de textes qui englobe entièrement certains genres canoniques (quoique mineurs) comme le pastiche, la parodie, le travestissement, et qui en traverse d’autres ( probablement tous les autres : certaines épopées, comme l’Énéide, certains romans, comme Ulysse, certaines tragédies ou comédies comme Phèdre ou amphitryon, certains poèmes lyriques comme Booz endormi, etc., appartiennent à la fois à la classe reconnue de leur genre officiel et à celle, méconnue, des hypertextes ; et comme toutes les catégories génériques, l’hypertextualité se déclare le plus souvent au moyen d’un indice paratextuel qui a valeur contractuelle : Virgile travesti est un contrat explicite de travestissement burlesque, Ulysse est un contrat implicite et allusif qui doit au moins alerter le lecteur sur l’existence probable d’une relation entre ce roman et l’Odyssée, etc. ».