a. Du Tac Au Tac

C’est donc sans aucun scrupule que les propos de l’autre sont retournés, selon une démarche qui joue conjointement des procédés de la réversion et de la relance, comme on peut le voir, par exemple, dans la série des monosyllabes qui paraissent à la suite du discours de réception de Pompignan devant l’Académie.

La « réponse » s’emploie parfois à épingler un mot de l’adversaire, que le pamphlétaire contribue à rendre polémique, voire problématique. Ainsi du mot « philosophe », qui figure dans les Quand de Voltaire, et dont l’auteur des Pourquoi truffe son texte :

Les Quand 1146 Les Pourquoi... 1147




     QUAND on est à peine Homme de Lettres, & nullement Philosophe, il ne sied pas de dire que notre Nation n’a qu’une fausse Littérature & une vaine Philosophie1148.
     POURQUOI le comte de Tornet se charge-t-il de défendre les Philosophes ? Qu’a-t-il de commun avec la philosophie ? & quels sont les philosophes qu’il s’imagine défendre ?
     POURQUOI le comte ne nous donne-t-il pas la définition d’un philosophe ? Entend-il, par ce mot, un homme qui apprend des vérités utiles à ses semblables, qui enfante des systèmes ingénieux ou satisfaisans, qui donne aux hommes de nouvelles leçons de modération & de justice ? Entend-il, par un philosophe, un citoyen obscur & paisible, sans humeur, sans passion & sans envie, qui apprécie les choses au poids de la raison, qui, bien loin de faire des mensonges pernicieux, tairoit des vérités nuisibles, dont les discours sont mesurés, & dont la conduite est estimable ?
     POURQUOI le comte de Tornet se récrie-t-il contre les outrages que l’on fait à la philosophie, si l’on n’a attaqué aucun des philosophes qui ressemblent aux portraits que je viens de faire ?
     POURQUOI le comte montre-t-il autant d’aigreur, à moins qu’il ne se représente un philosophe, que comme un coloriste frondeur & insensé ? [...]
     POURQUOI le comte de Tornet, s’il est philosophe, hait-il jusqu’à la mémoire des gens d’esprit ?
     POURQUOI, toujours implacable, cherche-t-il à décrier la philosophie d’une mauvaise tête ?

Le pamphlétaire commence par placer Voltaire en situation d’imposture : le « comte de Tornet », qui accuse Pompignan de n’être « nullement Philosophe », se charge de « défendre les Philosophes », mais « qu’a-t-il de commun avec la philosophie ? » À moins qu’il n’y ait quelque ambiguïté sur ce qu’il faut entendre par « philosophe » : il se pourrait en effet que Voltaire et lui ne s’accordent pas sur « la définition d’un philosophe », que « le comte » se garde bien de risquer, mais que le pamphlétaire développe dans deux « portraits ». Définition qui, ainsi formulée, rend incompréhensibles les « cris » de Voltaire, sauf à conclure qu’il considère un philosophe comme « un coloriste frondeur & insensé » ! À moins qu’à l’exemple du « comte », loin de n’être qu’un « citoyen obscur & paisible, sans humeur, sans passion & sans envie », un philosophe se signale par son « aigreur » et sa haine qui poursuit « jusqu’à la mémoire des gens d’esprit ». En tout état de cause, il appert que le « comte de Tornet » ne fait que « décrier la Philosophie d’une mauvaise tête » ! On voit que non seulement l’appellation de « philosophe » se trouve retournée contre celui qui s’en prévaut, mais que le développement du pamphlet contribue, sous couvert de justice, à charger le mot d’une acception seconde et péjorative, que le pamphlétaire feint de déduire de l’attitude de Voltaire, et qui affecte, par contrecoup, ceux qu’il « se charge [...] de défendre ».

C’est encore le principe de la rétorsion qui caractérise l’extrait suivant des VII Quand en manière des VIII de M. de V. :

Les Quand 1149 Les VII Quand... 1150
     QUAND on a traduit & outré même la priere du Déiste composée par Pope, quand on a été privé six mois entiers de sa Charge en Province pour avoir traduit & envénimé cette formule du déisme ; quand enfin on a été redevable à des Philosophes de la jouissance de cette Charge, c’est manquer à la fois à la reconnoissance, à la vérité, à la justice, que d’accuser les Philosophes d’impiété, & c’est insulter à toutes les bienséances de se donner les airs de parler de Religion dans un Discours public, devant une Académie qui a pour maxime & pour loi de n’en jamais parler dans ses Assemblées.      QUAND on accuse une fameuse Académie d’avoir pour maxime & pour loi de ne jamais parler de Religion dans ses assemblées, c’est une preuve qu’on les a peu fréquentées. Mais Quand, pour blâmer un Académicien d’avoir osé se montrer religieux, on lui impute de s’être donné des airs ; on devroit se rappeller qu’il y a tel autre Académicien qui, pour entrer dans cette société littéraire, s’est aussi donné des airs, sans que personne en fût la dupe ; attendu qu’il y a beaucoup de différence entre le stile noble de la Harangue du 10 mars, & la platte profession de foi de l’Epître au R. P. D. L. T., dont tout le Public a oublié la date.

L’expression « se donner des airs » est ainsi retournée, et adressée à Voltaire, sommé de commencer par rentrer en lui-même avant d’accuser les autres, et aussi, accessoirement, de fréquenter plus assidûment les assemblées de l’Académie, avant d’en parler de manière péremptoire. Il est vrai que la position du Patriarche, en marge du royaume, ne facilite pas son assiduité aux assemblées, ce que suggère peut-être implicitement le pamphlétaire. On voit dès lors que le procédé de la réversion est indissociable de celui de la relance, le retournement contre l’adversaire de ses propres accusations étant l’occasion de lancer contre lui de nouvelles attaques.

Voltaire ne fait d’ailleurs pas autre chose lorsque, dans l’extrait des Quand que nous venons de citer, il déterre l’affaire de la traduction, par Pompignan, de la Prière universelle de Pope. Cette contre-attaque, relayée par l’abbé Morellet qui en fait la matière d’un pamphlet1151, est à nouveau relevée par l’auteur d’une autre série de Quand contre Voltaire, qui s’ouvre sur le portrait de ce « Pécheur notoire de fait & de droit, qui tend à l’impénitence finale » :

‘Il est un homme qui doit son existence au plagiat & à l’envie ; dans les secousses que donnoient à son esprit des mouvemens jaloux, il a souvent enfanté des satyres révoltantes. Il a méconnu son Dieu, il a manqué à son Souverain, il s’est fermé les portes de sa Patrie. Confiné dans un repaire industrieusement acquis des deniers qu’il a sçu tirer de ses finesses typographiques, il éléve encore une voix rauque contre les vivans illustres & les morts. C’est par un tel moyen qu’il se console des orages que son ambition insensée & l’oubli de tous ses devoirs ont suscité [sic] contre sa propre vie. Il débite hardiment des mensonges atroces, parce qu’il ne connoît point la vérité : les regards de cette même vérité le confondroient bientôt s’ils étoient un instant fixés sur lui.’

La série des « quand » commence alors en ces termes :

‘Il est bon cependant de lui dire que
Quand avec un scandale inoui on a osé produire une Epitre à Uranie, où la plus punissable irréligion est présentée, un Poëme de la Pucelle, amas honteux d’impiétés, d’ordures grossières, de criminelles insolences contre son Roi & ce qu’il y a de plus respectable, on ne doit point relever la Priere universelle de Pope ; ou du moins si on a cette audace, on n’a point celle de l’accompagner de faussetés dont on ne sçauroit manquer d’être démenti. Mais quand on a reçu des traitemens ignominieux, qu’il y auroit même de l’indécence à rapporter, est-on sensible à un démenti public1152 ?’

Il apparaît donc que ces « réponses » organisent un dialogue de sourds, au cours duquel les procédés de la réfutation s’appliquent moins à combattre l’idée soutenue par l’adversaire qu’à discréditer l’adversaire en le renvoyant à sa propre imposture. On voit aussi que la riposte adopte souvent la même forme que l’attaque, ce qui peut donner lieu à plusieurs interprétations. En répondant aux Quand par des Quand, le pamphlétaire entend peut-être placer aussi sa riposte sur le plan formel : il s’agirait d’entrer jusqu’au bout dans le jeu de l’adversaire, et de le combattre pour ainsi dire sur son propre terrain. L’effet de série qui en résulte contribue dès lors à l’émergence de modèles de pamphlets. Mais une telle reprise systématique a également pour conséquence de réduire l’originalité du procédé d’écriture en le banalisant, et en lui conférant une dimension conventionnelle : quand la riposte du tac au tac confine au tic, seul demeure un pur jeu formel, dont on exhibe l’artifice.

Notes
1146.

 Les Quand, p. 4.

1147.

 Les Pourquoi, réponse aux ridicules Quand de M. le comte de Tornet, pp. 2-3.

1148.

 Pompignan avait en effet déclaré dans son Discours de réception à l’Académie française : « S’il étoit vrai que dans le siècle où nous vivons, dans ce siècle enyvré de l’Esprit Philosophique & de l’amour des Arts, l’abus des Talens, le mépris de la Religion, & la haine de l’autorité, fussent le caractère dominant de nos Productions, n’en doutons pas, MESSIEURS, la Postérité, ce Juge impartial de tous les siècles, prononceroit souverainement que nous n’avons eu qu’une fausse Littérature & qu’une vaine Philosophie » (pp. 2-3).

1149.

 Les Quand, pp. 4-5 (nous soulignons).

1150.

 Les VII Quand en manière des VIII de M. de V., pp. 7-8.

1151.

 La Prière universelle, traduite de l’anglais de M. Pope, par l’auteur du Discours prononcé le 10 mars à l’Académie française.

1152.

 Les Quand, ou Avis salutaires à un Pécheur notoire de fait & de droit, qui tend à l’impénitence finale, pp. 1-2.