b. L’émergence De Modèles De Pamphlets

C’est bien cette dimension artificielle, et potentiellement ennuyeuse, que souligne l’« apprenti bel-esprit » qui rédige Les VII Quand en manière des VIII de M. de V. Il explique en effet à « M. son père, en province » que n’ayant pu s’élever « jusques aux grands ouvrages » de « notre plus fameux Poëte tragique », il aurait dû s’exercer à « copier ses petites productions » :

‘Je me suis nourri de mon modèle ; je l’ai médité ; & j’ai fait, vaille que vaille, une noirceur qui a toutes les élégances de la sienne. Ne jugez de mon stile qu’après avoir lu le petit Ecrit du grand Philosophe, qui m’a servi de guide. Si, après cela, les QUAND vous ennuient ; si vous trouvez la monotonie insipide, & plus de fiel que de sel dans la plaisanterie, vous direz : Hoc Ciceronis habet 1153.’

Par la succession mécanique des « quand » qu’il reproduit avec application1154, l’« apprenti bel-esprit » entend montrer qu’il peut s’élever au niveau de son « modèle » ; mais il suggère aussi que le « petit Ecrit du grand Philosophe » est aussi justiciable de la « monotonie insipide » que peut inspirer la lecture de sa copie.

C’est le même artifice du procédé que pointe Le Franc, dans le Dialogue qu’il noue avec Voltaire lorsque ce dernier, « ennuyé du séjour des Délices », vient lui demander d’intercéder en sa faveur, afin qu’il puisse de nouveau se « rendre à Paris, pour en troubler la paix » :

               LE F.
[...]
Dis-moi : viens-tu chez nous à cinq ou six Libraires
De quelque autre Kan-Kan vendre les Exemplaires ?
Et ton retour n’est-il qu’un manége nouveau
Pour mieux au fond du coeur m’enfoncer le couteau1155 ?

Le jeu de mots est repris dans le chant second du Pauvre Diable, et placé à présent dans la bouche de Voltaire, qui évoque complaisamment son abondante production :

     LA soeur du Pot, mon Ode au Roi de Prusse,
Lorsque j’étois favori Chambellan,
Sont des morceaux ! Sur-tout j’aime le Russe,
Et les Quands Quands au sieur de Pompignan.
J’ai tant écrit que l’on voit bien que l’ame
Use à la fin les fibres du cerveau :
Tel un guerrier qui se sert de sa lame,
En peu de tems voit s’user son fourreau1156.

Au-delà de l’intention polémique, il est pourtant évident que de tels « Quands Quands » ont connu une certaine faveur. La forme en a d’une part été reprise, comme nous venons de le voir, par les adversaires de Voltaire dans leur défense de Pompignan. Mais c’est aussi avec des Quand que La Condamine lance la première salve contre l’auteur de la comédie des Philosophes 1157. Toujours au cours de sa “ chasse au Pompignan ”, on se souvient que les Quand de Voltaire sont bientôt relayés par les Si et les Pourquoi de l’abbé Morellet, qui reprend le même principe structurel, auxquels répondent les Nouveaux Si et Pourquoi. Voltaire achève enfin de faire passer Pompignan « par les particules1158 » avec les Pour, les Que, les Qui, les Quoi, les Oui et les Non, qu’il rassemble, dans le Recueil des facéties parisiennes sous le titre d’« Assemblée des monosyllabes ». Signalons enfin que la campagne contre Palissot fait naître des Qu’est-ce, à l’auteur de la comédie des Philosophes, ainsi que des Si et des Mais...

La forme des monosyllabes, créée par Voltaire, est donc à l’origine d’une abondante postérité, qui dépasse la seule querelle suscitée par le discours de réception de Pompignan, et l’effet de série qui se constitue au fil des « réponses » tend à imposer un certain modèle de pamphlets. Voltaire paraît d’ailleurs en être conscient, lorsqu’il écrit à d’Alembert, le 10 juin 1760 (Best. D 8968) :

‘Mon cher philosophe et mon maître, les si, les pourquoi sont bien vigoureux. Les remarques sur la prière du déiste, fines, et justes ; cela restera. On pourrait y joindre les que, les oui, les non, parce qu’ils sont plaisants, et qu’il faut rire. On a oublié le cadavre sur lequel on vient de faire toutes ces expériences, et les expériences subsisteront.’

C’est dire qu’au-delà du « cadavre », malgré tout encore chaud, de la querelle avec Pompignan, les « expériences » littéraires qui viennent d’être conduites survivront à l’oubli dans lequel Moïse de Montauban et son discours ne manqueront pas d’être ensevelis. Et de fait « toutes ces expériences » sont parmi les plus originales en matière de création de formes pamphlétaires au cours de la période qui nous occupe. Car bien souvent, la forme dans laquelle se glisse la fiction mise en place dans les pamphlets est une forme empruntée à une tradition antérieure que les pamphlétaires revisitent et subvertissent, jouant de la parodie et du pastiche.

Notes
1153.

 Les VII Quand en manière des VIII de M. de V., pp. 4-5.

1154.

 La copie atteint son paroxysme dans les Réponses aux Quand, aux Si et aux Pourquoi, qui se répondent respectivement, et quasiment dans l’ordre, « quand » par « quand », « si » par « si » et « pourquoi » par « pourquoi ».

1155.

 Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire, p. 18.

1156.

 Le Pauvre Diable, chant second, p. 13.

1157.

 Les Quand, adressés au S r  Palissot.

1158.

 L’expression est de l’abbé Morellet. Précisons, pour être complet, qu’en 1761 Voltaire, renouant avec la prose, fait paraître les Car et les Ah ! Ah !, adressés au même Pompignan. Sur l’ensemble du développement de cette querelle, voir notre deuxième partie, chap. 3.