a. De La Parodie Au Travestissement

Dans notre corpus, seul le Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire est explicitement désigné, par son titre, comme une « Parodie de la Scene V. du IIe. Acte de la Tragédie de Mahomet ». Et de fait, un tel texte correspond bien à l’analyse que propose Gérard Genette du « travestissement burlesque ». En effet, ce Dialogue « récrit [...] un texte noble, en conservant son “ action ”, c’est-à-dire à la fois son contenu fondamental et son mouvement (en termes rhétoriques, son invention et sa disposition), mais en lui imposant une tout autre élocution, c’est-à-dire un autre “ style ”, au sens classique du terme, plus proche de ce que nous appelons depuis le Degré zéro une “ écriture ”, puisqu’il s’agit là d’un style de genre1161 ».

Lors des premières représentations, en 1741 à Lille puis en 1742 à Paris, la pièce que la postérité désignera comme « la tragédie de Mahomet » a pour titre principal Le Fanatisme. Ce qui met en exergue la dimension “ philosophique ” d’une pièce dont l’intrigue se noue autour de deux personnages principaux : Zopire, sheik de La Mecque, qui éprouve une haine absolue à l’égard de Mahomet, qui a tué ses deux enfants et se trouve dépeint comme un faux prophète fanatique et sanguinaire. À la scène 5 de l’acte II, Mahomet se rend auprès de Zopire et lui propose de conclure la paix. Ce faisant il dévoile au spectateur son véritable visage. Dans le pamphlet qui se présente comme une « parodie » de cette scène, l’auteur respecte certes au plus près l’hypotexte de Voltaire, mais lui confère bien, selon l’expression de Gérard Genette, une « tout autre élocution », polémique à plusieurs égards. Tout d’abord, le caractère proprement burlesque de la parodie réside dans le fait que Voltaire, qui joue le rôle de son personnage de Mahomet, est ici mis en scène dans une posture fortement humiliante. On se souvient en effet que le texte de la parodie est précédé d’une rapide introduction qui en indique le contexte : ennuyé de son séjour des Délices, Voltaire a en vain fait jouer ses relations pour rentrer en France ; il en est ainsi réduit à implorer l’intercession de Pompignan, qu’il vient de tourner en ridicule au cours de la campagne contre son discours de réception à l’Académie. Mais la dimension polémique de cette parodie peut également se lire à un autre niveau : en choisissant précisément de transformer une pièce qui s’intitule Le Fanatisme, l’auteur du pamphlet retourne contre leur « oracle », l’accusation même de fanatisme que les « nouveaux philosophes » profèrent à l’encontre des anti-philosophes1162. La comparaison de l’hypotexte voltairien et de son hypertexte parodique met alors en évidence de quelle manière l’agression se développe à la faveur d’une série de transpositions à vocation polémique.

Si donc Voltaire joue le rôle du faux prophète Mahomet, Pompignan reçoit quant à lui celui de Zopire, son irréconciliable ennemi, ce qui est tout à son avantage1163. L’attaque se poursuit lorsque Voltaire-Mahomet dévoile à son interlocuteur le « grand projet » qui est le sien :

Le Fanatisme, ou Mahomet le prophète, II, 5 1164 Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire 1165

MAHOMET.

Si j’avais à répondre à d’autres qu’à Zopire,
Je ne ferais parler que le dieu qui m’inspire ;
Le glaive et l’Alcoran, dans mes sanglantes mains,
Imposeraient silence au reste des humains ;
Ma voix ferait sur eux les effets du tonnerre,
Et je verrais leurs fronts attachés à la terre :
Mais je te parle en homme, et sans rien déguiser ;
Je me sens assez grand pour ne pas t’abuser.
Vois quel est Mahomet : nous sommes seuls ;
[ écoute :
Je suis ambitieux ; tout homme l’est, sans doute ;
Mais jamais roi, pontife, ou chef, ou citoyen,
Ne conçut un projet aussi grand que le mien.
Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre,
Par les lois, par les arts, et surtout par la guerre ;
Le temps de l’Arabie est à la fin venu.
Ce peuple généreux, trop longtemps inconnu,
Laissait dans ses déserts ensevelir sa gloire ;
Voici les jours nouveaux marqués pour la victoire.
Vois du nord au midi l’univers désolé,
La Perse encor sanglante, et son trône ébranlé,
L’Inde esclave et timide, et l’Égypte abaissée,
Des murs de Constantin la splendeur éclispée ;
Vois l’empire romain tombant de toutes parts,
Ce grand corps déchiré, dont les membres épars
Languissent dispersés sans honneur et sans vie :
Sur ces débris du monde élevons l’Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers ;
Il faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers.

V.

A tout autre qu’à toi si j’avois à répondre,
Pompignan, d’un seul mot je sçaurois le confondre ;
Loke, Bayle & Newton, dans mes tremblantes mains,
Imposeroient silence au reste des humains :
Ma voix feroit sur eux les effets du tonnerre,
Et je verrois leurs fronts attachés à la terre ;
Mais je te parle en homme, & sans rien déguiser ;
Je n’en sçais pas encor assez pour t’abuser.
Vois quel est Arouet, nous sommes seuls, écoute.

Je suis ambitieux, tout Auteur l’est sans doute ;
Mais jamais Orateur, Poëte, Historien
Ne conçut un projet aussi grand que le mien.
Aux Auteurs de mon tems, qui brilloient sur la terre
Ma plume impérieuse a déclaré la guerre ;
A l’hyver de mes ans me voilà parvenu,
Le Franc, il faut mourir ainsi qu’on a vécu.
Voici qu’un nouveau champ de dispute & de gloire
Promet à mon vieux front les fleurs de la victoire.
Vois par cent Visigoths le Pinde désolé,
Et sur son propre Thrône Apollon ébranlé,
Vois de nos Dalemberts la splendeur éclipsée,
Et l’Encyclopédie à Paris terrassée,
Ce colosse orgueilleux tombant de toutes parts,
Ce grand corps déchiré, dont les membres épars
Languissent dispersés sans honneur & sans vie :
Vien, vengeons mon Phoebus & ma Philosophie,
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers,
Il faut un nouveau goût pour l’aveugle Univers.

On le voit, le changement de personnage (« Auteur », « Orateur, Poëte, Historien » remplacent « homme », « roi, pontife, ou chef, ou citoyen ») implique des transpositions qui affectent à la fois le référent (Mahomet situe son action à l’échelle de l’« univers » ; Arouet, à celle - sensiblement réduite - du « Pinde »), mais aussi l’enjeu du « projet » échafaudé : il s’agit d’imposer non plus « un nouveau dieu pour l’aveugle univers », mais « un nouveau goût ». La substitution est d’ailleurs en soi significative, puisque Voltaire se trouve resitué dans la lignée des adversaires de la religion. C’est ainsi que les armes offensives dont pouvait se prévaloir Mahomet (« Le glaive et l’Alcoran ») deviennent ces autorités que sont « Loke, Bayle, & Newton », censées « impos[er] silence au reste des humains ».

Reste que si l’univers apparaît « désolé », le « Pinde » ne l’est pas moins en 1760. Car, avec la suppression du privilège de l’Encyclopédie décrétée l’année précédente, la « splendeur » de « nos Dalemberts » se trouve « éclipsée », et « l’Encyclopédie » ainsi « terrassée » ressemble à un « colosse orgueilleux tombant de toutes parts ». L’impact de tels traits apparaît alors d’autant plus fort que ce bilan désastreux de l’entreprise des philosophes est dressé par l’un des leurs, et particulièrement par celui qui vient de monter en première ligne pour prendre publiquement leur défense contre les accusations du discours de réception de Pompignan. Cet adversaire ne semble d’ailleurs guère à craindre. Selon le même procédé de l’aveu placé dans la bouche de l’intéressé1166, le discours de Voltaire ne cesse de trahir ses propres faiblesses : autant Mahomet pouvait brandir la menace de ses « sanglantes mains », autant celles d’Arouet1167 se présentent comme « tremblantes » ; en outre, si Mahomet se sentait « assez grand pour ne pas [...] abuser » Zopire, Arouet avoue qu’il « n’en sçait pas encore assez pour [...] abuser » Le Franc. L’effet de contraste n’en est que plus frappant : les menaces proférées par le faux prophète en deviennent ridicules, et non plus redoutables.

Ce que souligne aussitôt Le Franc dans la réplique suivante. Voltaire ne manque en effet pas de prétention, s’il veut « nous instruire », tout « foible, aveugle, incertain » qu’il est :

Le Fanatisme, ou Mahomet le prophète, II, 5 1168 Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire 1169

ZOPIRE.

Voilà donc tes desseins ! c’est donc toi dont l’audace

De la terre à ton gré prétend changer la face !
Tu veux, en apportant le carnage et l’effroi,
Commander aux humains de penser comme toi :
Tu ravages le monde, et tu prétends l’instruire.

LE F.

Voilà donc tes desseins ! C’est donc toi dont l’auda-
[ ce
De la France, à ton gré, prétend changer la face ?
Tu veux, en etouffant la raison & la foi,
Commander aux humains de douter comme toi !
Foible, aveugle, incertain, tu prétends nous ins-
[ truire ?

Car Voltaire est animé d’une intention de domination despotique, qui s’assigne pour objectif d’« etouff[er] la raison & la foi », afin d’instaurer le règne du « doute ». Le Franc glose ainsi les propos par lesquels Voltaire avait achevé sa tirade : désireux de « dominer par-tout », il déclarait en effet : « Au joug des préjugés j’arrache ma Patrie, / Je détruis le fatras de la Théologie ». Or une telle entreprise ne va pas sans cynisme, puisqu’il s’agit pour les « esprits forts » de « gouvern[er] l’esprit des vulgaires Humains », le cas échéant en usant du « droit de tromper » : « Oui, je connois le Peuple, il a besoin d’erreur : / Oui ; ma philosophie est ici nécessaire1170 ». Déclaration qui correspond à celle que Mahomet adressait à Zopire : « Oui ; je connais ton peuple, il a besoin d’erreur ; / Ou véritable ou faux, mon culte est nécessaire1171 ». Notons enfin que le remplacement de « mon culte » par « ma philosophie » parachève le portrait du philosophe Voltaire en chef de secte.

Encore faut-il préciser que c’est l’« intérêt1172 » qui guide ici Voltaire-Mahomet. Le pamphlétaire n’a ainsi qu’à reprendre la réponse de Zopire au faux prophète Mahomet : « L’intérêt est ton dieu, le mien est l’équité ; / Entre ces ennemis il n’est point de traité1173 ». Face à une telle impasse, Voltaire-Mahomet avance un nouvel argument : il apprend à son interlocuteur que ses enfants, qu’il croyait morts, sont encore en vie1174. Mais s’il veut les revoir, Le Franc-Zopire doit accepter un marché :

Le Fanatisme, ou Mahomet le prophète, II, 5 1175 Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire 1176

MAHOMET.

[...] il faut m’aider à tromper l’univers ;
Il faut rendre la Mecque, abandonner ton temple,
De la crédulité donner à tous l’exemple,
Annoncer l’Alcoran aux peuples effrayés,
Me servir en prophète, et tomber à mes pieds :
Je te rendrai ton fils, et je serai ton gendre.

ZOPIRE.

Mahomet, je suis père, et je porte un coeur tendre.
Après quinze ans d’ennuis, retrouver mes enfants,
Les revoir, et mourir dans leurs embrassements,
C’est le premier des biens pour mon âme attendrie :
Mais s’il faut à ton culte asservir ma patrie,
Ou de ma propre main les immoler tous deux ;
Connais-moi, Mahomet, mon choix n’est pas dou-
[ teux.
Adieu.

MAHOMET, seul.

Fier citoyen, vieillard inexorable,
Je serai plus que toi cruel, impitoyable.

V.

[...] il faut m’aider à tromper l’Univers,
Abjurer ton Discours & me bâtir un Temple,
De l’incrédulité donner à tous l’exemple,
Aux Peuples éblouis vanter mon Alcoran,
Parler en Philosophe, & vivre en Charlatan :
Je te rendrai ta Fille, & je serai ton Gendre.

LE F.

Arouet, je suis pere, & je porte un coeur tendre.
Retrouver une fille, après tant de tourmens,
La revoir, & mourir dans ses embrassemens,
C’est le premier des biens pour mon ame attendrie :
Mais s’il faut à ton joug asservir ma Patrie,
Ou tuer de ma main mon Alzire à tes yeux,
Arouet, connois-moi, mon choix n’est pas douteux ;

Adieu.

V.

Fier ennemi, Chrétien inébranlable,
Je serai plus que toi cruel, impitoyable.

La fin de cette scène reprend l’idée maîtresse qui a été développée auparavant : si Mahomet voulait imposer un faux culte, l’entreprise voltairienne est délibérément iconoclaste, comme l’indique la substitution d’« incrédulité » à « crédulité ». Ce qui permet au pamphlétaire d’accompagner la virulente charge qu’il lance contre Voltaire d’une vibrante apologie de son « fier ennemi » : parce qu’il a su résister à la tentation d’accepter l’odieux marché qui lui est proposé, Le Franc peut être reconnu par son adversaire même comme un « Chrétien inébranlable »...

On voit donc comment s’opère le passage de la « parodie » au « travestissement ». Par le choix de l’hypotexte, par le changement d’« élocution » qui résulte de l’élaboration d’un autre contexte, enfin par les séries de transpositions qui en découlent, le pamphlétaire détourne le texte de l’adversaire et assigne à sa parodie une visée à la fois dégradante et polémique.

La dimension parodique est en revanche implicite dans La Petite Encyclopédie ou Dictionnaire des philosophes, ouvrage posthume d’un de ces messieurs que Chaumeix publie de manière anonyme en 1761. À la suite du titre, la préface du pamphlet met clairement l’accent sur les emprunts de l’auteur à l’ouvrage de Diderot et d’Alembert :

‘J’ai emprunté de cette grande & belle collection la marche & la méthode, & sur-tout cette idée admirable de marquer par des RENVOIS l’enchaînement des pensées, ce qui fait un tout d’une multitude de parties éparses çà & là. C’est-là, sans doute, une des plus belles inventions de l’esprit humain, qui seule seroit capable d’immortaliser ceux qui en sont les Auteurs1177.’

On voit également que s’opère d’entrée de jeu ce glissement du ludique au satirique dont nous parlions plus haut, à la faveur notamment de l’épigraphe (Ridiculum acri / Fortiùs & meliùs plerùmque secat res), qui éclaire d’un jour ironique et le titre, et les termes hyperboliques par lesquels l’auteur désigne « cette grande & belle collection », ainsi que l’« idée admirable » d’avoir recours au système des renvois, « une des plus belles inventions de l’esprit humain ».

Invention qu’il ne tarde d’ailleurs pas à mettre lui-même en pratique, non seulement en insérant dans sa Petite Encyclopédie un article « Renvoi », mais en se prêtant aussi au jeu, d’une manière explicite ou implicite. C’est ainsi par exemple que, toujours sur le mode ironique, l’auteur-philosophe (qui, ne l’oublions pas, est censé être « un de ces messieurs » s’exprimant d’une manière quasi testamentaire dans cet « ouvrage posthume ») se lance dans une défense de la bizarrerie :

‘BIZARRE. On a bien mal à propos rendu ce mot & ce qu’il signifie, odieux & méprisable. Les hommes, qu’on appelle Bizarres, sont de véritables Philosophes. Qu’est-ce en effet qu’un homme Bizarre ? C’est un homme, qui fronde les préjugés & les idées reçuës, qui pense, parle, agit, au rebours des autres hommes, qui ne connoit pour loix que ses goûts, que rien ne gêne, ni égards, ni bienséances, ni coutumes. Or quoi de plus philosophique que ce caractère ? Ne sont-ce pas là les vrais Sages.
Je le dis avec douleur : mais je ne puis m’en taire. La Philosophie est devenuë trop commune ; il n’y a plus ni mérite, ni distinction à être Philosophe. Je ne donne pas dix ans à notre France, & il faudra avoir de la Religion, pour se distinguer du peuple, & il n’est pas nécessaire d’avertir combien la signification de ce mot est étenduë. Plusieurs s’applaudissent de ce que les centres de lumières s’étendent, & que les centres des ténébres se retrécissent. Je ne sais pas, s’il ne seroit pas plus convenable de s’en plaindre. Car enfin il est triste de penser comme tout le monde.’

Définition du philosophe qui est reprise, presque dans les mêmes termes, dans l’article « Paradoxes » :

‘PARADOXES. C’est ici la Patrie & l’Empire du Philosophe. C’est ici où il habite, où il triomphe, où il régne. Persuadé qu’il est, que les opinions les mieux établies sont des préjugés, il doit prendre le contrepied des idées reçuës. Plus une opinion a pour elle de preuves & d’autorités, plus il est glorieux au Philosophe de s’en écarter, & de penser autrement que le Vulgaire. C’est dommage que le peuple croie, qu’il est jour en plein midi, & qu’on ne puisse le nier1178.’

Ces opinions « bizarres » et si éloignées de celles du « Vulgaire » seront dès lors évoquées dans l’article « Philosophie », qui commence en ces termes :

‘PHILOSOPHIE, PHILOSOPHIQUE. Les Philosophes de ce siécle ont enfin reconnu le véritable objet des études du Sage, qui est de tout diriger à la perfection des Moeurs, Histoire, Chronologie, Géographie, Physique, Histoire naturelle, Loix, tout a été de leur ressort ; ils ont fait des recherches sur tout. Mais, dans toutes leurs recherches, ils ont eu pour but, non de perfectionner les Arts, la Navigation, le Commerce, la Politique, la Connoissance des Tems ; mais de détruire les anciens préjugés en fait de Religion ou de Moeurs, & de parvenir à l’établissement d’une morale utile1179.’

Selon un procédé à présent éprouvé, après avoir, dans l’article « Gouvernement », extrait de leur contexte certaines propositions figurant dans l’Encyclopédie 1180, Chaumeix conclut :

‘Ces principes, il est vrai, poussés jusqu’à leurs dernières conséquences, pourroient ébranler tous les trônes de l’Europe, & armer contre les Souverains le mécontentement des peuples. Mais cela n’empêche pas que l’Esprit Philosophique, qui les a produit, ne soit le Pacificateur des Empires, comme l’a dit un de nos Sages1181.’

Le lecteur est dès lors implicitement invité à se reporter à l’article « Esprit philosophique », dans lequel il peut lire :

L’ESPRIT PHILOSOPHIQUE est le Pacificateur des Empires. Voyez-en la preuve aux mots Esprit, Gouvernement, Autorité, Crimes, Intérêt, Punitions, Libertinage, Bonheur, Pudeur, &c. &c. &c.1182

Les renvois sont cette fois-ci explicités et dirigés, au-delà du seul article « Gouvernement », vers une suite d’articles dont les noms donnent un avant-goût de la dimension pacificatrice de l’esprit philosophique, et qui pourrait, semble-t-il, être prolongée à l’envi. Admirable manière en effet de faire « un tout d’une multitude de parties éparses çà & là » !

Cette parodie de la forme même de l’Encyclopédie, et du mode de fonctionnement qui en découle, est donc fortement investie d’une visée satirique. On retrouve du reste, d’un article à l’autre, le fonds commun des accusations portées contre les philosophes par les anti-philosophes1183, à commencer par Chaumeix lui-même. Dans l’avant-propos du livre second de ses Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, il explique en effet que son « dessein »

‘n’est pas de rapporter tout ce que ce Dictionnaire renferme de répréhensible. Cela formeroit un Recueil trop gros, & fort ennuyeux.
Je me contenterai d’exposer sous divers titres un petit nombre de passages, qui montreront assez combien sont dangereux les sentimens des Auteurs sur les sujets les plus importants.
Qu’y a-t-il en effet de plus contraire à la Religion & aux règles des moeurs, qu’une prétendue Philosophie, qui conduit à l’Incrédulité, qui révoque tout en doute, & qui ne présente que ténèbres & obscurités1184 ?’

Gageons que la parodie que forme cette « petite » encyclopédie est aussi un moyen d’éviter de commettre « un Recueil trop gros, & fort ennuyeux »... Signalons enfin qu’outre la dimension satirique évidente de l’ouvrage, La Petite Encyclopédie fait aussi bon accueil aux personnalités. La préface se signale en effet par cette chute : « Jeune homme, quand il te tombera entre les mains, prens, lis, & médite. Tu trouveras ici tout ce qu’on a jamais sû, & tout ce qu’on peut savoir ». On aura reconnu la formule liminaire des Pensées sur l’interprétation de la nature si fréquemment brocardée par les anti-philosophes. Formule dont on perçoit aussi un écho dans la dernière phrase de l’article « Paradoxes » déjà cité :

‘Jeune Homme, souviens-toi, que tu dois juger de tes progrès dans l’étude de la Sagesse, par le plus ou le moins de goût, que tu as pour les Paradoxes1185.’

La parodie peut enfin prendre un tour quelque peu systématique et mécanique, comme on l’observe dans la Relation de la maladie, de la confession, de la fin de M. de Voltaire, et de ce qui s’ensuivit, qui fait très explicitement écho à la Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l’apparition du jésuite Berthier. L’hypertexte, attribué à Nicolas-Joseph Sélis, reprend ainsi dans son développement l’argument d’ensemble du pamphlet de Voltaire, en ne faisant guère que substituer le personnage du Patriarche à celui du rédacteur du Journal de Trévoux. Dans une lettre adressée le 26 mars 1761 à Damilaville et à Thieriot (Best. D 9699), Voltaire se contente d’ailleurs de signaler avoir « reçu la fade Imitation de la mort et de l’apparition du révérend père Berthier », et ajoute, dans un laconique mépris : « O imitatores, servum pecus ». Dans la Correspondance littéraire du 1er mars, Grimm était plus loquace : après avoir rapproché ce « rendu », qu’il attribue faussement à La Beaumelle, de la « petite brochure bien gaie et bien folle » du Patriarche, il ajoute : « Vous y trouverez quelques traits plaisants ; mais tout est lourd et maussade comme il convient à un homme qui ne sait rendre qu’en imitant servilement les plaisanteries de son adversaire1186 ».

On perçoit les difficultés que présente la « transformation » qui préside à l’écriture parodique : si l’on suit de trop près le texte-cible, on encourt le risque de la platitude, et en rendant d’une manière trop mécanique les procédés de l’adversaire, on s’expose à être « lourd et maussade » quand l’adversaire s’est montré « gai » et « fou »1187.

Nous retrouvons là une idée que nous avons rencontrée lorsque nous avons analysé le principe de la « réponse »1188, à laquelle nous pouvons maintenant apporter un éclairage nouveau. Nous avons vu en effet que la parution des Quand de Voltaire contre Pompignan a donné lieu à toute une série de pamphlets adoptant cette même forme, au point que nous avons cru discerner, dans cette production en série, l’émergence d’une forme de pamphlet. Si donc le premier en date de ces textes, Les VII Quand en manière des VIII de M. de Voltaire, peut, au regard de notre présente analyse, être considéré comme une parodie des Quand, la reproduction plus ou moins mécanique de la même forme dans les pamphlets qui suivent semble faire évoluer la relation transtextuelle vers la catégorie du pastiche. Car, comme l’explique Gérard Genette, « contrairement à la parodie, dont la fonction est de détourner la lettre d’un texte, et qui se donne donc pour contrainte compensatoire de la respecter au plus près, le pastiche, dont la fonction est d’imiter la lettre, met son point d’honneur à lui devoir littéralement le moins possible ». En effet, « le parodiste ou le travestisseur se saisit d’un texte et le transforme selon telle contrainte formelle ou telle invention sémantique, ou le transpose uniformément et comme mécaniquement dans un autre style. Le pasticheur se saisit d’un style [...], et ce style lui dicte son texte. Autrement dit, le parodiste ou le travestisseur a essentiellement affaire à un texte, et accessoirement à un style ; inversement l’imitateur a essentiellement affaire à un style, et accessoirement à un texte1189 ». On voit dès lors que la frontière entre parodie et pastiche, même lorsqu’elle repose sur des distinctions structurales, n’est pas aisée à tracer1190.

Notes
1161.

 Ibid., pp. 80-81.

1162.

 Sur cette question, voir notre cinquième partie, chap. 1, § 1.2.

1163.

 Lorsqu’il évoque cette scène de Mahomet, Rousseau estime en effet qu’elle « est conduite avec tant d’art que Mahomet, sans rien perdre de la supériorité qui lui est propre, est pourtant éclipsé par le simple bon sens de Zopire » (Oeuvres complètes, Paris, Garnier, t. IV, p. 128, n. 1). Ajoutons que l’art du pamphlétaire va en outre consister à entacher quelque peu la « supériorité » propre au personnage de Mahomet.

1164.

 Mahomet, pp. 124-125 (nous soulignons).

1165.

 Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire, ou Parodie de la Scene V du II e . Acte de la Tragédie de Mahomet, pp. 19-20 (nous soulignons).

1166.

 Voir notre chap. 2, § 1.2.

1167.

 Le choix de désigner Voltaire sous le nom d’« Arouet » nous paraît également s’accorder avec la volonté de rabaisser l’adversaire. Certes, par ses sonorités, « Arouet » est plus proche de « Mahomet » que « Voltaire ». Mais c’est aussi une manière, pour le pamphlétaire, de rappeler les origines bourgeoises de M. de Voltaire, alors même que ce dernier vient de présenter Pompignan, avec un mépris tout aristocratique, comme un « petit Bourgeois d’une petite Ville » (La Vanité, p. 43).

1168.

 Mahomet, p. 125 (nous soulignons).

1169.

 Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire, p. 20 (nous soulignons).

1170.

 Ibid., pp. 20-21.

1171.

 Mahomet, p. 126.

1172.

 Sur ce lieu commun de la représentation que les anti-philosophes proposent des philosophes, voir notre chap. 2, § 3.1.

1173.

 Mahomet, p. 127 et Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire, p. 22.

1174.

 La parodie ne fait mention que d’un seul enfant... qui a pour nom Alzire. Une note explicite alors l’allusion, d’une manière il est vrai un peu partiale : « M. Le F. avoit fait la Tragédie d’Alzire : il la confia à M. de Voltaire, en le priant de l’examiner. Celui-ci abusa du dépôt, pilla M. Le Franc, & donna Alzire aux Comédiens François » (Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire, p. 23, n.). Voltaire ne serait donc ici coupable que d’un enlèvement. Sur les antécédents de la querelle entre Voltaire et Pompignan avant le discours de 1760, voir notre deuxième partie, chap. 3.

1175.

 Mahomet, pp. 127-128 (nous soulignons).

1176.

 Dialogue entre MM. Le Franc & Voltaire, p. 24 (nous soulignons).

1177.

 La Petite Encyclopédie, Préface, p. VI.

1178.

 Ibid., pp. 39-40 et 148.

1179.

 Ibid., p. 153.

1180.

 Sur le principe de l’extraction malveillante, et plus particulièrement sur le détournement, opéré par Palissot, de certaines phrases de l’article « Gouvernement » de l’Encyclopédie, voir notre chap. 1, § 1.3. Dans son article « Gouvernement », Chaumeix procède de manière analogue, en épinglant d’autres citations.

1181.

 La Petite Encyclopédie, p. 97.

1182.

 Ibid., p. 155.

1183.

 Sur cette question, voir notre chap. 2, § 3.1.

1184.

 A.-J. de Chaumeix, Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, pp. 115-116.

1185.

 La Petite Encyclopédie, pp. VII-VIII et 148.

1186.

 Cor. lit., t. IV, p. 357.

1187.

 Sur la question du ton de rigueur lorsqu’on se pique d’« honorer » son adversaire d’une « plaisanterie », voir notre chap. 4.

1188.

 Voir le § 1.

1189.

 G. Genette, Palimpsestes, pp. 102 et 107. Le critique précise que « le concept de style doit être pris ici dans son sens le plus large : c’est une manière, sur le plan thématique comme sur le plan formel ».

1190.

 Une semblable analyse pourrait être conduite à propos de la Dunciade qu’en 1764 Palissot fait d’abord paraître en trois chants puis, dans la version augmentée de 1771, en dix chants. Palissot, qui reprend dans ses grandes lignes l’argument que Pope avant lui avait mis en place dans sa propre Dunciade, semble bien se livrer à une parodie qui entretient avec son hypotexte une relation ludique (ce qui ne préjuge absolument pas du contenu évidemment satirique des deux textes). Or Palissot rattache aussi son texte à la veine satirique de Boileau, voire au genre plus vaste encore de la « poésie épique ». Envisagé sous cet angle, sa Dunciade peut alors être définie comme un pastiche, imitant ce « style ». Que dire enfin de ce « chant quatrième » intitulé Le Bâton, et ajouté en 1764 à la Dunciade en trois chants de Palissot par un certain Nougaret, dont l’intention est à l’évidence de tourner en ridicule le texte de Palissot ? Parodie, ou plutôt travestissement, si l’on n’envisage que les relations que le « chant quatrième » entretient avec la Dunciade ; mais pastiche à coup sûr, si l’hypotexte se trouve intégré dans cette “ tradition ” qui, par-delà Pope, Boileau et les autres, remonte au genre de la poésie épique.