b. Du Pastiche À La Charge

Le pastiche consiste donc dans l’imitation d’un « style », ou de textes qui valent essentiellement par la tradition générique à laquelle ils se rattachent. Plus encore que pour la parodie qui, comme nous venons de le voir, atteint presque toujours, par contrecoup, le texte qu’elle travestit, il importe d’opérer une distinction entre le « pastiche » à vocation ludique et la « charge » à vocation satirique. Si en effet nombre de nos pamphlets imitent une forme qui peut être identifiée, il ne s’ensuit pas nécessairement que cette forme même soit la cible d’une attaque qui vise à la détrôner et à en amoindrir la dignité. Le choix d’une telle forme s’explique ainsi souvent par un souci purement ludique : les coups décochés à l’adversaire sont en effet “ enrobés ” dans une forme plaisante, comme un excipient sucré facilite l’absorption de l’amertume du remède ou du poison, selon que l’on se place du point de vue du pamphlétaire ou de son adversaire. Pourtant, le recours à telle ou telle forme n’est parfois pas fortuit, et laisse entrevoir une offensive qui se développe sur le mode de la double détente, le contenu proprement dit des attaques étant en quelque sorte renforcé par le choix d’une forme elle-même polémiquement connotée. Resterait à décider si la dimension satirique du texte ne peut dès lors pas entacher la forme imitée, et faire évoluer le pastiche vers la « charge ».

La question se trouve ainsi exacerbée lorsqu’on considère les pamphlets qui épousent la forme de certains textes religieux. Signalons que non seulement, et c’est une évidence, une telle littérature jouit à l’époque d’une abondante tradition, mais aussi que la démarche qui consiste à en élaborer des pastiches n’est elle-même pas nouvelle : on en trouve ainsi de nombreux exemples dans la production pamphlétaire des siècles antérieurs, que son objet soit politique1191 ou littéraire1192. On peut, avec Marie-Madeleine Fragonard, retenir quatre types de textes religieux : les « textes émis ès qualité, et selon des rhétoriques codifiées, par les autorités ecclésiastiques : bulles, mandements, sermons », les « textes dogmatiques courts, soit abrégés de dogmes (catéchisme1193), soit prières fondamentales du rituel chrétien (Pater, Ave, Credo, etc.) », les « textes sacrés (Bible et surtout Psaumes) et les prières », enfin les « récits hagiographiques ». Or, « dans ces quatre grandes catégories, il y a bien une poétique consciente des différents genres littéraires en cause, soit un ensemble de procédés formels qui permettent d’identifier le genre, même s’il subit des distorsions de contenu et de contexte. Il s’agit bien de textes émis au sein d’une institution ecclésiale, qui sont la marque d’appartenance à cette institution. La foi est essentielle à leur énonciation. Et ils ont bien un usage attesté en marge de leur usage pamphlétaire1194 ».

Nous nous attacherons plus particulièrement aux deux derniers types retenus, à commencer par ces émanations des « textes sacrés » que sont les visions, les prophéties et autres apparitions que les pamphlétaires pastichent avec une particulière ferveur. C’est ainsi que lorsque, indigné par la comédie des Philosophes, l’abbé Morellet écrit « presque d’un trait, et pendant une grande partie de la nuit » la Préface de la comédie des Philosophes ou Vision de Charles Palissot, il se souvient que « deux jours auparavant », au cours d’un dîner chez Trudaine, La Condamine lui avait lu « un petit écrit dans la forme des Quand, où Palissot était peint des pieds à la tête » : « Les faits qu’il avait recueillis se placèrent très naturellement dans le cadre qui s’offrit à moi1195 ». Or ce « cadre » n’est autre que celui d’une vision qui pastiche les prophéties de l’Ancien Testament, selon un mode que, quelques années auparavant, au cours de la querelle des Bouffons, Grimm avait pu éprouver avec Le Petit Prophète de Boehmischbroda 1196. Le pamphlet de Morellet met ainsi en scène un Palissot désemparé, désargenté, prêt à faire « une bonne Satyre contre quelqu’un de [s]es Bienfaiteurs », pourvu qu’elle lui rapporte, lorsqu’une « voix » mystérieusement l’interpelle :

‘ET je roulois ces pensées dans mon esprit, & j’entendis une voix qui m’appelloit par mon nom, & je fus saisi de crainte, car j’ai peur même quand je suis seul, & la voix me rassura & me dit :
JE t’ai choisi entre mille pour sanctifier le Théatre de la Comédie Françoise, pour en faire une Ecole de Religion & pour y combattre la Philosophie, comme on y a combattu le ridicule jusqu’à ce jour [...].’

Ainsi s’explique la génèse de la comédie des Philosophes, placée sous le haut patronage de cette « voix » qui a pour nom la « dévotion politique », comme on l’apprend dans les dernières lignes du texte :

‘ET la voix cessa de parler & je sentis comme un nuage se dissiper devant mes prunelles, & je vis une petite femme vêtue d’un habit de différentes couleurs & elle avoit une ancienne coëffure de la fin du régne de Louis XIV. & elle tenoit un stilet dans sa main droite & dans sa gauche un chapelet, & de son bras pendoient par des cordons des croix de différents ordres, des Bâtons de Commandement, des Mortiers, beaucoup de Mitres, des Brevets de toute espece & une grande quantité de Bourses,
ET elle faisoit beaucoup de grimaces,
ET elle avoit les yeux baissés, regardoit en dessous & derriere elle avec inquiétude.
ET je la voyois grandir sensiblement pendant que je la regardois, & je conjecturai que dans peu de temps elle seroit forte & puissante ;
ET sur son front étoit écrit la dévotion politique ;
ET je me prosternai à ses pieds, & elle me donna une de ses bourses, & elle mit sa main sur ma tête, & je me sentis animé de son esprit, & je me mis à écrire ma Comédie des Philosophes comme il s’ensuit1197.’

L’agressé riposte sur le même mode, en faisant paraître peu après Le Conseil de Lanternes, ou la Véritable Vision de Charles Palissot. Quelques années plus tard, c’est encore en recourant au pastiche des prophéties de l’Ancien Testament que s’exprime Palissot. Son pamphlet, intitulé à nouveau La Véritable Vision de Charles P..., relate alors le réveil de l’auteur, auquel s’adresse cet « Enchanteur Merlin » qu’il vient de mettre en scène dans sa Dunciade :

‘ET je m’éveillai en sursaut, & je reconnus l’Enchanteur Merlin à sa longue barbe blanche ; & j’entendis distinctement ces paroles :
Rassure-toi, mon fils, & quoiqu’il y ait eu des pseudo-prophêtes, tel que celui de Bohémischbroda.
Et d’ignorans Visionnaires, tel que l’Auteur de la Vision,
Et que l’esprit de mensonge ait parlé par leur bouche pour décrier les vrais prophêtes, prens confiance en ce que je vais t’annoncer, & ne te décourage point1198.’

La suite de la prophétie annonce en effet le retour de l’ancien goût, provisoirement éclipsé par la vogue tout éphémère des philosophes. Le style de la prophétie biblique semble dès lors faire école puisque après Grimm, Morellet et Palissot, deux « prédictions » voient le jour, à l’occasion de la parution de La Nouvelle Héloïse, l’une s’en prenant au roman de Rousseau, l’autre, qui lui répond presque point par point, se proposant de venger l’auteur outragé :

Prédiction... 1199 Contre-prédiction... 1200

En ce tems il paroitra en France1201 un homme extraordinaire, venu des bords d’un Lac, & il criera au Peuple, je suis possédé du Démon de l’enthousiasme ; j’ai reçu du ciel le don de l’inconséquence ; je suis Philosophe, & Professeur du paradoxe.
Et la multitude courra sur ses pas, & plusieurs croiront en lui.
Et il leur dira : Vous êtes tous des scélérats & des fripons, vos femmes sont toutes des femmes perdues, &1202 je viens vivre parmi vous. Et il abusera de la douceur naturelle de ce peuple pour lui dire des injures absurdes.
Et il ajoutera, tous les hommes sont vertueux dans le pays où je suis né, & je n’habiterai jamais le pays où je suis né.

En ce tems, il sortira des bords du Lac de Genêve, un jeune homme sage & vertueux, qui voyagera chez le Peuple le plus éclairé de l’Univers. Après avoir longtemps étudié, examiné les moeurs de ce Peuple, il lui dira, vous êtes sçavant, mais corrompu. C’est la société, qui a commencé le mal, les Arts, les Sciences l’acheveront : & peu de personnes le croiront, parceque le mal a déjà des racines très profondes.
Et il leur dira, je suis venu vivre parmi vous, pour m’instruire, & j’ai été faché de voir la corruption de votre société.
Et il dira encore, on est beaucoup plus vertueux dans le pays où je suis né, & je compte aussi retourner parmi les miens.

On voit que toutes ces « visions » parodient la forme stylistique de ces versets bibliques commençant par « et » tels qu’on les trouve, en particulier, dans l’Apocalypse de saint Jean1203, et se développent au futur, sur le mode de la prédiction1204. On observe cependant que lorsque ces prédictions émanent de « voix » qui sont identifiées, celles-ci sont présentées comme des génies tutélaires. De même que la « dévotion politique » pouvait encourager Palissot à écrire sa comédie, c’est l’apparition du diacre Pâris qui réconforte Abraham Chaumeix dans la désolation de son « cachot ténébreux » :

‘Enfin voilà Abraham Chaumeix, écroué par les soixante créanciers, voilà l’école d’Orléans sans maître, & toute la nature en deuil. Le sommeil de la douleur fermoit pour la premiére fois les yeux de ce misérable, & les songes funebres voltigeoient pesament autour de sa tête ; lorsqu’un rayon de lumiere perça le plancher bas & enfumé de ce cachot ténébreux ; Chaumeix sentit ses os se disloquer de frayeur : une voix se fit entendre, il ne douta plus que ce ne fut l’arrêt d’une mort infâme ; eh ! quelle honte pour la pédagogie, dont il étoit le chef ! « Cesse de craindre Abraham, lui dit-elle, rassure-toi. Je suis ce bienheureux Paris qui a fait tant de miracles éclatans dans l’Eglise de St. Médard en présence d’un milion d’ames, & qui en fais encore tous les jours à huis clos dans l’assemblée secrette de mes chers Disciples. Je t’ai pris depuis long-tems sous ma protection auprès du Pere Eternel. Je t’ai suivi de l’oeil dans toutes tes infortunes. Je t’ai plaint ; mais il a fallu expier le crime que tu avois commis, en te donnant pour zélé partisan de cette orgueilleuse Philosophie, qui ne vise à rien moins qu’à tourner tous mes miracles en ridicule, devant un peuple qui permet tout pourvû qu’on le fasse rire1205.’

Mais l’expiation d’Abraham ne sera complète que lorsqu’il aura mené à bien la rédaction des Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie. C’est également l’apparition du feu jésuite Berthier qui bouleverse le cours de la vie de frère Garassise. La « vision » s’accompagne alors des révélations que frère Berthier, de son purgatoire, profère à l’intention de son condisciple, sur le mode de l’auto-critique1206. Ces révélations sont ainsi encadrées par le récit de la naissance et de la dissipation de la « vision » :

‘Le 14 octobre, moi frère Ignace Garassise, petit-neveu de frère Garasse, sur les deux heures après minuit, étant éveillé, j’eus une vision, et voici venir à moi le fantôme de frère Berthier, dont il me prit le plus long et le plus terrible bâillement que j’eusse jamais éprouvé.
     [...]
Ici finit la vision de frère Garassise ; il renonça au Journal de Trévoux, passa à Lisbonne, où il eut de longues conférences avec frère Malagrida, et ensuite alla au Paraguay1207.’

Ainsi s’effectue la transition avec le pamphlet suivant, dans lequel frère Garassise rapporte, devant la « vénérable assemblée » du collège de Louis le Grand, son voyage à Lisbonne. Son arrivée est marquée par une nouvelle apparition de « deux saints », et frère Garassise, sans doute encore rempli de l’esprit saint, adopte dans sa relation ce style des prophéties de l’Ancien Testament que nous avons déjà pu rencontrer, et qui correspond ici à la parodie de la libération de saint Pierre par l’Ange (Actes des Apôtres, 12, 5-10) :

‘En arrivant de nuit à la ville de Lisbonne pour le service de la Compagnie, voici que le ciel s’entrouvrit1208, et que deux saints de notre ordre en descendirent, lesquels saints je ne pus reconnaître, attendu l’énorme quantité que nous en possédons ; et ils avaient les yeux plus perçants, et les oreilles plus longues, et les mains plus crochues que les autres hommes ; et l’un d’eux me dit : « Garassise, neveu de Garasse, cours à la prison des Lions, où est renfermé frère Malagrida, et tu lui parleras, et il te dira des choses » ; et je lui dis : « Comment voulez-vous que j’aille à la prison des Lions, et que frère Malagrida me dise des choses, puisque je n’ai pas les clefs, et que la prison des Lions est gardée par la sainte Hermandad ? » Et le saint me répondit : « Nous serons avec toi, et les portes s’ouvriront » ; et je répondis aux deux saints : « Pourquoi n’y avez-vous pas été vous-mêmes, et pourquoi n’avez-vous pas tiré frère Malagrida de la prison des Lions ? » Et l’un d’eux me dit : « Tu es bien curieux ; ne sais-tu pas que les saints ne peuvent pas tout faire ? Obéis, et marche. »
J’obéis et je marchai ; et voici, les portes de la prison s’ouvrirent : je me prosternai devant frère Malagrida [...]1209.’

Qu’elles donnent forme à l’ensemble du pamphlet ou à un passage seulement du texte, les visions et prophéties imitées des textes sacrés fournissent au pamphlétaire un cadre à l’intérieur duquel il va pouvoir déployer ses attaques : elles apparaissent ainsi tantôt comme un « cadre » stylistique, selon l’expression citée de l’abbé Morellet, tantôt comme un réservoir de situations piquantes, susceptibles d’être investies d’une intention polémique. De semblables fonctions sont également assignées à cet autre type de littérature religieuse que constituent les récits hagiographiques. C’est ainsi par exemple que les deux dernières parties du Mémoire pour Abraham Chaumeix s’intitulent respectivement « Principaux traits de la vie et des miracles d’Abraham Chaumeix » et « Suite de la vie d’Abraham Chaumeix ; Histoire de son Crucifiment 1210 ». Ces « traits » dessinent alors l’itinéraire d’un saint, comme l’indiquent notamment les dernières lignes du texte :

‘Voilà le témoignage authentique que je dois à la vérité à l’innocence & à la sainteté d’Abraham Chaumeix. Si le commencement de sa vie paroit bas & ignoble, la suite en est d’autant plus éclatante. Après une résurrection si glorieuse & si bien constatée, il est inutile de tirer de nouvelles conséquences contre ses adversaires : voilà les faits ; vous pouvés juger.’

« Témoignage authentique » et en vérité bien édifiant, qui justifie du reste la décision du « Saint Pontife de Rome » de « déférer à Abraham Chaumeix, les honneurs de la béatification de son vivant1211 », exprimée à la fin de la première partie du pamphlet. C’est ainsi que, plus encore que la « vision », l’hagiographie semble se prêter à cette imitation caractéristique du pastiche si, comme l’écrit Marie-Madeleine Fragonard, « l’hagiographie, dans son message comme dans son écriture, repose sur le mimétisme ». Elle témoigne en effet d’une écriture mimétique, dans la mesure où « le genre est ancien, fondé sur des recopiages de modèles autant et plus que sur les réalités biographiques ; épisodes et miracles se perpétuent, identiques, de récits en récits ». C’est pourquoi « la conscience d’une matrice de genre est très affirmée, renforcée encore par les rééditions de textes anciens ». Mais le « message » de l’hagiographie incite également au mimétisme : de même que « les saints revivent à leur manière la Passion du Christ », « l’hagiographie sert à son tour à inciter les chrétiens à la sainteté ». De là ce « mimétisme historique » : « la vie des saints, celle des martyrs, ont servi à prouver la valeur de la foi chrétienne dans les temps de persécution. L’enjeu moderne est de découvrir une sainteté moderne qui garantisse la valeur de l’Église, des Églises1212. »

Abraham Chaumeix, transfiguré à la suite de l’apparition du diacre Pâris, devenu « le favori de St. Paris », « le mignon de la boëte à perrette 1213 », « le miracle de la grace efficace1214 » apparaît comme l’ultime héritier de la Passion du Christ, comme en témoigne son crucifiement et sa résurrection. Faut-il préciser que cette représentation de Chaumeix en élu, saint et martyr, est éminemment ironique ? Or s’il est un trait constitutif de l’idéologie attachée au genre de l’hagiographie de promouvoir une « sainteté moderne qui garantisse la valeur de l’Église », que dire de ce Mémoire pour Abraham Chaumeix, qui érige dans la dérision ce modèle de sainteté ? Au-delà de la dimension ludique et plaisante qui s’attache au recours à l’hagiographie comme forme d’emprunt, le genre lui-même ne se trouve-t-il pas aussi tourné en dérision, par la subversion dont il fait l’objet ? Et, au-delà même du genre, la « valeur de l’Église » que de semblables exempla sont censés garantir ?

Revenant de ce type que constitue l’hagiographie à l’ensemble des textes religieux, doit-on prendre au sérieux, c’est-à-dire doit-on considérer comme punissable au regard des principes de la Librairie1215 la subversion qui résulte de tels pastiches ? On se souvient des démêlés de Fréron avec son censeur Marin, lorsqu’il entreprend de publier dans ses feuilles la Relation d’une grande bataille, qui raconte sur un mode polémique la bataille du parterre au soir de la première représentation de L’Écossaise. Or l’un des points de litige porte sur la chute du texte, qui dépeint les « Sénateurs » à la sortie du « Bal philosophique », ordonnant « qu’on eût à s’assembler aux Tuileries [...] pour chanter un TE VOLTARIUM1216 ». À ce sujet, Fréron écrit à Malesherbes, le 1er août 1760 :

‘Vous craignez, m’a dit Monsieur Marin, que les prêtres ne se formalisent et ne pensent qu’on a voulu tourner en dérision le Te Deum. Je vous assure, Monsieur, que cette idée est bien loin de moi. D’ailleurs, j’ai lu cet article à des Evêques et à des prêtres de St Sulpice ; je leur ai exprès demandé s’ils ne trouvoient rien à reprendre à Te Voltarium, et tous m’ont répondu que c’étoit une très innocente plaisanterie. Ainsi, Monsieur, je vous prie en grâce, de me la passer.’

Quelques lignes plus loin, Fréron revient sur cette question avec une évidente insistance :

‘Ce n’est point une supposition en l’air, quand j’ai l’honneur de vous dire, Monsieur, que j’ai lu le Te Voltarium à deux évêques : rien de plus certain et de plus vrai. J’aurai l’honneur de vous les nommer lorsque j’aurai celui de vous voir ; ils n’en ont fait que rire. Il y a dans les oeuvres de Vadé, imprimées avec approbation et privilège du Roi, une chanson sur M. de Lowendal qui commence :
     S’ti la qui a pincé Bergopsom
     Est un vrai moule à Te Deum.
Il y a du ridicule sur le Te Deum, et il n’y en a point dans mon article. Il est indécent de mettre le Te Deum dans une chanson des halles1217.’

Dirons-nous que le pastiche des textes sacrés, comme le « Te Voltarium », doit être perçu comme une « très innocente plaisanterie » ? Ou alors est-il au moins aussi « indécent » de rapporter les « principaux traits » de la sainteté dérisoire d’un Abraham Chaumeix dans un libelle en forme d’hagiographie, que de « mettre le Te Deum dans une chanson des halles » ? Les « plaisanteries » sur les matières religieuses que l’on permet à un anti-philosophe ne paraissent-elles pas a priori plus suspectes dès lors qu’elles émanent d’un philosophe ? Ces questions ne sont pas faciles à trancher. Grimm signale que la « brochure » intitulée Mémoire pour Abraham Chaumeix « a fait un bruit épouvantable », et fait état des « mesures que la police a prises dès le commencement pour la faire disparaître et pour en arrêter le débit », sans toutefois préciser la raison de telles poursuites. Il est néanmoins évident qu’une telle « brochure » gêne le clan des encyclopédistes, qui « ont eu raison de dire que cet ouvrage est d’un ennemi bien cruel, ou d’un ami bien indiscret », et Diderot en particulier, à qui on l’a attribuée « dès le commencement [...] d’une voix presque générale » : « le philosophe, depuis longtemps en butte à la calomnie et à la persécution, a été obligé de nouveau de quitter l’asile où il cultive la raison et les lettres pour courir chez les magistrats et chez les ministres protester de son innocence1218 ». Il est dès lors permis de penser que le recours au pastiche de l’hagiographie, en sus des attaques féroces lancées contre Chaumeix, entre pour une part dans les poursuites engagées contre le pamphlet.

Tout comme la parodie qui, indépendamment du contenu des traits qu’elle comporte, s’en prend à un texte et le “ détrône ”, et tourne “ naturellement ” au « travestissement », le recours à certains genres conduit du pastiche à la « charge », et fait évoluer la fonction assignée à l’hypertexte du régime ludique au régime satirique. Pour reprendre l’exemple que nous avons développé, et exception faite des « prédictions » pour ou contre La Nouvelle Héloïse qui présentent essentiellement une dimension ludique, les pamphlets qui pastichent les genres de la littérature religieuse égratignent des anti-philosophes dont les accointances avec le parti dévot ne sont pas à démontrer. Au-delà de la pertinence du choix de la forme, on peut s’interroger sur les conséquences satiriques d’une telle démarche, qui subvertit des textes sacrés et les entraîne dans une veine carnavalesque, à défaut de les marquer du sceau de la dérision.

Par un recours dévoyé au mécanisme de la réfutation, par l’usage de la parodie et du pastiche, les pamphlets s’avèrent donc aptes à phagocyter les genres dont ils empruntent la forme, ce qui n’est pas sans rendre éminemment problématique toute entreprise visant à isoler des critères de définition formels du pamphlet. La question devient encore plus complexe lorsqu’on observe que certains textes, dont l’appartenance à ces genres ainsi subvertis est attestée, peuvent aussi accueillir des attaques de type pamphlétaire.

Notes
1191.

 On consultera avec profit l’article de Marie-Madeleine Fragonard, « Réécriture de genres et changement de fonction : de la littérature religieuse dans les pamphlets politiques (1560-1620) », dans Traditions polémiques, Cahiers V.-L. Saulnier, 2, Paris, Collection de l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1984.

1192.

 À l’occasion, par exemple, de la querelle des Anciens et des Modernes.

1193.

 Songeons au Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs.

1194.

 M.-M. Fragonard, « Réécriture de genres et changement de fonction... », pp. 112-113.

1195.

 Mémoires, p. 100.

1196.

 La référence semble tellement présente dans les esprits que le pamphlet contre Palissot est d’abord attribué à Grimm. Par exemple, le 24 juin 1760, Favart se doit ainsi de préciser, à l’intention du comte de Durazzo, que « les Visions de Palissot ne sont point de M. Grimm. L’abbé Morelet en a été reconnu pour auteur et mis en prison » (Mémoires... de C.-S. Favart, t. I, p. 53).

1197.

 La Vision de Charles Palissot, pp. 4-5 et 18-19.

1198.

 La Véritable Vision de Charles P..., p. 35.

1199.

 Prédiction tirée d’un vieux manuscrit sur la Nouvelle Héloïse roman de J. J. Rousseau, pp. CXIX-CXX.

1200.

 Contre-prédiction au sujet de la Nouvelle Héloïse roman de M. Rousseau, citoyen de Genève, p. LXXI.

1201.

 Référence à Matthieu, 3, 1-9 : « In diebus autem illis venit Joannes Baptista prædicans in deserto Judae... » (Vulgate, édition de 1702).

1202.

 On reconnaît là les coordinations à valeur adversative abondamment employées par Voltaire pour stigmatiser les contradictions du « Professeur du paradoxe ». Ce qui ne signifie pas d’ailleurs que le Patriarche soit l’auteur de ce pamphlet, paru de manière anonyme.

1203.

 Apocalypse, 4, 2-9 ; 5, 2 et 7-10 ; 6, 1-16, etc. (Vulgate, édition de 1702).

1204.

 Dans un autre registre, et dans le cadre de la querelle de Bélisaire, Voltaire rédige en 1768 une Prophétie de la Sorbonne de l’an 1530, tirée des manuscrits de M. Baluze, également au futur, qui consiste dans la succession de cinq quatrains présentant tous le même schéma de rimes croisées ABAB.

1205.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, pp. 27-28.

1206.

 Sur la teneur de ces « révélations », et le procédé qui consiste à placer les accusations dans la bouche de l’adversaire, voir notre chap. 2, § 1.2.

1207.

 Relation... du jésuite Berthier, pp. 343 et 346.

1208.

 Référence à l’Apocalypse, 4, 1 : « Post haec vidi et ecce ostium apertum in cælo... » (Vulgate, édition de 1702).

1209.

 Relation... de frère Garassise, pp. 347-348.

1210.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, pp. 15-33 et 33-46.

1211.

 Ibid., p. 12.

1212.

 M.-M. Fragonard, « Réécriture de genres et changement de fonction... », pp. 119-120.

1213.

 On se souvient que le « bienheureux Paris » apporte à Chaumeix la « fameuse boëte à perrette », qui lui permet d’« aquitter [s]es dettes », de le « délivrer de [s]a prison », et de se « conduire en triomphe à la Capitale » (p. 28).

1214.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, p. 31.

1215.

 Sur cette question, voir notre deuxième partie, chap. 1, § 1.1.

1216.

 Relation d’une grande bataille, p. 216.

1217.

 Cité par J. Balcou, Le Dossier Fréron, pp. 286-287.

1218.

 Cor. lit., t. IV, pp. 108-109.