a. Quand La Correspondance Relaie Le Pamphlet

Le journal de l’inspecteur d’Hémery l’atteste, les premiers exemplaires des Lettres à M. de Voltaire sur la Nouvelle Héloïse sont signalés dans la capitale le 26 février 17611220. Le pamphlet de Voltaire, paru sous le prête-nom du marquis de Ximenès, comporte en effet quatre lettres qui, par quatre angles d’attaque différents, s’en prennent au roman de Rousseau. La première d’entre elles se propose de mettre en évidence, sur le mode ironique, la « noblesse » du style du citoyen de Genève. Or une lettre de Voltaire adressée à Pierre-Joseph Thoulier d’Olivet le 22 janvier 1761 (Best. D 9566) présente d’étranges convergences avec le pamphlet de Voltaire-Ximenès, comme on peut l’observer en comparant l’extrait suivant avec le début de la première des Lettres sur la Nouvelle Héloïse :

Lettre de Voltaire à l’abbé d’Olivet Lettres sur la Nouvelle Héloïse1221


Je ne peux m’empêcher de vous dire ici, que je suis saisi d’une indignation académique, quand je lis nos nouveaux livres, j’y vois qu’une chose est au parfait, pour dire qu’elle est bien faite. J’y vois qu’on a des intérêts à démêler vis-à-vis de ses voisins, au lieu d’avec ses voisins, et ce malheureux mot de vis-à-vis employé à tort et à travers.
On m’envoya il y a quelque temps une brochure, dans laquelle une fille était bien éduquée, au lieu de bien élevée. Je parcours un roman du citoyen de Genève moitié galant, moitié moral, où il n’y a ni galanterie, ni vraie morale, ni goût ; et dans lequel il n’y a d’autre mérite que celui de dire des injures à notre nation1222. L’auteur dit, qu’à la comédie les Parisiens calquent les modes françaises sur l’habit romain. Tout le livre est écrit ainsi ; et à la honte du siècle, il réussira peut-être.
À qui pourrais-je adresser mes doutes qu’à vous, Monsieur, qui avez encore illustré par votre génie une nation que les Corneille et les Racine avaient rendue la première de l’Europe ?
Je ne sais plus de quels termes il faut se servir. Si je compare le langage des plus orgueilleux écrivains de notre siècle à celui des bons auteurs du siècle de Louis XIV ou au vôtre, je n’y trouve rien qui se ressemble. Je veux bien croire qu’on a aujourd’hui plus de goût, plus de talent, plus de lumières que du temps des Pascal, des Racine et des Boileau. Concevez donc ma juste affliction de ne pouvoir entendre les nouveaux génies qu’il faut admirer. Je viens de parcourir une brochure où les choses dont l’auteur rend compte sont au parfait : j’ai cru d’abord qu’il voulait parler de quelques verbes ; point du tout, c’est de peinture et de sculpture. Une princesse, dans un roman, est bien éduquée : cela veut dire qu’elle a reçu une éducation digne d’elle, qu’elle est bien élevée ; on y voit une pitié tendre à tous les maux d’autrui ; une oisiveté qui engendre des jeux ; des yeux qui deviennent fixés en terre ; une héroïne de roman affectée de pitié, et qui élève à son amant ses timides supplications.

Le parallélisme entre les deux textes est rendu d’autant plus évident qu’ils adoptent tous deux la forme épistolaire, l’un pour ainsi dire nécessairement et par fonction, l’autre en raison d’un choix esthétique ou stylistique du pamphlétaire. L’entrée en matière est identique : le locuteur s’adresse à un destinataire valant par son autorité, et fait état de ses perplexités devant le style des « nouveaux livres ». Rapidement, le propos se centre sur Rousseau et sa Nouvelle Héloïse, dont on épingle le même florilège d’expressions bizarres.

La proximité des dates le confirme, ces deux textes ont vraisemblablement été rédigés à la même époque. Du reste, lorsqu’il écrit au même abbé d’Olivet deux mois plus tard, le 19 mars (Best. D 9685), alors que les Lettres sur la Nouvelle Héloïse circulent à Paris, Voltaire fait une allusion directe au pamphlet de « M. de Chimènes » contre le roman de Rousseau :

‘M. de Chimènes vous remercie. Il a du goût, il étudie beaucoup, il a lu vos ouvrages. Il aime mieux votre préface sur natura deorum et votre histoire de la philosophie que les tours de force de Jean-Jacques, lequel Jean-Jacques mérite la petite correction qu’il a reçue.’

Reste qu’il est difficile de décider si la première lettre adressée à l’abbé d’Olivet constitue le point de départ du pamphlet, ou si elle ne fait que reprendre des traits qui figurent déjà dans le texte en cours d’élaboration. Autrement dit, la correspondance peut-elle être regardée comme le “ laboratoire ” du pamphlet, ou ne constitue-t-elle qu’une “ caisse de résonance ”, destinée à préparer le destinataire à recevoir le pamphlet à venir en s’assurant de sa complicité, comme on a pu observer que Voltaire aimait à pratiquer dans ses lettres des allusions entre initiés ?

En outre, face à de tels phénomènes de convergence, et si le contenu proprement dit des attaques est globalement identique, qu’est-ce qui distingue la “ simple ” lettre adressée à un confrère du pamphlet ? Nous avons déjà rencontré un premier critère, qui tient à la mise en scène de l’énonciation1223 : selon un procédé de simple inversion, les Lettres sur la Nouvelle Héloïse, signées par le marquis de Ximenès, sont en effet adressées « à M. de Voltaire ». Mais un tel critère n’est sans doute pas suffisant, puisque c’est à un procédé identique que recourt par exemple Fréron dans ses feuilles, lorsqu’il développe ses critiques au sein de lettres qui lui sont (fictivement) adressées. D’autre part, ce critère ne permet pas de rendre compte de la situation énonciative de la Lettre au docteur Pansophe ou de celle de la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume.

On objectera peut-être que Voltaire a toujours nié avoir écrit la Lettre au docteur Pansophe, et que, même si ce phénomène est assez habituel et participe notamment d’une stratégie visant à assurer la publicité d’un pamphlet1224, il ne présente pas les mêmes résonances lorsque ce texte adopte la forme épistolaire : en refusant la paternité de la Lettre au docteur Pansophe, Voltaire dénie au texte le statut de “ simple ” lettre, et confère à l’énonciation une dimension fictive, qui l’apparente à celle des Lettres sur la Nouvelle Héloïse. Le problème reste malgré tout entier en ce qui concerne la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, datée du 24 octobre 1766, et qui figure d’ailleurs dans la correspondance de Voltaire (Best. D 13623). La force pamphlétaire de cette lettre tient-elle au fait que « M. le marquis de Ximenès [...] a fait les honneurs » des Notes ajoutées à cette lettre, Notes qui, selon Grimm, « forment un vilain et dégoutant libelle1225 » ? Ces Notes étant postérieures à cette lettre qui, dès sa publication, a connu un vif succès, l’hypothèse ne semble pas suffisante. Ce sont donc des considérations d’ordre éditorial qui nous semblent en définitive permettre de distinguer la “ simple ” lettre du pamphlet en forme de lettre. S’il est en effet de l’essence d’une lettre d’avoir un destinataire désigné et unique, c’est subvertir la loi même du genre que de la rendre publique. Et c’est la subvertir doublement s’il est avéré que le destinataire désigné ne l’a pas même reçue.

Or d’une part c’est Voltaire qui « a fait imprimer » cette « petite lettre adressée à M. Hume, où il a, pour ainsi dire, donné le coup de grâce à ce pauvre Jean-Jacques ». Et le fait est que « cette lettre a eu beaucoup de succès à Paris », et qu’« elle a peut-être fait plus de tort à M. Rousseau que la brochure de M. Hume1226 ». Dès lors, cette lettre entre dans le circuit habituel de diffusion des pamphlets :

‘Cette petite lettre de M. de Voltaire a été réimprimée tout de suite à Paris. [...]
     Le libraire de Paris a ajouté à son édition la Lettre de M. de Voltaire à Jean-Jacques Pansophe, imprimée depuis plusieurs mois à Londres, mais qui ne s’était pas répandue en France1227.’

Une remarque s’impose toutefois. Si la dimension pamphlétaire d’une lettre réside, indépendamment de la teneur des attaques qui y sont portées, dans la publicité que sa (large) diffusion confère au texte, au-delà de son seul destinataire, il importe de prendre en considération l’intention de l’auteur. Dans le cas de la Lettre... à M. Hume, il apparaît en effet clairement que c’est à l’initiative de Voltaire que le texte a été imprimé. Mais que dire de ces lettres, caractérisées par la liberté de ton et de propos qu’autorise un échange privé, qui sont publiées à l’insu de leur auteur ? Une “ simple ” lettre qui comporte des traits un peu vifs ne peut-elle pas devenir pamphlet, dès lors qu’elle se trouve diffusée et offerte aux regards d’un public auquel elle n’était pas destinée, pour lequel elle n’a pas été écrite ? Et, entre ces deux extrêmes, certaines lettres, apparemment “ privées ”, ne sont-elles pas supposées être répandues auprès d’un public plus ou moins restreint ? C’est tout le problème du repérage des critères qui désignent les lettres ostensibles.

Par ailleurs, s’il est certain que Rousseau n’a pris connaissance de la Lettre au docteur Pansophe, que lorsqu’elle a été publiée dans son lieu d’exil en Angleterre, il n’est pas du tout sûr que Hume ait lui-même reçu personnellement la lettre du 24 octobre 1766. Theodore Besterman, qui la publie dans la correspondance de Voltaire, explique que « bien que Hume ne semble pas l’avoir reçue, il n’y a pourtant pas de raison de penser qu’elle n’a pas été envoyée par la voie ordinaire1228 ». Il en veut pour preuve la mention que l’on trouve dans une lettre ultérieure, adressée au marquis de Pezay le 5 janvier 1767 (Best. D 13808) dans laquelle, après avoir fait la lumière sur certains points litigieux concernant la querelle avec Rousseau, Voltaire « renvoie » son correspondant « pour tout le reste à la lettre qu[’il a] été obligé d’écrire à M. Hume ». Or une telle affirmation de la part de Voltaire ne prouve en rien que le texte a effectivement été adressé à Hume « par la voie ordinaire ». Il est fort probable d’ailleurs que Voltaire suppose que son correspondant ne connaît de la Lettre... à M. Hume que le texte imprimé. On peut donc penser avec Henri Gouhier, et avec la prudence de rigueur qui caractérise son jugement, que « quoique Voltaire ait affirmé le contraire, il ne s’agit sans doute pas d’une lettre envoyée à M. Hume qui aurait, ensuite, fait l’objet d’une publication, mais d’une lettre écrite en vue de la publication et qui n’a sans doute même pas été envoyée à M. Hume1229 ».

Même s’il convient de se garder de tout dogmatisme en la matière, un certain nombre de critères permettent donc de distinguer la “ simple ” lettre du pamphlet qui subvertit la forme épistolaire. Outre la mise en scène de l’énonciation qui nous paraît caractériser l’ensemble des textes pamphlétaires de notre corpus, le pamphlet en forme de lettre semble se distinguer par une double entorse imposée à la pratique de la correspondance : d’une part la lettre-pamphlet connaît une diffusion qui dépasse largement son unique destinataire désigné ; d’autre part, ce destinataire même ne paraît pas recevoir le texte « par la voie ordinaire ». Signalons toutefois que ces considérations formelles ne suffisent pas à définir ce texte comme pamphlet, tant il est vrai que, comme nous l’avons vu, une telle désignation est indissociable du contenu polémique des attaques qu’il comporte.

Il ne faudrait néanmoins pas s’en tenir à une analyse trop rigide, dans la mesure où certains pamphlets comme les Anecdotes sur Fréron, ou encore les Notes sur la Lettre de Voltaire à M. Hume accueillent parfois des lettres censées être authentiques, convoquées à titre de pièces justificatives pour renforcer les accusations lancées contre l’adversaire1230. On voit donc que les pamphlétaires s’emploient à brouiller les frontières entre fiction et réalité, ce que confirme l’analyse que l’on peut effectuer à partir des textes relevant de la fiction romanesque.

Notes
1220.

 B.N.F., ms. fr. 22162, f° 13. Dès le 18 février, Voltaire adressait des exemplaires du texte au comte d’Argental (Best. D 9633) et à Damilaville et Thieriot (Best. D 9634). Sur les circuits de diffusion des pamphlets voltairiens, voir notre troisième partie, chap. 2, § 2.2.

1221.

 Lettres sur la Nouvelle Héloïse, p. 395.

1222.

 Cet aspect du roman de Rousseau fait l’objet de la troisième Lettre sur la Nouvelle Héloïse.

1223.

 Sur cette question, voir notre chap. 2, § 1.1.

1224.

 Sur cette question, voir notre troisième partie, chap. 2, § 1.2.

1225.

 Cor. lit., t. VII, p. 205. Grimm précise à propos de ces Notes que « M. le marquis de Ximenès [...] dit tout haut qu’elles sont de M. de Voltaire ».

1226.

 Il s’agit de l’Exposé succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume et M. Rousseau, avec les pièces justificatives, dont Grimm rend compte le 15 octobre 1766 (Ibid., t. VII, p. 141).

1227.

 Ibid., pp. 162-163. Grimm signalait en effet en mai 1766 : « On a imprimé à Londres, en français et en anglais, une lettre de M. de Voltaire, adressée à Jean-Jacques Pansophe, autrement dit Rousseau » (p. 33).

1228.

 Voltaire, Correspondance, Paris, Gallimard, La Pléiade, t. VIII, p. 687, n. 1. Notes traduites de l’anglais et adaptées par Frédéric Deloffre.

1229.

 H. Gouhier, Rousseau et Voltaire..., p. 290.

1230.

 Ainsi de la « Copie de la lettre de M. Royou, avocat au parlement de Rennes », datée du 6 mars 1770, qui termine le supplément des Anecdotes sur Fréron (pp. 391-392), ou encore des « Extraits des lettres du sieur Jean-Jacques Rousseau, employé dans la maison de M. le comte de Montaigu, écrites, en l’an 1744, à M. du Theil, premier commis des Affaires étrangères », qui complètent et renforcent les Notes sur la Lettre de Voltaire à M. Hume (pp. 853-854).