a. Sus Aux Empoisonneurs

Il convient de méditer sur l’édifiante mésaventure de frère Berthier, lorsqu’il prend la route de Versailles, le 12 octobre 1759, en compagnie de frère Coutu, afin de présenter « quelques exemplaires du Journal de Trévoux » à « ses protecteurs et protectrices » :

‘Berthier sentit en chemin quelques nausées ; sa tête s’appesantit : il eut de fréquents bâillements. « Je ne sais ce que j’ai, dit-il à Coutu, je n’ai jamais tant bâillé. ( Mon Révérend Père, répondit frère Coutu, ce n’est qu’un rendu. ( Comment ! que voulez-vous dire avec votre rendu ? dit frère Berthier. ( C’est, dit frère Coutu, que je bâille aussi, et je ne sais pourquoi, car je n’ai rien lu de la journée, et vous ne m’avez point parlé depuis que je suis en route avec vous. » Frère Coutu, en disant ces mots, bâilla plus que jamais. Berthier répliqua par des bâillements qui ne finissaient point. Le cocher se retourna, et les voyant ainsi bâiller, se mit à bâiller aussi ; le mal gagna tous les passants : on bâilla dans toutes les maisons voisines. Tant la seule présence d’un savant a quelquefois d’influence sur les hommes1251 !’

Les variations sur le verbe « bâiller » sont ainsi développées jusqu’à la saturation, à mesure que les bâillements gagnent irrésistiblement les deux jésuites et, dans un effet d’amplification, le cocher puis « tous les passants ». Ils sont tout d’abord le signe de l’ennui, même si, d’une manière tout à fait mystérieuse, les causes habituelles de cet ennui ne semblent pourtant pas réunies : frère Coutu n’a « rien lu de toute la journée » ; frère Berthier ne lui a « point parlé ». Dans cette situation étrange, un indice nous laisse pourtant redouter des conséquences plus funestes. De fait, le « mal » dont il est question ne tarde pas à s’aggraver d’une manière inquiétante : un « médecin principal » diagnostique un empoisonnement !

‘À ce mot tout le monde se récria : « Oui, Messieurs, continua-t-il, il est empoisonné ; il n’y a qu’à tâter sa peau, pour voir que les exhalaisons d’un poison froid se sont insinuées par les pores ; et je maintiens que ce poison est pire qu’un mélange de ciguë, d’ellébore noire, d’opium, de solanum, et de jusquiame. Cocher, n’auriez-vous point mis dans votre voiture quelque paquet pour nos apothicaires ? ( Non, Monsieur, répondit le cocher ; voilà l’unique ballot que j’y ai placé par ordre du Révérend Père. » Alors il fouilla dans le coffre, et en tira deux douzaines d’exemplaires du Journal de Trévoux. « Eh bien, Messieurs, avais-je tort ? » dit ce grand médecin1252.’

Voilà donc le pouvoir nocif du Journal de Trévoux illustré par l’exemple, puisqu’il s’exerce aux dépens même de son auteur. On voit ainsi que cette histoire « bien gaie et bien folle », selon l’expression de Grimm, thématise la double accusation que développent d’ordinaire les pamphlets : le texte de l’adversaire est ennuyeux et nuisible ; bref, l’adversaire est un empoisonneur, au sens propre comme au sens figuré. Ce glissement de l’ennui au poison constitue en effet un motif récurrent des textes pamphlétaires.

Le Journal de Trévoux figure ainsi en bonne place dans le « magazin létargique » du Colporteur que met en scène Chevrier. Après être « revenüe de son assoupissement » et avoir ouvert « un recüeil de 72 Journaux qui paroissent tous les mois pour la honte de la raison, l’ennui des lecteurs, & la rüine des libraires », la marquise de Sarmé conclut alors :

‘Tous vos Journaux me font bailler, Mr. Brochure, dit la Marquise, tant mieux, Madame, répondit le Colporteur, ils remplissent leur objet, comme je ne les vends que contre l’Insomnie, je suis charmé quand ils font leur effet.’

Le Colporteur détaille par la suite, sur le mode polémique, ces « livres soporatifs » dont les vertus surpassent les somnifères de nos apothicaires, au nombre desquels se trouvent les « odes sacrées du président le Franc » et les « Essais de Morale de l’Abbé Trublet ». En contrepoint, il conseille alors à la marquise la lecture des Contes Moraux de Marmontel : « vous y trouverés un préservatif contre l’assoupissement, lisés, & vous ne baillerés point, car j’ay mis de cotè les Tragédies de cet auteur ». Enfin vient le tour de Palissot :

‘voudriés vous, poursuivit Brochure, jetter un coup d’oëil sur les oeuvres de Charles Palissot ; voyons sa vision, répondit la Marquise, elle est aussi vraïe que plaisante, mais pour les ouvrages de cet infâme barboüilleur, ils ressemblent à ses moeurs ; En ce cas repartit le Colporteur, je vais les releguer dans mon magazin létargique1253.’

Outre les Contes de Marmontel, seule surnage la « plaisante » Vision de Charles Palissot, ce pamphlet de l’abbé Morellet contre la comédie des Philosophes. À travers cette opposition entre les ouvrages qui endorment le public et ceux qui l’éveillent, se trouve métaphoriquement établie une opposition entre les textes qui dynamisent l’esprit du lecteur et qui l’enrichissent en stimulant sa pensée, et ceux qui ne font que l’abrutir et le plonger dans une léthargie “ mortelle ” qui le paralyse. On voit comment dès lors peut s’effectuer ce glissement que l’on a pu observer dans la Relation... du jésuite Berthier.

C’est ainsi que non content d’endormir le public, les feuilles de Fréron sont accusées de distiller un « froid poison » :

     Cependant, fier de son renom,
Certain maroufle se rengorge ;
Dans son antre à loisir il forge
Des traits pour l’indignation.
Sur le papier il vous dégorge
De ses lettres le froid poison,
Sans songer qu’on serre la gorge
Aux gens du métier de Fr.....1254

Voltaire reprend le trait dans le vingtième chant de La Pucelle, tel qu’il paraît dans l’édition de 1762 :

Connaissons-nous quel ressort invisible
Rend la cervelle ou plus ou moins sensible ?
Connaissons-nous quels atômes divers
Font l’esprit juste, ou l’esprit de travers ?
Dans quels recoins du tissu cellulaire
Sont les talens de Virgile ou d’Homère,
Et quel levain chargé d’un froid poison
Forme un Tersite, un Zoïle, un Fréron1255 ?

Du reste l’intéressé ne dit pas autre chose, lorsqu’il se reconnaît sous les traits du personnage de Wasp dans la comédie de L’Écossaise, ainsi qu’il en fait l’« aveu » à l’auteur de la Lettre d’un citoyen de Genève à M. F... sur la bataille du parterre :

‘J’écris, me dites-vous, dans le même genre que Wasp ; ainsi que Wasp, au lieu de ne tirer, comme l’abeille, que des sucs salutaires des plantes les plus vénimeuses, je ne tire, comme l’araignée, que des sucs empoisonnés des plantes les plus salutaires1256.’

Or, de même que des brochures « plaisantes » ont la vertu de secouer la léthargie de l’ennui, de même de tels poisons malignement véhiculés par la prose venimeuse de l’adversaire appellent un antidote. Pourtant, et la fable du jésuite Berthier est à cet égard éloquente, il ne suffit pas de brûler « sous le nez du patient le paquet pernicieux », et même, dans les cas les plus préoccupants, les “ bons ouvrages ” tels que l’Encyclopédie s’avèrent impuissants à soulager durablement le mal. Frère Berthier en fait la funeste expérience : malgré la destruction par le feu des exemplaires du Journal de Trévoux, « comme le mal avait fait de grands progrès, et que la tête était attaquée, le danger subsistait toujours ».

‘Le médecin imagina de lui faire avaler une page de l’Encyclopédie dans un verre de vin blanc, pour remettre en mouvement les humeurs de la bile épaissie : il en résulta une évacuation copieuse ; mais la tête était toujours horriblement pesante, les vertiges continuaient, le peu de paroles qu’il pouvait articuler n’avaient aucun sens ; il resta deux heures dans cet état, après quoi on fut obligé de le faire confesser1257.’

Lorsqu’on a affaire à un empoisonnement aussi violent, sans doute faut-il recourir à un remède plus puissant qui, avant même de viser à « remettre en mouvement les humeurs de la bile épaissie », provoquera un choc salutaire. Vertu qui pourrait bien être celle des pamphlets, comme l’indique symboliquement le titre de ce texte contre Fréron : Le Contrepoison des feuilles, ou Lettre à M. de *** retiré à **, sur le sieur Fréron. En outre, si le remède se doit d’être proportionné à l’état du malade, il doit aussi être adapté à sa complexion. Car s’il convient de combattre durablement l’« infâme » par des raisonnements solides, développés dans des ouvrages sérieux comme le Dictionnaire philosophique, il n’est pas non plus inutile de commencer, dans un premier temps, par « rendre l’infâme ridicule, et ses fauteurs aussi », comme Voltaire l’écrit à Mme d’Épinay en septembre-octobre 1759 (Best. D 8511). Et ce notamment lorsqu’on s’adresse à un public un peu frivole, qui aime à rire. Chaumeix le signale à son tour au début de l’article « Religion » de sa Petite Encyclopédie :

‘RELIGION. C’est la grande ennemie de la Philosophie : mais il vaut mieux l’attaquer par des plaisanteries, que par des raisonnemens. Outre que cela est plus facile, c’est que cette méthode nous réussira toujours mieux, sur-tout en France, où l’on aime à rire1258.’

C’est ainsi que les anti-philosophes vont à leur tour faire usage du « sifflet satyrique » contre les philosophes.

Notes
1251.

 Relation... du jésuite Berthier, p. 337.

1252.

 Ibid., p. 338.

1253.

 Chevrier, Le Colporteur, pp. 22-25.

1254.

 Les Fr..., p. 279.

1255.

 La Pucelle d’Orléans, Poème divisé en vingt chants, avec des notes, Nouvelle Edition, corrigée, augmentée & collationnée sur le Manuscript de l’Auteur, s.l., 1762, pp. 347-348. Dans le seizième chant, Voltaire avait déjà évoqué « Un pédant sec à face de Thersite, / Vil délateur, insolent hipocrite / Qui fut payé de haine & de mépris, / Quand il osa dans ses phrases vulgaires / Flétrir les arts & condamner nos frères » (p. 287).

1256.

 Lettre d’un citoyen de Genève à M. Fr... sur la bataille du parterre ou apologie de M. F... malgré lui-même, p. 6.

1257.

 Relation... du jésuite Berthier, p. 339.

1258.

 La Petite Encyclopédie, p. 165.