b. Le « Sifflet Satyrique »

Dans une note ajoutée à l’Examen du Bélisaire de M. Marmontel, l’abbé Coger reprend en effet cette idée des vertus du rire, parfois plus efficace que les « raisons invincibles » que l’on peut opposer à l’adversaire :

‘Le saint prophéte Elie n’a-t-il pas raillé les 460 faux prophètes de Baal, qui crioient aussi haut que nos incrédules ? Il convient à la vérité de rire & de se jouer de ses ennemis, parce qu’elle est assurée de la victoire. Congruit veritati ridere quia lætans ; de æmulis suis ludere, quia secura. Tertul. ad Valent. c. 6.
Si vous leur donnez des raisons invincibles ; comme a fait M. Bergier, & le savant auteur du Supplément à la philosophie de l’histoire ; ils rient de pitié, lâchent un quolibet, & chantent victoire : mais ils ne tiennent pas contre les sifflets. Leur orgueil ne peut resister à cette épreuve. Volt. sur-tout, en convulsionne, disoit l’abbé Desfontaines.’

Et de renvoyer à l’« auteur ingénieux de l’histoire des Cacouacs » qui, « pour tourner en ridicule nos incrédules modernes, a imaginé un peuple singulier & bizarre, dont il décrit les moeurs & le jargon, dont il donne le Catéchisme, & les décisions de cas de conscience » : « Cette plaisanterie les a bien humiliés. [...] Eh ! pourquoi n’emploieroit-on pas contre eux les sifflets, puisque ce sont les seules armes qu’ils redoutent, comme le dit cet auteur1259 ? »

On se souvient en effet de la description de ce « peuple singulier & bizarre » qui, dès l’Avis utile d’octobre 1757, mettait l’accent sur le poison redoutable de leurs paroles :

‘Toutes leurs armes consistent dans un venin caché sous leur langue ; à chaque parole qu’ils prononcent, même du ton le plus doux & le plus riant, ce venin coule, s’échappe & se répand au loin. Par le secours de la magie qu’ils cultivent soigneusement, ils ont l’art de le lancer à quelque distance que ce soit. Comme ils ne sont pas moins lâches que méchans, ils n’attaquent en face que ceux dont ils croient n’avoir rien à craindre : le plus souvent ils lancent leur poison par derriere1260.’

L’auteur du Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs ne tarde pourtant pas à identifier le remède idoine : si d’ordinaire « leurs voisins ont [...] désespéré de les vaincre », et « se contentent aujourd’hui de les écarter »,

‘Une petite Nation [...] a trouvé un moyen infaillible pour y parvenir. Quand les Cacouacs s’avancent sur sa frontiere, ce peuple vient à eux les sifflets à la main. Ce petit instrument a désolé les vainqueurs. La trompette ennemie les animoit. Le sifflet les fait fuir & les disperse1261.’

Lors de la réédition, en 1828, des trois textes relatifs à l’histoire des Cacouacs, l’éditeur revient d’ailleurs, dans sa préface, sur l’« attrait » que présente « une forme piquante », en particulier lorsqu’un auteur entend « éclairer les diverses classes de la société, et les préserver d’une illusion funeste » :

‘La philosophie qu’il démasque a quelque chose de si hideux que peu de personnes pourroient se résoudre à y arrêter leurs regards, si l’on ne tempéroit l’horreur par le ridicule. Toute doctrine perverse est d’ailleurs à la fois un crime et une sottise, et l’on doit joindre le rire moqueur à l’indignation, pour lui rendre une justice complète1262.’

Mais il appartient à Palissot de représenter, sur le mode de l’allégorie, les vertus de ce « sifflet satyrique » grâce auquel Apollon triomphe de la Sottise, au chant dixième de la Dunciade :

     Mon cher Lecteur, vous saurez qu’Apollon
N’est pas réduit seulement à sa Lyre,
Il a de plus une arme qui déchire,
Arme fatale à plus d’un avorton
Qui croit régner dans le sacré Vallon.
C’est un gardien qui veille à son empire.
Ce n’est pourtant que le sifflet du goût :
Mais ce sifflet l’accompagne partout. [...]
     Apollon siffle : & le bruit énergique
Qui retentit du sifflet satyrique,
Par les Echos est au loin répété.
Jamais Astolphe, avec son Cor magique,
Ne fit d’effet si prompt, si redouté.
Déjà tout céde à l’instrument critique1263.

Et c’est bien un tel « sifflet » que Voltaire évoque et embouche dans la campagne qu’il lance contre Pompignan. Ainsi, dans les deux dernières strophes des Non :

Non, quand tu quitteras la place
Pour retourner à Montauban,
Les sifflets partout sur ta trace
Te suivront sans ménagement.
Non, si le ridicule passe,
Il ne passe que faiblement,
Ces couplets seront la préface
Des ouvrages de Pompignan1264.

Le jugement est apparemment prophétique, en tout cas il dénote l’attitude d’un pamphlétaire sûr de ses effets. On se souvient du vers assassin qui, en cette même année 1760, termine La Vanité : ce « petit Bourgeois d’une petite Ville » prétend intéresser le roi, la cour et l’« Univers entier » à ses querelles ? Le charitable « Père de la doctrine chrétienne » l’invite alors à faire montre de plus d’« humilité chrétienne », avant de conclure par une méditation sur le mode du vanitas vanitatum :

Combien de Rois, grands Dieux, jadis si révérés
Dans l’éternel oubli sont en foule enterrés !
La terre a vu passer leur empire & leur trône :
On ne sçait en quel lieu fleurissoit Babylone ;
Le tombeau d’Alexandre aujourd’hui renversé
Avec sa Ville altiere a paru dispersé ;
César n’a point d’asyle où sa cendre repose :
Et l’ami Pompignan pense être quelque chose1265 !

Or c’est ce dernier vers, particulièrement crucifiant, que le Dauphin eut, dit-on, un jour l’esprit de rétorquer à Pompignan, signant par là la totale déconfiture du vaniteux. Morellet raconte en effet dans ses Mémoires qu’à la suite de la campagne lancée contre lui, Pompignan « était devenu ridicule aux yeux mêmes de ses premiers partisans », et il ajoute que

‘l’on se réjouit beaucoup dans le temps de la citation du vers de La Vanité
« Et l’ami Pompignan pense être quelque chose »
faite par le feu dauphin père du roi, en voyant s’éloigner Pompignan, qui venait de lui offrir sa voix à l’Académie pour l’abbé de Saint-Cyr1266.’

Même s’il y a lieu de douter de l’exactitude de la circonstance, l’abbé de Saint-Cyr ayant été reçu à l’Académie en 1742, soit quelque dix-huit ans avant la parution de La Vanité, l’anecdote semble confirmée par Mme du Hausset, qui rapporte une conversation entre Quesnay et Mirabeau. Alors que Quesnay s’affirme préoccupé à l’idée que le trône revienne au dauphin, dont on connaît les accointances avec le parti dévot, Mirabeau lui aurait répondu :

‘Ce qui devrait vous rassurer sur le Dauphin, [...] c’est que, malgré la dévotion de Pompignan, il le tourne en ridicule. Il y a quelque temps que l’ayant rencontré, et trouvant qu’il avait l’air bouffi d’orgueil, il a dit à quelqu’un qui me l’a redit : « Et l’ami Pompignan pense être quelque chose 1267. »’

Voltaire ne tarde pas, on s’en doute, à se faire l’écho d’un tel camouflet. Il écrit, par exemple, à Thieriot, le 8 décembre 1760 (Best. D 9449) :

‘Vous me dites que Lefranc de Pompignan n’a pas voulu aller à l’Académie. Je le crois. Il y serait mal accueilli. Il alla se plaindre ces jours passés à monsieur le dauphin qui dit tout haut :
     Notre ami Pompignan pense être quelque chose.’

Fort de cette plaisante anecdote, Voltaire peut alors, quelques années plus tard, mettre en scène Pompignan au lever du roi, présentant « au roi, à la reine, à M. le dauphin » des exemplaires du « beau sermon de [sa] façon » qu’il a prononcé à l’occasion de la bénédiction de son église :

‘Le roi se fit lire à haute voix, par son lecteur ordinaire, les endroits les plus remarquables. On voyait la joie répandue sur tous les visages ; tout le monde me regardait en rétrécissant les yeux, en retirant doucement vers les joues les deux coins de la bouche, et en mettant les mains sur les côtés, ce qui est le signe pathologique de la joie. « En vérité, dit M. le dauphin, nous n’avons en France que M. le marquis de Pompignan qui écrive de ce style1268. »’

Voltaire tire alors la leçon de cette querelle, dans une lettre adressée à Damilaville le 23 mars 1763 (Best. D 11121) : « Pour notre ami Pompignan les preuves de son ridicule sont complètes. [...] Les quarts de plaisanterie qui sont dans la relation du voyage de Fontainebleau, et les huitièmes de ridicule dont l’hymne est parsemé, seront pour lui un affublement complet. Cet homme voudrait nuire, et il ne fera que nous réjouir. »

Telle est la force du rire qui, lorsqu’il est manié à propos, peut anéantir l’adversaire, et s’avère dès lors l’arme la plus efficace contre les empoisonneurs de tous ordres :

Quoi ! verrait-on patiemment
Tant de pauvretés emphatiques ?
L’ennui, dans nos temps véridiques,
Ne se pardonne nullement.

Quoi ! Pompignan dans ses répliques
M’ennuîra comme ci-devant ?
Nous le poursuivrons très gaîment
Pour ses fatras mélancoliques1269.

Notes
1259.

 Examen du Bélisaire de M. Marmontel, p. 50, n.

1260.

 Avis utile, pp. 15-16.

1261.

 Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, pp. 20-21.

1262.

 Préface de l’éditeur, p. II.

1263.

 La Dunciade, chant dixième, p. 167.

1264.

 Les Non, p. 374.

1265.

 La Vanité, p. 48.

1266.

 Mémoires, pp. 99-100.

1267.

 Cité par G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIII e  siècle, t. V, pp. 442-443.

1268.

 Relation du voyage de M. le marquis de Lefranc de Pompignan, p. 462.

1269.

 Les Quoi, p. 373.