a. Une Difficile Innovation

Nous avons vu que le principe de répétition était au fondement de ces échanges pamphlétaires, qui reposent sur la mise en série et l’effet cumulatif qui en résulte. Répétition qui a notamment pour bénéfice premier de permettre la construction de représentations polémiques de l’adversaire, dont il a bien du mal à se défaire1271. Cependant, si l’objectif des pamphlétaires de chaque camp consiste bien à ancrer dans l’esprit du public cet ensemble de traits distinctifs caractérisant l’adversaire, et à leur conférer un degré d’évidence proche du lieu commun, les auteurs de pamphlets encourent en permanence le risque de lasser le public par cette incessante reprise des mêmes attaques.

Dans le compte rendu qu’il consacre, le 1er août 1760, à la représentation, par les Comédiens-Italiens, du Petit Philosophe de Poinsinet, parodie des Philosophes de Palissot, Grimm signale que « si cette pièce n’a pas réussi, ce n’est pas faute d’atrocités ; mais c’est que le public se lasse des méchancetés répétées, et qu’alors les mêmes choses qui l’avaient amusé ou intéressé lui paraissent plates et insipides1272 ». C’est dire qu’une « méchanceté » peut d’abord réussir qui, « répétée » sous la même forme, perd inévitablement de son impact. On observe d’ailleurs un phénomène semblable lorsque, à la suite de ses premiers volumes de Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, Chaumeix publie sa Petite Encyclopédie. Parodiant la forme du dictionnaire de Diderot et d’Alembert, Chaumeix reprend en effet le fonds commun de ses attaques contre les philosophes, qu’il partage du reste avec les autres anti-philosophes. Or à en croire Grimm, le public manifesterait une certaine lassitude de ce principe de l’extraction malveillante, que l’on a pu observer déjà chez Moreau ou encore chez Palissot, et qui permet à ces anti-philosophes d’enfermer les philosophes dans le portrait d’écrivains pernicieux, qui n’ont de cesse de saper les fondements du trône et de l’autel :

‘On se lasse de tout. La méthode d’extraire des passages tronqués des plus célèbres ouvrages de nos écrivains modernes, dans le charitable dessein de leur faire dire ce qu’ils n’ont pas dit, et de les rendre odieux, commence à ennuyer le public. Ainsi la Petite Encyclopédie, ou Dictionnaire des Philosophes, nouvellement publié sur ce plan, n’a été lu ni vendu, malgré la force de l’esprit de parti.’

Même si sans doute « la force de l’esprit de parti » d’Abraham Chaumeix n’a d’égale que celle de Grimm, il est vraisemblable qu’un tel jugement repose sur une perception assez juste de la situation. Il en va donc de la répétition des attaques comme de celle des procédés : « tout est lourd et maussade » dans la Relation de la maladie, de la confession, et de la mort de M. de Voltaire, « comme il convient à un homme qui ne sait rendre qu’en imitant servilement les plaisanteries de son adversaire1273 ».

Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de notre littérature, Palissot critique à son tour la monotonie qui résulte du recours répété à la même figure. Prenant pour cible ces « petites brochures morales » de l’abbé Coyer, « qui, toutes, n’ont qu’une même physionomie, un même style, un même caractère, l’ironie », il ajoute alors :

‘On sait combien, à la longue, l’uniformité de cette figure devient fastidieuse, quand elle n’est pas accompagnée, comme dans les Ouvrages de Swift, d’une légèreté, d’une finesse, d’une gaîté continues, d’une grande variété de connaissances, &, surtout, d’une imagination vive, brillante, originale & féconde1274.’

Tout en dénonçant le caractère « fastidieux » qui résulte d’une telle uniformité, Palissot met donc en avant le modèle swiftien, et fournit dans ce contrepoint quelques-uns des ingrédients nécessaires que doit renfermer une brochure pour retenir l’attention du public.

Notes
1271.

 Sur cette question, voir notre chap. 2, § 3.

1272.

 Cor. lit., t. IV, p. 269.

1273.

 Ibid., pp. 428 et 357.

1274.

 Mémoires pour servir à l’histoire de notre littérature, depuis François Premier jusqu’à nos jours, p. 88.