b. Des Nouveautés Piquantes

À lire les discours critiques qui commentent les pamphlets, les mêmes expressions reviennent régulièrement pour définir le “ ton ” à trouver pour assurer le succès d’un texte auprès d’un public habitué à de telles « railleries ».

Ce sont d’abord ces qualités de « légèreté », de « finesse » et de « gaîté » qu’évoquait Palissot, et que reprend, par exemple, Diderot lorsque, dans une lettre adressée à Grimm du 1er mai 1759, il évoque ce Mémoire pour Abraham Chaumeix qu’on lui attribue « presque d’une voix générale » : « C’est une longue, maussade, ennuyeuse et plate satire ». Or à cette suite d’adjectifs dépréciatifs succède une série de termes qui, par opposition, désignent les qualités qui font cruellement défaut dans ce « malheureux papier » : « Ni légèreté, ni finesse, ni gaieté, ni goût1275 ». Critères qui sont également ceux de Favart, à en juger par le compte rendu qu’il propose au comte de Durazzo du Remerciement de Candide à M. de Voltaire, le 20 octobre 1760 :

‘L’auteur de cette brochure est inconnu et mérite bien de l’être. Il a cru que l’ironie étoit l’arme la plus triomphante de la critique, il peut avoir raison ; mais qu’il faut avoir d’esprit et de finesse pour l’employer à propos ! et qu’elle est lourde, pesante et de mauvaise grâce dans le Remercîment de Candide !’

Il y revient presque dans les mêmes termes le 13 novembre 1761, avant de conclure par cette formule expressive : « C’est un pygmée qui veut lever la massue d’Hercule pour le frapper, mais qui tombe sous le fardeau qui l’écrase lui-même1276 ». Ici encore, c’est la « finesse » qui manque à ce « pygmée », ce qui est d’autant plus inconséquent qu’il s’en prend à M. de Voltaire !

Mais cette « finesse », cette « légèreté » ne sont rien si elles ne sont pas sous-tendues par un principe de variété, seul à même de relancer en permanence l’intérêt du lecteur. C’est ainsi que Voltaire, le 30 juin 1760 (Best. D 9017), compare, à l’intention de Thieriot, Le Russe à Paris et Le Pauvre Diable. À son avis, le « poème [...] du Russe » « vaut mieux », parce qu’il est « cent fois plus varié, plus intéressant, plus général, plus utile ».

D’autre part, cette sorte d’écrits réclame, selon l’expression de Palissot, une « imagination vive, brillante, originale, féconde ». Il s’agit en particulier de tout ce qui concerne la mise en place de ces circonstances piquantes qui définissent le cadre fictionnel à l’intérieur duquel le pamphlétaire va pouvoir déployer ses attaques1277. C’est ainsi que, selon l’analyse de René Pomeau, un pamphlet comme la Relation... du jésuite Berthier présente « des éléments de réalité entraînés dans une fantaisie bouffonne ; des personnages-marionnettes, inconsistants mais vivants ; une verve qui ménage malicieusement les surprises1278 ».

Robert Condat s’intéresse également à la Relation du jésuite Berthier et démontre notamment que l’intérêt de ce pamphlet, qui reprend, comme nous l’avons vu plus haut, deux des thèmes les plus rebattus de la littérature polémique (l’écrit soporifique et l’écrit poison), réside précisément dans l’art avec lequel Voltaire revivifie ces clichés par la « fantaisie » et l’« imagination » qu’il déploie. Le critique conclut ainsi que « l’origine de la fantaisie voltairienne est ici essentiellement dans le langage. Les situations mêmes y naissent des mots. Quelques métaphores usées suffisent pour déterminer un schéma narratif, qui appelle à la rescousse des détails piquants du monde matériel. La fantaisie repose sur le pivot de mots instables, sur des structures verbales au dessin rigoureux et sensibles comme des mobiles, et sur des associations de vocables paisiblement destructrices ». « L’imagination », quant à elle, est « pragmatique et subordonnée à l’intention satirique1279 ».

Ce sont donc l’« imagination » et la « fantaisie » qui, au-delà de l’inévitable ennui qui paraît devoir résulter de la répétition des traits, semblent en mesure de conférer au pamphlet le “ piquant ” qui le fera rechercher. Dans l’article « Imagination » de l’Encyclopédie, Voltaire, qui la définit comme « le pouvoir que chaque être sensible éprouve en soi de se représenter dans son esprit les choses sensibles », souligne donc le lien qui unit l’imagination à la faculté de représentation. Ce faisant, il distingue « deux sortes d’imagination » : l’une, « passive », « consiste à retenir une simple impression des objets » ; l’autre, « active », « arrange ces images reçues, & les combine en mille manieres ». Et c’est bien cette deuxième sorte qui retient notre attention, lorsqu’on envisage l’« imagination » non plus seulement comme « pouvoir [...] de se représenter dans son esprit les choses sensibles », mais comme pouvoir de donner à voir à autrui ces représentations, autrement dit comme qualité d’expression. Cette « imagination active », explique Voltaire, « est celle qui joint la réflexion, la combinaison à la mémoire ; elle rapproche plusieurs objets distans, elle sépare ceux qui se mêlent, les compose & les arrange ». « Imagination d’invention », on la voit à l’oeuvre « dans les arts, dans l’ordonnance d’un tableau, dans celle d’un poëme » ; « c’est par elle qu’un poëte crée ses personnages, leur donne des caracteres, des passions ; invente sa fable, en présente l’exposition, en redouble le noeud, en prépare le dénouement ; travail qui demande encore le jugement le plus profond, & en même tems le plus fin ». Et même si « elle semble créer quand elle ne fait qu’arranger », c’est à l’originalité de ses “ arrangements ” que l’on juge de la puissance de l’« imagination ». On en trouverait de multiples exemples à travers les mises en fiction plus ou moins ingénieuses que nous avons analysées dans notre chapitre 2.

Mais l’« imagination » ne se limite pas à la composition : « La seconde partie de l’imagination active est celle de détail ». « C’est elle qui fait le charme de la conversation ; car elle présente sans cesse à l’esprit ce que les hommes aiment le mieux, des objets nouveaux ; elle peint vivement ce que les esprits froids dessinent à peine, elle emploie les circonstances les plus frappantes, elle allegue des exemples, & quand ce talent se montre avec la sobriété qui convient à tous les talens, il se concilie l’empire de la société. » Voltaire met ici en avant des qualités qui rejoignent celles qui, d’après les témoignages que nous avons analysés, régissent les attentes d’un lecteur de pamphlets. À l’exigence de « nouveauté », qui seule permet au pamphlet d’échapper aux répétitions ennuyeuses, s’ajoute la nécessaire vivacité des traits : puisqu’il faut peindre, autant « peindre vivement ».

Art de la composition, agrémenté, dans le détail, par le choix des « circonstances les plus frappantes » ; renouvellement incessant et vivacité contre le piège du ressassement : l’« imagination » est donc intimement liée avec la fiction. C’est pourquoi, par exemple, « on permet moins l’imagination dans l’éloquence que dans la poësie [...]. Le discours ordinaire doit moins s’écarter des idées communes ; l’orateur parle la langue de tout le monde ; le poëte parle une langue extraordinaire & plus relevée : le poëte a pour base de son ouvrage la fiction ; ainsi l’imagination est l’essence de son art ; elle n’est que l’accessoire de l’orateur ». Or nous avons vu que le pamphlet, au cours de notre période, se caractérise, dans son mode d’écriture comme dans son protocole de lecture, comme un texte de fiction. Mais l’« imagination » seule ne permet pas de définir, dans sa spécificité, le mode particulier de fiction qui est en jeu dans le pamphlet. Il nous faut en effet prendre en considération le concept de « fantaisie » qui, comme le rappelle Voltaire dans l’Encyclopédie, « signifioit autrefois l’imagination ». Mais ici encore, des distinctions s’imposent. D’une part, la « fantaisie » ne se confond pas avec la « bisarrerie » : « La bisarrerie donne une idée d’inconséquence & de mauvais goût, que la fantaisie n’exprime pas ». Bien au contraire la « fantaisie », dans le pamphlet, se doit d’être « conséquente ». Elle doit d’autre part éviter l’« inégalité » et la « brusquerie » qui caractérisent une attitude « fantasque ». D’autant que « l’idée d’agrément est exclue du mot fantasque, au lieu qu’il y a des fantaisies agréables ». Car le développement rigoureux de la « fantaisie » dans le pamphlet n’est pas incompatible avec l’idée d’« agrément ». Il convient alors d’opérer un nouveau glissement entre la « fantaisie » de l’auteur, et celle qu’elle sollicite chez le lecteur. Car c’est bien, semble-t-il, sur le mode de la « fantaisie » que le lecteur est invité à s’enticher du texte pamphlétaire, en s’abandonnant à « une passion d’un moment, qui n’a sa source que dans l’imagination », et qui « promet à ceux qu’elle occupe, non un grand bien, mais une joüissance agréable ». La « fantaisie », entendue ici au sens moral, « est contre l’ennui la ressource d’un instant ».

En prisant les qualités d’« imagination » et de « fantaisie », les discours critiques tenus sur le pamphlet mettent en avant des exigences d’ordonnancement rigoureux (qui, d’ailleurs, n’exclut pas les invraisemblances), de nouveauté d’expression, de vivacité de rythme qui confèrent au texte le « piquant » requis pour qu’il retienne l’attention d’un public dont la « fantaisie » même le pousse à se détourner de « rapsodies » par trop rebattues.

La dimension plaisante peut enfin résulter du choix de certaines formes piquantes, comme l’illustre par exemple cette « parodie de la langue des livres saints1280, dont Grimm tira un si heureux parti dans le Petit Prophète de Boemischbroda, et qui fit depuis [...] tout le sel de plus d’une facétie », ainsi que le remarque Maurice Tourneux1281.

Car c’est bien, en définitive, le « sel » dont on assaisonne un pamphlet qui, par-delà l’inévitable répétition des attaques, le fait échapper à la monotonie insipide. Lorsqu’il évoque la réimpression de la traduction par Pompignan de la Prière universelle de Pope, Grimm signale qu’« on y a ajouté des notes remplies d’esprit et de sel : à quelques longueurs et à quelques lignes entortillées près, cette brochure me paraît un chef-d’oeuvre de plaisanterie1282 ». Le « sel » présente en outre l’avantage d’empêcher que la marchandise ne se périme trop vite, donc d’en permettre la consommation sur une plus longue durée : selon la formule que Voltaire emploie dans une lettre à Bordes du 5 septembre 1760 (Best. D 9194), « tous ces ragoûts qu’on présente au public se gâtent en deux jours s’ils ne sont pas salés1283 ».

Il est vrai que Voltaire est parfois tenté de recourir au « gros sel », ainsi qu’il l’explique à Mme d’Épinay, le 26 novembre 1759 (Best. D 8616), à propos de la Relation... du jésuite Berthier :

‘La mort, et l’apparition de frère Berthier, si je ne me mourais pas de misère, cela me ferait mourir de rire ; il m’a paru pourtant qu’il y a un peu de gros sel dans la première partie ; mais tout est bon pour des jésuites, et on peut leur jeter tout à la tête, jusqu’à des oranges de Portugal, pourvu qu’elles ne coûtent pas trop cher [...].’

Il est vrai également que l’expression peut parfois être employée par antiphrase, comme dans le compte rendu que propose Grimm de la comédie des Philosophes, le 1er juin 1760 :

‘Toute la finesse et tout le sel de la comédie des Philosophes consistent à dire que philosophe et fripon sont synonymes ; à attaquer les moeurs de M. Diderot, de M. Helvétius et d’autres personnes, à les traduire sur la scène comme des scélérats et de mauvais citoyens, et à faire marcher Jean-Jacques sur quatre pattes. Quelque pitoyable que soit cette pièce en elle-même, elle fera époque dans l’histoire de France, et prouvera la justesse de l’observation que les événements les plus extraordinaires tiennent souvent aux causes les plus méprisables1284.’

L’ensemble relève donc d’une question de « goût », bon ou mauvais. Et même si la frontière semble délicate à tracer, les témoignages de l’époque sont pourtant unanimes à constater et à condamner le glissement qui s’opère, dans certains pamphlets, du « piquant » à l’« aigre » et à l’« amer ».

Notes
1275.

 Diderot, Correspondance, éd. établie par L. Versini, p. 91.

1276.

 Mémoires... de C.-S. Favart, t. I, pp. 104 et 211.

1277.

 Sur cette question, voir notre chap. 2, § 1.

1278.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. I, « “ Coups de patte ” à l’Infâme », p. 11.

1279.

 R. Condat, « Le jeu du langage dans une facétie de Voltaire », p. 39.

1280.

 Sur l’emploi par les pamphlétaires de cette forme, voir notre chap. 3, § 2.2.

1281.

 Cor. lit., t. IV, p. 427, n. 1.

1282.

 Ibid., p. 268.

1283.

 Le terme, chez Voltaire, peut revêtir différentes acceptions, ce qui nous incite à la prudence. Il arrive en effet que le mot « sel » désigne la philosophie, lorsque Voltaire fait référence à la formule évangélique : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? » (Matthieu, 5, 13.) Nous l’employons ici, ainsi que nombreux de ses contemporains, pour désigner de manière métaphorique l’indispensable agent de sapidité censé relever le goût de ces « ragoûts » et autres « petits pâtés » que sont les pamphlets, sans en limiter la composition à la seule “ bonne parole ” que véhiculent les textes des philosophes. Sur les métaphores bibliques qui se multiplient sous la plume de Voltaire lorsqu’il évoque son action de philosophe, voir notre cinquième partie, chap. 3, § 1.

1284.

 Ibid., pp. 239-240.