a. Des Débordements Pamphlétaires

Dans ses Mémoires, Favart reproduit une lettre que lui a adressée l’abbé Cosson le 12 juillet 1761, dans laquelle il effectue, à l’intention de son correspondant, le compte rendu de sa lecture de la Wasprie :

‘Si vous ne l’avez point lu, félicitez-vous : je m’empresse à vous prévenir de vous épargner les déplaisirs d’une pareille lecture.
     Ce monstrueux écrit
     Plein d’une sombre flamme,
     Sans sourire à l’esprit,
     Affligeroit ton âme.
Effectivement, c’est un monstre enfanté par le délire de l’amour-propre lésé et furieux, qui ne peut qu’effrayer l’imagination d’un lecteur sage, ou contrister son coeur. L’auteur appèle l’Année Littéraire, cacata charta. Si je voulois caractériser son livre, je l’appèlerois vomita charta. Quand on se venge aussi grossièrement, on justifie le peu de ménagement de la critique1288.’

Ce « monstrueux écrit » rebute donc l’abbé Cosson, quelque peu « effrayé » par « le délire de l’amour-propre lésé et furieux » et la « sombre flamme » qu’il révèle. C’est un semblable emportement que Sabatier de Castres dénonce par exemple dans La Vanité : dans ce pamphlet, Voltaire recourt à « l’odieux » ; en s’en prenant à la qualité de Pompignan qu’il traite de bourgeois, il se laisse aller à ses « folies » ; il ne recule enfin devant aucune « puérilité » : « s’attacher à des bagatelles ou recourir au large front, aux gros yeux pour remplir des vers satyriques, c’est annoncer un esprit qui se place, sans s’en apercevoir, au dessous des petitesses qui le mettent en fermentation1289 ».

C’est dire que dans la grossièreté ou dans l’injure transparaissent les pulsions d’une passion incontrôlable, toujours prompte à épancher son fiel haineux. L’adversaire fait alors l’objet d’une exécration qui s’en prend directement à sa personne corporelle. Non content d’être ridiculisé par les odieuses personnalités que nous avons déjà pu rencontrer1290, décrié symboliquement à travers son nom, ou à travers l’évocation souvent fantasmatique de ses moeurs, l’autre se voit agressé dans son corps, pour ainsi dire “ vomi ” corps et âme.

Grimm signalait déjà, dans l’article qu’il consacre, le 1er février 1761, aux Lettres sur la Nouvelle Héloïse, que

‘la troisième et la quatrième sont d’une platitude indigne, et remplies de personnalités odieuses. Aussi, comme il arrive toujours, ces malhonnêtetés, au lieu de nuire à M. Rousseau, suivant l’intention charitable de M. de Ximenès, prête-nom de M. de Voltaire en cette occasion, n’ont fait que tourner l’indignation du public contre leur auteur1291.’

Même sévérité en ce qui concerne les pamphlets contre Rousseau. Dans la Lettre au docteur Pansophe, Grimm estime que « M. de Voltaire dit à Jean-Jacques Pansophe beaucoup de vérités dures qu’il aurait tout aussi bien fait de lui épargner ». Quant aux Notes qu’on a ajoutées à la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, elles « forment un vilain et dégoûtant libelle, dicté par la passion, qui est toujours bête, et où l’on reproche à M. Rousseau de vilaines choses qui, vraies ou fausses, ne doivent jamais souiller l’imagination et la plume d’un honnête homme1292 ».

Pourtant, tel ne paraît pas être le jugement que Bachaumont porte sur ces deux pamphlets. Il écrit en effet, le 15 novembre 1766, que la Lettre au docteur Pansophe « renferme de bonnes plaisanteries & de meilleures raisons, de la gaîté & nulle aigreur ». En ce qui concerne les Notes sur la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, il estime, le 23 décembre 1766, qu’elles « sont curieuses & piquantes1293 ». De telles divergences d’appréciation ne sont pas a priori surprenantes. Elles doivent cependant nous inviter à mettre en perspective le témoignage de Grimm qui, loin d’être représentatif, révèle un goût parfois un peu étroit.

Que dire malgré tout de l’extrait suivant de la Guerre civile de Genève, dans lequel Voltaire poursuit de sa haine Jean-Jacques, qu’il dépeint en compagnie de Thérèse Levasseur, à Môtiers-Travers ?

Là se tapit ce sombre énergumène,
Cet ennemi de la nature humaine,
Pétri d’orgueil & dévoré de fiel
Il fuit le monde, & craint de voir le ciel.
Et cependant sa triste & vilaine âme
Du Dieu d’amour a ressenti la flamme.
Il a trouvé pour charmer son ennui
Une beauté digne en effet de lui
C’était Caron amoureux de Mégère.
Une infernale & hideuse sorcière
Suit en tous lieux le mâgot ambulant
Comme la chouette est jointe au chat-huant.
L’infâme vieille avait pour nom Vachine
C’est sa Circé, sa Didon, son Alcine.
L’aversion pour la terre & les cieux
Tient lieu d’amour à ce couple odieux.
Si quelquefois dans leurs ardeurs secrettes
Leurs os pointus joignent leurs deux squelettes,
Dans leurs transports ils se pâment soudain
Du seul plaisir de nuire au genre humain.
Notre Euménide avait alors en tête
De diriger la foudre & la tempête
De vers Genève. Ainsi l’on vit Junon
Du haut des airs terrible & forcenée
Persécuter les restes d’Illion,
Et foudroyer les compagnons d’Enée.
Le roux Rousseau renversé sur le sein,
Le sein pendant de l’infernale amie,
L’encourageait dans le noble dessein
De submerger sa petite Patrie.
Il détestait la Ville de Calvin,
Hélas pourquoi ? C’est qu’il l’avait chérie1294.

Tous les procédés les plus odieux sont mobilisés dans cette évocation. Le couple est tout d’abord ridiculisé par les rapprochements burlesques que Voltaire ménage avec les héroïnes légendaires que sont Circé, Didon, Junon, ou encore Alcine... qui rime avec Vachine ! Car les noms sont également tournés en dérision : Thérèse Levasseur est fort noblement rebaptisée Vachine ; une note précise même par quel calembour d’une infinie finesse Voltaire en est arrivé à cette stupéfiante création (« son nom est Vacheur. C’est de là que l’Auteur a tiré le nom de la Fée Vachine »). L’auteur ne résiste pas non plus au jeu de mots sur « le roux Rousseau ». À travers le « noble dessein » imputé à Jean-Jacques de « submerger » la ville « qu’il [...] avait chérie », ce sont ses moeurs qui sont en cause, bien en accord du reste avec le caractère du « sombre énergumène ». Enfin, Voltaire s’en prend au corps de son adversaire : l’évocation de l’« infernale & hideuse sorcière », de l’« infâme vieille » rejaillit en effet sur Rousseau, qui a déniché cette « beauté [...] digne de lui », l’unité de ce « couple odieux » étant assurée par la double comparaison animale avec la « chouette » et le « chat-huant », pour ne rien dire des modalités de leur monstrueux accouplement.

Si, comme l’explique Mikhaïl Bakhtine, « la thématique des injures et du rire est presque exclusivement grotesque et corporelle 1295 », Voltaire atteint ici un paroxysme rarement égalé jusque là. Bachaumont, qui avait pu se montrer plus sensible que Grimm aux « plaisanteries » décochées contre Rousseau dans la Lettre au docteur Pansophe et les Notes sur la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, condamne ici ce qu’il appelle, le 13 avril 1767, une « Satyre horrible contre J. J. Rousseau » : « il y est peint sous les couleurs les plus odieuses & les plus infames ; il est fait pour intéresser en faveur de ce malheureux ses propres ennemis, & l’humanité seule réclame contre cet abominable ouvrage1296 ».

Et dès lors, à la suite de Gustave Desnoiresterres et de René Pomeau, on ne peut qu’éprouver « le devoir de rendre justice à Rousseau et à la pauvre Thérèse Levasseur (Vachine), en citant cette tirade qui déshonore seulement son auteur. Desnoiresterres n’y a pas manqué, et il a prononcé la sentence qu’on ne peut que ratifier : « “ Odieux, sans être plaisant ”. [vii.100] Voltaire se montre ici sous son plus mauvais jour. Animé par la rage, il ne se contrôle plus. Abdiquant tout bon sens, son imagination engendre des fantômes grimaçants, totalement irréels1297 ».

Un « enragé » qui « ne se contrôle plus », tel apparaît Voltaire « sous son plus mauvais jour », tel est le pamphlétaire qui, ne retenant plus le fiel de ses paroles, se livre en aveugle aux passions qui l’entraînent.

Notes
1288.

 Mémoires... de C.-S. Favart, t. II, pp. 309-310.

1289.

 Tableau philosophique de l’esprit de M. de Voltaire, chap. VII, p. 168.

1290.

 Voir notre chap. 1, § 2.

1291.

 Cor. lit., t. IV, p. 347.

1292.

 Ibid., t. VII, pp. 33 et 205.

1293.

 Mém. secr., t. III, pp. 115 et 139.

1294.

 La Guerre civile de Genève, chant troisième, pp. 29-30.

1295.

 M. Bakhtine, L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970 (pour la traduction française), p. 317.

1296.

 Mém. secr., t. III, p. 201.

1297.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. XVII, « Tempête dans la “ parvulissime ” », p. 323.