cinquième Partie
enjeux Idéologiques

Au milieu de cette année 1760 pendant laquelle éclatent coup sur coup les querelles de la comédie des Philosophes et de celle de L’Écossaise, l’auteur des Avis s’efforce de ramener le calme dans les esprits, en s’adressant successivement à « Messieurs Diderot, d’Alembert & compagnie », à « Monsieur Palissot », au « traducteur de l’Ecossoise » enfin à « Monsieur Fréron » : « En vérité, Messieurs », déclare-t-il plaisamment, « si les choses continuent sur le pied où elles sont aujourd’hui, vous allez mettre à sac toutes nos manufactures de papier, ou au moins le faire renchérir considérablement ». Et, devant l’inutilité apparente de toutes ces productions pamphlétaires, il pose alors la question décisive : « quel esprit de vertige vous a donc animés les uns contre les autres, au point de vous déchirer comme des dogues d’Angleterre1333 ? » Quinze ans plus tard, les « éditeurs » de la Théorie du libelle esquissent une réponse : « Il ne faut pas croire que ce soit une chose indifférente qu’un Libelle, ni que parce que le nombre s’en multiplie journellement, l’art en soit plus approfondi ». Certes, « l’inutilité de cette espèce d’Ouvrages est reconnue », mais il n’est pas moins patent que « les vrais politiques en ont toujours fait une de leurs plus chères ressources ». En réalité, le paradoxe d’une telle formulation n’est qu’apparent : si « cette espèce d’Ouvrage » s’avère littéralement « inutile », c’est parce qu’il est vain d’y rechercher l’énoncé de principes de nature à éclairer le lecteur pour son plus grand avantage, et pour celui de la société dans laquelle il vit. En revanche, si les « vrais politiques » trouvent dans les libelles « une de leurs plus chères ressources », c’est parce que la vertu de ces textes réside dans l’efficacité que l’on peut attendre d’eux. Car « un Libelle lâché à propos, peut opérer une révolution, changer, maîtriser les esprits, & perdre un homme sans retour, ce qui a de très-grands avantages1334 ».

Il nous faut donc réfléchir aux enjeux de cette politique des imprimés, menée dans le cadre de ce que Voltaire a pu baptiser, comme nous l’avons signalé, « une guerre perpétuelle entre des abeilles et des guêpes », enjeux qui seraient à définir par rapport à cette alternative clairement posée entre utilité philosophique et efficacité pragmatique. En particulier, il s’agit de déterminer la signification de ce recours au pamphlet, dont nous avons pu observer la permanence historiquement attestée. Quelle serait donc la fonction spécifiquement dévolue à ce type de textes, qui, selon notre hypothèse, nous apparaît étroitement liée aux modalités particulières de leur diffusion, mais aussi aux potentialités que révèlent les caractéristiques de leur écriture ?

Nous nous proposons de montrer ici que les pamphlets de notre corpus prennent sens dans le cadre d’une confrontation entre deux clans, donc dans un “ espace polémique bipolaire ”, dont il convient de démêler la part de réalité et de faux-semblants. Nous verrons alors qu’au-delà des intentions alléguées par les uns et par les autres, la bataille que se livrent les philosophes et les anti-philosophes a pour enjeu la conquête de l’“ opinion ”, au sein de laquelle les échanges pamphlétaires occupent une place particulière aux côtés d’autres textes rédigés dans cette perspective. Enfin, pour revenir à l’exemple de Voltaire, qui constitue pour nous une sorte de “ fil rouge ” au cours de cette étude, nous nous interrogerons sur les données majeures de la “ politique ” qui est la sienne dans le développement des querelles qui nous intéressent.

Notes
1333.

 Les Avis, p. 1.

1334.

 Théorie du libelle, Avertissement des Éditeurs, p. 8.