Chapitre 1
un Espace Polémique Bipolaire

Il n’est pas question, Messieurs, de s’estimer ;
Nous nous connaissons tous : mais du moins la prudence
Veut que de l’amitié nous gardions l’apparence.
C’est par ces beaux dehors que nous en imposons,
Et nous sommes perdus si nous nous divisons.
Les Philosophes, III, 3.

Dans ces quelques vers, extraits de la comédie des Philosophes, Théophraste exprime la nécessité dans laquelle se trouvent les philosophes de se montrer unis, s’ils veulent espérer « en imposer ». Mais Palissot laisse entendre qu’il ne s’agit là que d’une « apparence », dictée par la « prudence » mais aussi, n’en doutons pas, par le désir de tromper : car, dans la réalité, lorsqu’on ne s’en tient pas à ces « beaux dehors », tout ce petit monde, qui ne se « connaît » que trop, ne saurait « s’estimer »...

On aura aisément identifié, derrière cette présentation, l’intention polémique de Palissot. Mais en l’occurrence, une telle présentation, pour tendancieuse qu’elle paraisse, est-elle foncièrement fausse ? Le “ clan ” des philosophes est-il aussi uni que ses représentants l’affichent au cours des querelles qui les opposent aux anti-philosophes ? Encore convient-il d’ajouter, pour tenir la balance égale, que de semblables dissensions n’épargnent pas le “ clan ” des anti-philosophes. Force est pourtant de constater que, dans un camp comme dans l’autre, les tensions internes semblent s’effacer lorsqu’on considère les échanges de pamphlets que suscitent les querelles de notre corpus.

À tout le moins apparaît-il que nos querelles mettent aux prises deux armées, dans les rangs desquelles, en temps de guerre, on ne souffre aucune défection. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’unité affichée de part et d’autre ne soit pas d’« apparence ». L’exemple de Rousseau témoignerait alors des risques encourus, dans les années 1750-1770, à ne pas vouloir s’enrôler sous une quelconque bannière.