i. Deux « Armées » Face À Face

Une note insérée dans les premières pages du Mémoire pour Abraham Chaumeix, alors qu’il est question de Du Hayer, décrit en ces termes l’« Armée Anti-Encyclopédiste » :

‘Il prit il y a deux ans par modestie le titre de Lieutenant général de l’Armée Anti-Encyclopédiste : le grade de généralissime n’avoit pas encore été rempli. Il y a quatre mois environ que le Ciel envoya Abraham Chaumeix ; une odeur de Saint l’annonca une lieue à la ronde ; on lui défera tout d’une voix le commandement & la conduite de cette nouvelle croisade. Moreau, Batteux, Soret sont les Aides de Camp : ces trois champions ont déclaré plusieurs fois que chacun d’eux en particulier avoit eu dès l’enfance une violente vocation pour l’habit & la corde de Saint François, mais ils ont craint que leur humilité cachée dans la poussiere du Cloître ne fut pas assés édifiante, & ils ont préféré l’exercice de cette vertu sur le theatre du monde, aux yeux de tout Paris, & de l’Europe entiere1335.’

Un « généralissime », un « Lieutenant général », des « Aides de Camp » : on jugera, par cette esquisse, que cette « Armée Anti-Encyclopédique » n’a rien à envier à l’« armée philosophique », telle que la décrira, l’année suivante, Fréron dans sa Relation d’une grande Bataille. Car le samedi 26 août 1760, c’est bien l’« une des plus mémorables batailles dont l’Histoire Littéraire fasse mention » qui « se donna au Parterre de la Comédie Françoise », le soir de la première de L’Écossaise. À l’« Avant-Garde », « une espèce de Savetier appelé Blaise ». « Le redoutable Dortidius étoit au centre de l’armée ; on l’avoit élu Général d’une voix unanime. » « L’aîle droite étoit commandée par un Prophète de Boëmischbroda » ; la « gauche », par « le pesant la M... ». À l’« arrière-garde », « l’Abbé Micromégan ». Un « petit Prestolet » donne des ordres à un « corps de réserve ». Enfin, l’« armée philosophique » dispose d’« Aides de Camp », dont l’« un des plus braves » se trouve être ce « Mercure exilé de l’Olympe & privé de ses fonctions Périodiques1336 ».

Ainsi se trouvent constituées, par le pamphlet, deux « armées » qui ne reçoivent semble-t-il de cohérence que dans les batailles qu’elles se livrent l’une à l’autre. Nous nous proposons de montrer comment les querelles qui jalonnent les années 1750-1770, au-delà des motifs personnels qui peuvent inciter certains hommes de lettres à y participer, mobilisent des intérêts de “ clans ”. Nous verrons ensuite que lorsque, dans les représentations polémiques qui en sont faites, ces « armées » en viennent à se mettre au service de « sectes », la figure idéologique de Socrate se trouve réactivée, et convoquée pour donner à penser cet antagonisme.

Notes
1335.

 Mémoire pour Abraham Chaumeix, p. 2, n. (*).

1336.

 Relation d’une grande Bataille, pp. 209-212. On aura reconnu, respectivement, Sedaine, Diderot, Grimm, La Morlière, l’abbé Méhégan, l’abbé de La Porte et Marmontel. Sur la question des personnalités, voir notre quatrième partie, chap. 1, § 2.