a. Querelles Personnelles, Querelles De Clans

Comme nous l’avons déjà suggéré1337, on ne peut entièrement nier qu’un coefficient personnel puisse à l’occasion intervenir dans la décision prise par un homme de lettres de s’engager dans une querelle. Le meilleur exemple en est sans doute Voltaire qui, par exemple, aurait lancé ses pamphlets contre le jésuite Berthier dans l’intention de « se venger » des attaques que le rédacteur du Journal de Trévoux avait dirigées contre ses oeuvres et sa personne. C’est du moins ce que laisse entendre d’Alembert, lorsqu’il évoque les relations de Voltaire avec les jésuites :

‘Voltaire eut longtemps à se louer d’eux, et durant tout ce temps leur donna des témoignages publics et multipliés de sa reconnaissance. Ils eurent enfin, par cette fatalité qui les poursuivit dans les dernières années de leur trop long règne, le malheur ou la sottise d’attaquer dans leur Journal de Trévoux et ailleurs cet homme illustre, et de l’attaquer non-seulement comme écrivain, mais, ce qui était le plus propre à lui nuire, comme ennemi de la religion et de l’État. Ce procédé fit taire à l’instant toute la reconnaissance de leur ancien disciple, qui se vengea de ses anciens maîtres, par des épigrammes en vers et en prose, telles qu’il les savait faire1338.’

Une semblable analyse pourrait être conduite à propos de la riposte de Voltaire au discours de réception de Pompignan devant l’Académie1339, ou encore au sujet des motifs qui ont poussé Voltaire à rédiger sa comédie de L’Écossaise. Jusqu’en 1760 en effet, Fréron avait été relativement épargné par Voltaire, alors même qu’il poursuivait les philosophes de ses attaques. Jean Balcou explique alors que « si l’Écossaise fut “ barbouillée en huit jours ” (Best. 8258, 3-8-60), c’est qu’une sainte fureur animait le philosophe. Tout cela parce que, comme l’a compris Choiseul (Best. 8165), Fréron “ a critiqué mal à propos la Femme qui a raison ”. Pauvre Femme qui a raison dont Voltaire attendait naïvement un triomphe à Paris, et qu’on n’ose plus jouer ! Après avoir, en janvier 1760, envoyé une protestation apparemment mesurée au Mercure et au Journal encyclopédique, Voltaire a bien besoin de se défouler contre ce “ crapaud ”, ce “ dogue ” de Fréron : il écrit l’Écossaise 1340 ». Or, qu’il s’agisse des pamphlets contre Berthier, contre Pompignan, ou de la comédie de L’Écossaise, les motivations personnelles qui pourraient, au départ, expliquer la décision de prendre la plume se trouvent rapidement dépassées par la défense des intérêts du “ clan ” des philosophes. Pour nous en tenir au seul exemple de Fréron, la succession des événements qui se produisent dans la première moitié de l’année 1760 ainsi que ce que l’on pourrait appeler une “ logique de clan ” amènent à faire de L’Écossaise la réponse de Voltaire à la comédie des Philosophes 1341.

De telles ambiguïtés ne concernent pas que Voltaire. Elles caractérisent aussi l’intervention d’écrivains moins en vue comme l’abbé Morellet, qui s’explique dans ses Mémoires sur les raisons qui l’ont poussé à rédiger la Vision de Charles Palissot à la suite de la comédie des Philosophes :

‘Je ne voulais absolument que défendre la philosophie, et les philosophes encyclopédistes en général, contre les imputations de Palissot qui les traduisait comme des gens de sac et de corde, ennemis de la religion et du gouvernement, et cherchait à leur susciter une véritable persécution. Je voulais défendre des hommes dont j’admirais les talents, dont je cultivais la société.’

Mais une telle “ solidarité de clan ” se double aussi de considérations toutes personnelles : « Je voulais me défendre moi-même, puisque j’avais dès ce temps-là donné différents articles à l’Encyclopédie 1342 »...

On voit donc par ces deux exemples qu’au-delà des motivations personnelles des uns et des autres, le développement même des querelles qui nous occupent contribue à mettre en avant des intérêts de “ clans ” qui finissent par l’emporter. Car ce qui est en jeu, c’est bien ce que Maurice Pellisson nomme une « confraternité littéraire », qui se concrétise dans « la disposition qui se manifeste dans le monde des lettres à faire cause commune avec ceux qui sont poursuivis ou frappés ». Ainsi, à l’occasion de la querelle de L’Esprit : « L’Esprit d’Helvétius n’était pas pour plaire ni à Voltaire, ni à Rousseau, ni à Diderot, ni à d’Alembert, ni à bien d’autres, comme l’auteur put s’en convaincre plus tard ; mais du jour où il fut inquiété, on s’abstint de toute critique1343 ». Ainsi surtout, lors de la représentation de la comédie des Philosophes et de l’embastillement de l’abbé Morellet : oubliant les rancunes personnelles, Rousseau soutient Diderot alors qu’ils viennent de se brouiller, et effectue des démarches auprès de Mme de Luxembourg pour hâter la libération de Morellet. Rousseau l’affirme dans le livre X des Confessions, et les documents consultés par Bernard Gagnebin et Marcel Raymond confirment ses allégations. Lorsque le libraire Duchesne lui fait parvenir un exemplaire imprimé des Philosophes, pièce dans laquelle Palissot le « ménag[e] davantage1344 » que Diderot, qui s’y trouve « extrémement maltraité », Rousseau lui écrit qu’il « n’accepte point cet horrible présent », ayant « eu l’honneur d’être l’ami d’un homme respectable, indignement noirci et calomnié dans ce libelle1345 ». Et, s’agissant de l’élargissement de l’abbé Morellet, Rousseau n’épargna « rien pour exciter le zèle et la commisération de Made de Luxembourg en faveur du pauvre captif1346 », et réussit. De son côté, et malgré les ambiguïtés de sa propre démarche, sur lesquelles nous reviendrons, Voltaire n’a de cesse d’en appeler à la mobilisation des « honnêtes gens » contre la pièce de Palissot. Il l’affirme dans une lettre adressée à Mme d’Épinay le 25 avril 1760 (Best. D 8874) : si la « petite coterie dévote de Versailles » a pu trouver « cette farce » « admirable »,

‘tous les honnêtes gens de Paris devraient se réunir au moins pour la siffler ; mais les honnêtes gens sont bien peu honnêtes : ils voient tranquillement assassiner les gens qu’ils estiment ; et en disent seulement leur avis à souper ; les philosophes sont dispersés et désunis, tandis que les fanatiques forment des escadrons et des bataillons.’

Et, dans sa lettre à Palissot du 4 juin 1760 (Best. D 8958), il fait corps avec les philosophes attaqués, ayant « la vanité de croire avoir été désigné dans la foule de ces pauvres philosophes qui ne cessent de conjurer contre l’État ».

En outre, si la « confraternité littéraire » est soudée par la solidarité que le “ clan ” manifeste à l’égard de celui des siens qui est agressé, on constate également qu’elle se traduit, vers la fin de notre période, par ce que l’on pourrait nommer, avec quelque anachronisme, une “ discipline de parti ”. Au moment de la querelle de Bélisaire, lorsque la Sorbonne réclame de Marmontel une rétractation au sujet de propositions jugées impies contenues dans le quinzième chapitre, Voltaire, qui se trouve alors au coeur de l’affaire Sirven, s’inquiète des conséquences que pourrait avoir un tel geste de son confrère, qui semble près de se soumettre. Il entreprend alors de donner à la querelle un tour plus « philosophique » et, en rédigeant les Anecdotes sur Bélisaire, il l’oriente vers la question de la tolérance civile. Or, force est de constater que si Marmontel a pu être tenté de se rétracter, il ne tarde pas à durcir sa position. Les Mémoires secrets se font l’écho de cette évolution. Le 27 février 1767, Bachaumont signale que

‘La tempête contre M. de Marmontel commence à se calmer de la part de M. l’Archevêque, auquel ce disciple très docile a promis telle rétractation qu’il voudroit, de faire la profession de foi la plus caractérisée, de signer la Constitution, le Formulaire, &c.’

C’est dans un tel contexte que paraissent les Anecdotes sur Bélisaire, mentionnées le 31 mars :

‘Tandis que la Faculté de Théologie est occupée à dresser la rétractation que doit signer M. de Marmontel, & que celui-ci attend avec une foi humble tout ce qu’on proposera à sa docilité, M. de Voltaire s’égaye & vient de répandre Anecdotes sur Bélisaire, espece de Pamphlet où il verse le ridicule à grands flots sur qui il appartient.’

Or, le 5 août, au moment où « la Censure de la Faculté de Théologie au sujet de Bélisaire, est enfin imprimée telle quelle », et alors que « les sages Maîtres » n’attendent plus, pour la « faire paroître », que Christophe de Beaumont « ait mis en lumiere son Mandement sur le même sujet », « on ne sait encore ce qui en résultera pour M. de Marmontel » qui, précise Bachaumont, se montre « plus récalcitrant qu’on ne l’avoit cru d’abord1347 ».

John Renwick interprète ainsi ce revirement : « Devant le choix, soit d’apposer sa signature à une rétractation qui ne pourrait que déplaire aux philosophes et nuire à la cause des persécutés, soit de la refuser et de se voir censurer impitoyablement, Marmontel préféra de loin la censure. Les avantages et les inconvénients de part et d’autre lucidement évalués, il aurait conclu que les foudres de l’Église étaient bien moins à craindre qu’une crise de conscience aiguë, et surtout moins à craindre que les huées des philosophes et le fouet de Voltaire. Par bonheur, intérêt et convictions poussaient dans le même sens1348 ».

S’il paraît peut-être excessif, à partir de cet exemple, de parler, à propos de l’attitude de Marmontel, de “ discipline de parti ”, il est en revanche évident qu’elle révèle une perception aiguë de ses propres intérêts, qui ne s’explique que par la puissance que représente l’action de “ clan ” conduite par Voltaire. En revanche, une telle “ discipline ” apparaît lorsqu’on considère le recours des auteurs aux pamphlets. Ici encore, la règle est fixée par Voltaire, et exprimée par exemple dans la lettre qu’il envoie à Palissot le 26 juillet 1764 (Best. D 12016). Après l’avoir une nouvelle fois tancé d’une main de s’en être pris à Diderot, et caressé de l’autre1349 en lui déclarant qu’il méritait « d’être l’ami de tous les philosophes, au lieu d’écrire contre les philosophes », Voltaire ajoute, à propos de Jean-Georges Lefranc de Pompignan :

‘Je trouve [...] fort bon que quand un évêque fait un libelle impertinent sous le nom d’instruction pastorale, on tourne Monseigneur en ridicule ; mais nous ne devons pas déchirer nos frères. Il me paraît affreux que des gens de la même communion s’acharnent les uns contre les autres. Le sort des gens de lettres est bien cruel, ils se battent ensemble avec les fers dont ils sont chargés, ce sont des damnés qui se donnent des coups de griffe.’

Nous avons donc vu, à partir de l’exemple des philosophes, comment, dans les querelles de notre corpus, les considérations personnelles se trouvent, d’une manière ou d’une autre, dépassées par des intérêts de “ clan ”, qu’il s’agisse de faire « cause commune » avec un allié agressé, ou de conduire de conserve une attaque contre le clan adverse. C’est ainsi que Palissot peut ironiser sur la « manie » qu’a « cette ligue offensive & défensive » « de se réunir [...] contre l’ennemi commun1350 ».

Notes
1337.

 Voir notre deuxième partie, chap. 1, § 2.2.

1338.

 Éloge de Crébillon, cité par G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIII e  siècle, t. V, p. 413.

1339.

 Voir notre deuxième partie, chap. 3, § 1.1.

1340.

 J. Balcou, Fréron contre les philosophes, p. 205.

1341.

 Nous reprendrons ce point dans notre chap. 3, § 2. Signalons d’ores et déjà que, dès le 29 février 1760, dans une lettre adressée à Grimm (Best. D 8780), Cramer annonce que la comédie « intitulée le Caffé, ou l’Ecossaise [...] est sous presse », et que « l’auteur de l’Année littéraire n’y joüe pas le Rôle le plus agréable ». Tout porte donc à croire que Voltaire a initialement écrit cette pièce dans l’unique but de se venger de Fréron. Ce n’est alors que bien plus tard, à la suite de la querelle suscitée par la comédie des Philosophes, représentée pour la première fois le 2 mai, que L’Écossaise a pu être perçue comme une riposte lancée par les philosophes contre la pièce de Palissot.

1342.

 Mémoires, p. 108.

1343.

 M. Pellisson, Les Hommes de lettres au XVIII e  siècle, pp. 197 et 199. Remarquons toutefois que si, en effet, les philosophes « s’abstinrent de toute critique », ils ne prirent pas pour autant la défense d’Helvétius. Sur ce point, voir notre deuxième partie, chap. 2, § 1.2.

1344.

 On se souvient que Rousseau avait été particulièrement attaqué dans une autre comédie de Palissot, Le Cercle ou les Originaux, représentée en novembre 1755.

1345.

 Grimm rapporte également le fait dans la Correspondance littéraire du 15 août 1760 (t. IV, p. 274).

1346.

 Les Confessions, dans Oeuvres complètes, t. I, l. X, pp. 536-538.

1347.

 Mém. secr., t. III, pp. 169, 194 et 249.

1348.

 J. Renwick, éd., Seconde anecdote sur Bélisaire, dans Oeuvres complètes, Oxford, The Voltaire Foundation, vol. 63A, p. 192.

1349.

 Sur l’ambiguïté de Voltaire à l’égard de Palissot, voir plus loin, § 2.

1350.

 Lettre de l’auteur à un journaliste, sur une édition des Petites Lettres, qui parut en Hollande, dans Palissot, Théâtre et oeuvres diverses, t. II, pp. 162-163.