b. Secte Contre Secte : La Figure De Socrate

Mais, dans le feu de la polémique, chaque “ clan ” a tôt fait de baptiser celui de l’adversaire une « secte », avec toutes les connotations qui s’attachent à l’emploi de ce terme. Dès 1757, alors que Malesherbes, sans doute poussé par Choiseul, tente d’arranger un rapprochement entre Fréron et Diderot, le rédacteur de l’Année littéraire notifie son refus en avançant l’idée selon laquelle Diderot est le « chef d’un grand corps ». Se réconcilier avec lui reviendrait donc à accepter de se taire sur les agissements de cette « secte », ce qui l’amènerait à trahir la mission dont son « public » l’a investi :

‘Si M. Diderot étoit aussi isolé que je le suis, s’il ne tenoit à aucune secte, à aucune cabale, j’éprouverois plus de plaisir que de peine à nous unir ; mais il est le chef d’un grand corps ; il est à la tête d’une société nombreuse qui pullule et se multiplie tous les jours à force d’intrigues. Il me priera sans cesse de ménager ses amis, ses confrères, ses admirateurs ; je ne pourrai parler ni de l’Encyclopédie, ni d’aucun encyclopédiste ; il faudra m’interdire pour mes feuilles et ce Dictionnaire et les ouvrages de plus de cent écrivains peut-être qui nous inonderont tout à leur aise de leurs délires philosophiques, c’est-à-dire, Monsieur, que je m’abstiendrai de rendre compte des écrits qui prètent le plus à la censure, et dont le public sensé attend de moi que je relève les défauts. Qu’est-ce qui me restera pour mes feuilles ? De mauvais vers, de plats romans ; ce ne sera plus guère la peine que je travaille1351.’

Quelques années plus tard, Pompignan reprend l’accusation dans son discours de réception à l’Académie, en qualifiant les philosophes de « Sectateurs fiers & hardis la plume à la main, [...] bas & tremblans dans la conduite1352 ». Palissot fait chorus, comme on en jugera par le début de la Lettre du S r  Palissot... au public :

‘Une secte impérieuse, formée à l’ombre d’un Ouvrage dont l’exécution pouvait illustrer le siècle, exerçait un despotisme rigoureux sur les sciences, les lettres, les arts & les moeurs. Armée du flambeau de la Philosophie, elle avait porté l’incendie dans les esprits, au lieu d’y répandre la lumière : elle attaquait la Religion, les loix & la morale : elle prêchait le Pyrrhonisme, l’indépendance ; & dans les tems qu’elle détruisait toute autorité, elle usurpait une tyrannie universelle. Ce n’était point assez de la liberté de publier ses opinions avec faste ; elle déclarait la guerre à tout ce qui ne fléchissait pas le genou devant l’idole. L’Encyclopédie, cet Ouvrage qui devait être le Livre de la Nation, en était devenu la honte ; mais de ses cendres mêmes il était né des prosélytes qui, sous le nom d’esprits forts, inspiraient à des femmes des idées d’anarchie & de matérialisme.’

Et d’insister, par la suite, sur l’emprise que cette « secte » a conquise sur les esprits :

‘Ces nouveaux Philosophes croyaient en imposer à la Renommée : ils distribuaient à leur gré les réputations, & les couronnes des Arts ; mais nul ne pouvait y prétendre, s’il n’était enrôlé dans la secte. En effet, elle était si étendue, elle avait si fort percé dans tous les états de la vie, qu’elle entraînait les suffrages d’une partie de la Nation, qui ne pensait plus que d’après ces oracles1353.’

L’auteur des Réponses aux Quand, aux Si, et aux Pourquoi termine son pamphlet en s’interrogeant sur la raison d’être du « Libelle » des Pourquoi, rédigé dans le cadre de la campagne contre Pompignan :

‘POURQUOI a-t-on écrit ce Libelle ? Pour tâcher de soutenir le parti de l’irréligion & de l’impiété qui se voit décheoir tous les jours du haut rang qu’il s’étoit orgueilleusement arrogé dans la république des Lettres ; pour insinuer aux libertins que tout ce qui s’écrit, tout ce qui se dit de favorable à la Religion dans les Chaires, dans les Discours, dans les Ouvrages d’esprit, ne part que d’un zele affecté, intéressé & politique ; pour faire prendre le change, en dénonçant insolemment au Public, comme une Secte nouvelle & qu’il faut détester, la société des Chrétiens persuadés de leur Religion, qui, pleins de vénération pour le culte de leurs peres, ne peuvent lire sans frémir, ne peuvent entendre sans rougir les exécrables maximes que prêche notre nouvelle Secte de Philosophe1354.’

Secte contre secte... La « nouvelle Secte de Philosophe » se voit ainsi accusée de dénoncer « au Public [...] la société des Chrétiens persuadés de leur Religion »... « comme une Secte nouvelle & qu’il faut détester ». On voit qu’à travers ce glissement du “ clan ” à la « secte », se met en place une configuration idéologique de nature à accueillir la figure de Socrate, convoquée pour rendre compte de l’antagonisme qui oppose philosophes et anti-philosophes.

Dans l’étude qu’il consacre à l’inscription du mythe de Socrate dans la pensée de Voltaire, de Diderot1355 et de Rousseau, Raymond Trousson rappelle que « Socrate a connu au XVIIIe siècle une fortune appréciable ; c’est qu’il était, par excellence, l’exemple dont le siècle avait besoin pour exprimer ses luttes et ses aspirations, et ce fut si vrai que, si les philosophes se prétendirent les nouveaux Socrate, leurs adversaires ne répugnèrent pas à se désigner eux-mêmes comme les Aristophane modernes. Aucune époque n’avait jamais témoigné une telle “ conscience ” socratique ». Et force est de constater que, dans les discours, le « Socrate historique » se trouve de plus en plus négligé, au point que « Socrate devient un mythe ou un héros, un thème littéraire et philosophique susceptible d’assumer toutes les significations, d’épauler toutes les idéologies militantes ». En particulier, les philosophes voient en lui un double symbole : « D’une part, il restait la première grande victime de l’intolérance, l’ancêtre des Galilée, des Bruno, des Servet, des Calas, et, par conséquent, l’ancêtre des philosophes ; de l’autre, il avait été un modèle de vertu, de sagesse, de fidélité à ses devoirs. Sa vie et sa mort avaient toutes deux leur sens, leur signification ; selon le caractère de ses disciples, c’est le martyr ou le sage qui aura le plus d’éclat1356 ». Et c’est bien cette image d’un Socrate « sage » et « martyr » que les philosophes véhiculent en se représentant sous ses traits.

Socrate est en effet d’abord l’homme d’un combat pour la “ bonne cause ”, contre l’intolérance et le fanatisme. On ne s’étonnera donc pas de voir poindre sa figure dans des pamphlets qui mettent en scène un adversaire fanatique. C’est ainsi que, dans la première Anecdote sur Bélisaire, « frère Triboulet » menace Marmontel de le poursuivre de ses foudres, avec le soutien du « révérend P. Hayer » et de « l’abbé Dinouart » : l’auteur de Bélisaire fait en effet partie d’« une troupe de coquins » qui ne cesse de prêcher « la bienfaisance, la douceur, l’indulgence », et qui pousse « la méchanceté jusqu’à vouloir que Dieu soit bon » ! Et n’importe si

‘dans le siècle où la raison, que nous avions partout proscrite, commençait à renaître dans nos climats septentrionaux, ce fut Érasme qui renouvela cette erreur dangereuse ; Érasme, qui était tenté de dire : Sancte Socrates, ora pro nobis ; Érasme, à qui on éleva une statue. Le Vayer, le précepteur de Monsieur, et même de Louis XIV, recueillit tous ces blasphèmes dans son livre de la Vertu des païens. Il eut l’insolence d’imprimer que des marauds tels que Confucius, Socrate, Caton, Épictète, Titus, Trajan, les Antonins, Julien, avaient fait quelques actions vertueuses. Nous ne pûmes le brûler, ni lui ni son livre, parce qu’il était conseiller d’État. Mais vous, qui n’êtes qu’académicien, je vous réponds que vous ne serez pas épargné1357.’

Et, non content de prêcher de pernicieuses maximes de tolérance, Socrate a la regrettable habitude de percer à jour l’hypocrisie où qu’elle se trouve. Car, comme le déclare d’Alembert en 1760, dans ses Réflexions sur l’état présent de la République des lettres, « quand on veut jouer ce qu’on n’est pas, quand on est hypocrite dans quelque genre que ce puisse être, car il y a des hypocrites dans tous les genres, des hypocrites de vertu, d’honneur, de religion et de zèle », « on dit alors au fond de son coeur : Socrate me voit et n’est pas ma dupe. Il faut donc persécuter Socrate 1358 ». Et Condorcet de conclure, bien après notre période :

‘La mort de Socrate est un événement important dans l’histoire humaine ; elle fut le premier crime qui ait signalé cette guerre de la philosophie et de la superstition ; guerre qui dure encore parmi nous, comme celle de la même philosophie contre les oppresseurs de l’humanité1359.’

De fait, la figure du « sage » est indissociable de cette du « martyr ». Au cours de notre période, de nombreuses productions mettent ainsi en scène le personnage de Socrate. Dans son traité De la poésie dramatique, Diderot esquisse en effet « une sorte de drame philosophique » qui aurait pour sujet « la mort de Socrate1360 ». Voltaire y va de son Socrate en 1759 relayé, en 1762, par Billardon de Sauvigny, qui rédige une Mort de Socrate. Jusqu’à Linguet qui, en 1764, fait paraître son Socrate. Pour nous en tenir à la pièce de Voltaire, on ne peut qu’être saisi par l’évidence des anachronismes, notamment langagiers, qui suggèrent clairement les applications que le public est censé faire. Ainsi, lorsqu’elle reproche à Socrate de prendre le risque, par sa conduite, de susciter la persécution d’« Anitus et de son parti », Xantippe lance cette imprécation : « Le ciel confonde les philosophes et la philosophie, et ma sotte amitié pour vous ! » Mêmes anachronismes dans le jugement que Drixa porte sur Socrate : « C’est un hérétique ; il nie la pluralité des dieux ; il est déiste ; il ne croit qu’un seul dieu ; c’est un athée » qui reproduit, comme le note Beuchot, « à peu près le raisonnement qui avait été fait contre Voltaire lui-même en 1758 ». Faut-il enfin signaler l’entrée en scène, aux côtés d’Anitus (alias Omer Joly de Fleury) de trois « gazetiers de controverse » : Chomos (alias Chaumeix), Bertios (alias Berthier), le troisième étant vraisemblablement Fréron1361 ?

L’assimilation des philosophes aux Socrate devient à ce point banale, autour de 1760, que Grimm note, lorsqu’il rend compte de la parution de l’Héroïde du disciple de Socrate aux Athéniens, que « c’est encore l’histoire de Socrate, appliquée à ce que nous avons vu de nos jours1362 ». Car cet ouvrage est rédigé à la suite de la représentation de la comédie des Philosophes, à l’occasion de laquelle l’opposition des Socrate et des Aristophane a renforcé le portrait des philosophes en Socrate modernes1363.

Dans son Discours sur la satyre contre les philosophes, l’abbé Coyer s’emploie en effet à dresser un parallèle entre Socrate, mis en scène dans la comédie des Nuées d’Aristophane et les philosophes, représentés sur le théâtre de la Comédie-Française le 2 mai 1760. Parallèle qui porte d’abord sur le contexte politique dans lequel paraissent les deux pièces : Aristophane

‘composa sa fameuse Comédie des Nuées, qui fit l’entretien du Public deux mois avant que d’être mise au grand jour. C’étoit la neuvième année de la guerre du Péloponnèse. Les affaires n’alloient pas bien. Athènes se voyoit menacée de perdre sa supériorité dans la Grèce ; & au lieu de s’occuper des maux de la patrie, on ne parloit que des Philosophes & des Nuées 1364.’

On se souvient en effet qu’en 1760 la France est engagée dans la guerre de Sept ans, et qu’elle connaît alors un certain nombre de revers face aux Anglais1365. Mais l’analogie porte aussi sur les difficultés rencontrées par les auteurs pour faire représenter leur pièce :

‘Aristophane trouva plus d’obstacles à la représentation qu’il n’en avoit imaginés. Socrate comptoit parmi ses Disciples des gens du premier mérite & de la plus haute naissance : Platon, Critias, Alcibiade, & tant d’autres. Il se trouva même parmi les Comédiens des Acteurs plus honnêtes que les Spectateurs. Ils refuserent leur rôle, en disant qu’ils ne s’étoient point engagés à divertir les méchans par des noirceurs. Athènes fut dans une telle rumeur, qu’un Courier apportant la nouvelle que l’Armée venoit d’être encore battue, on n’y fit pas attention. Les démêlés du Théâtre absorboient toutes les idées, qui s’entrechoquoient avec fureur. Le Poëte ne savoit plus si sa Piéce se joueroit1366.’

De même, parmi les Comédiens-Français, Mlle Clairon n’a pas manqué d’élever sa voix pour s’opposer à la réception de la pièce. En vain, puisque, grâce à l’appui des puissants protecteurs de Palissot, les répétitions commencent, alors que le public est à l’affût des moindres rumeurs concernant la comédie tant attendue1367 :

Anytus, Mélitus & Lycon, gens d’intrigue & de haine, dont les moeurs & les superstitions étoient condamnées par les principes & la conduite des Philosophes, formerent un parti en faveur de la Piéce. Des femmes que les Philosophes trouvoient fort aimables, mais qu’ils n’avoient pas jugé à propos d’initier dans la sublimité de leur doctrine, grace qu’ils n’avoient fait qu’à un petit nombre, entrerent volontiers dans cette cabale. Les Juges mêmes, qui donnoient leur voix pour autoriser ou proscrire les Comédies, furent gagnés. Mais pour donner une couleur d’impartialité à leur Jugement, ils y appellerent un Poëte Tragique nommé Jérôme, qui déclara en bonne forme que les Nuées ne contenoient rien que d’honnête, & qu’on pouvoit en permettre la représentation.
Socrate se vit donc en bute aux risées de trente mille Spectateurs1368.’

Signalons enfin que le parallèle entre Aristophane et Palissot se retrouve en 1762 dans la tragédie de Sauvigny intitulée La Mort de Socrate. Alors que la pièce « vient d’être arrêtée à la Police », Favart écrit au comte de Durazzo, le 7 juillet 1762 : « Entre autres personnalités, on a saisi celles qui regardent Palissot. Il y est dépeint odieusement sous les traits d’Aristophane, persécuteur de Socrate et des philosophes. On ne peut se méprendre à l’application1369 ».

Si les philosophes voient en Socrate le « sage » et le « martyr » de la philosophie, les anti-philosophes dénoncent chez les « Socrate du jour » les ennemis de l’ordre social. Fréron écrit ainsi en 1759 : « Socrate ne reconnoissoit point les dieux que sa patrie révéroit ; il déclamoit publiquement contre eux ; ce qu’il enseignoit valoit mieux sans doute que ce qu’on croyoit ; mais la tranquillité du Gouvernement étoit appuyée sur cette croyance ; la détruire c’étoit bouleverser l’économie politique1370 ». Et, comme le signale l’abbé Coyer, si « Aristophane, en jouant Socrate, n’avoit peut-être pas eu l’intention de le dévouer à la mort »,

‘Anytus, Mélitus & Lycon, qui avoient mis en oeuvre le fiel du Poëte, [...] reprirent tous les traits de la Piéce qui noircissoit Socrate. Le Peuple même en avoit retenu plusieurs. Les accusations du Théâtre passerent au Tribunal de la Justice. Socrate fut jugé comme un homme à sentimens singuliers, comme un séducteur éloquent, capable de changer le blanc en noir ; comme corrupteur de la jeunesse, comme un Philosophe Athée, qui nioit l’existence des Dieux ; & il but la cigüe1371.’

De telles accusations ne sont d’ailleurs pas éloignées de celles que Coger, par exemple, lance contre les philosophes, et contre Voltaire en particulier, lorsque, dans la nouvelle édition de l’Examen de Bélisaire qu’il fait paraître en juillet 1767, il fait allusion aux affaires du temps et notamment au Dictionnaire philosophique. La « Philosophie », explique-t-il, ne fait que « servir à l’impiété » et « enhardir au crime », et il poursuit :

‘Ne sait-on pas que les jeunes empoisonneurs & blasphémateurs de Picardie, condamnés au feu l’année dernière1372, ont avoué que c’étoit la lecture de quelques écrits modernes contre la Religion, qui les avoit portés aux horreurs dont ils étoient coupables ! Que n’avons-nous pas à craindre pour la génération prochaine, si nos enfans ne craignent pas de boire dans la coupe empoisonnée de nos prétendus esprits forts ! C’est la réflexion très-sensée de M. l’Archevêque de Paris, & de M. Joly de Fleury, premier Avocat général, à l’auteur de cet examen, qui gémissoit devant eux des progrès que le Voltéranisme faisoit parmi la jeunesse1373.’

Voilà donc Voltaire rendu responsable, tout comme Socrate, de corrompre la jeunesse.

Du côté des anti-philosophes, la « nouvelle Secte de Philosophe », accusée d’attaquer « la Religion, les loix & la morale », s’apparente ainsi à celle que forment les disciples de Socrate. De leur côté les philosophes se représentent volontiers sous les traits des Socrate modernes, en butte au fanatisme des anti-philosophes, et de surcroît traduits sur la scène par Palissot, comme Socrate avait pu l’être par Aristophane. Une telle représentation binaire est cependant rendue problématique lorsqu’un homme comme Palissot en vient à se définir, à travers l’image socratique, comme... un véritable philosophe.

Dans sa Lettre... au public, il se présentait déjà comme le défenseur de « la véritable Philosophie du Citoyen », qu’il définissait comme « le courage d’arracher sa Patrie à des erreurs dangereuses1374 ». En 1764, l’auteur des Observations sur le poeme de la Dunciade accuse ces philosophes, qui « en tous pays, se soulévent si volontiers contre toute espèce de joug », de vouloir, par un « étrange renversement d’idées », « établir sur le Parnasse l’intolérance & l’inquisition1375 ». Le renversement de perspectives s’achève alors dans L’Homme dangereux. Les « éditeurs » s’étonnent en effet « que M. P... lui-même n’ait jamais senti l’avantage qu’il pouvait tirer contre ses ennemis de l’exemple de Socrate ». Le développement qui précède s’efforce en effet de prouver que nul mieux que Palissot n’est qualifié pour se reconnaître en Socrate :

‘On a beaucoup parlé de philosophie dans cet étrange siécle, devoué, jusqu’à la démence, à la passion du raisonnement. Parmi tous les prétendants qu’on voit aspirer, de nos jours, au titre de philosophes, on demande si l’on pourrait en citer un seul à qui ce nom convint davantage qu’à M. P... lui-même ? Que le public prononce, du moins, entre lui & ses persécuteurs. Ils se sont empressés de le comparer à Aristophane, pour usurper le nom de Socrate. Il nous semble cependant que M. P... aurait, avec ce philosophe, bien des traits de conformité que l’on chercherait en vain dans ses ennemis. Ce ne fut point de la haine des prêtres, comme on l’a dit témérairement, mais de celle des sophistes que Socrate fut la victime. Il les avait irrités contre lui par son ironie favorite, & par la liberté courageuse avec laquelle il avait démasqué leur orgueil, leurs intrigues, leur hypocrisie. Voilà ce qui lui attira la coupe fatale, & ce fut des mains de la fausse philosophie que Socrate reçut la ciguë. Ce philosophe, calomnié dans ses moeurs comme M. P..., ne calomnia jamais personne. Sa raillerie fine & perçante, talent que tous les Historiens lui attribuent, & qui établit une conformité de plus entre le caractère de M. P... et le sien, ne tomba jamais que sur les ridicules & sur les vices. Il ne se permit point de blesser l’honneur d’aucun Citoyen en particulier ; mais il ne laissa pas échapper une occasion d’humilier la secte dangereuse de ces audacieux dogmatiques qui voulaient que la gloire ne fut que pour eux & pour leurs amis1376.’

Par le retournement des attributs habituellement dévolus aux philosophes, le mythe de Socrate auquel ils sont rattachés peut donc faire l’objet d’un traitement pour le moins malléable. Mais, au-delà de cet exemple extrême, il n’en apparaît pas moins qu’un tel mythe, « devenu polyvalent », « peut au besoin représenter des aspirations diverses, voire contradictoires », comme le fait remarquer Raymond Trousson lorsqu’il s’emploie à « confronter » les « trois consciences » de Voltaire, Diderot et Rousseau « avec le mythe qui leur sert de commun dénominateur1377 ». Si en effet pour Voltaire, « le rappel de Socrate est, avant tout, utile » et se présente comme « un prétexte » pour lancer « une machine de guerre1378 », Socrate apparaît au contraire aux yeux de Diderot comme « un modèle, le dispensateur des principes de la plus haute morale » : « Le Socrate de Diderot n’est pas directement impliqué dans le combat philosophique ; il lui offre avant tout une haute figure morale et, par sa mort, un tableau qui devait séduire l’homme des sujets pathétiques. L’intérêt d’un Voltaire était immédiat, pratique ; celui de Diderot était d’ordre à la fois éthique et esthétique ; en Socrate se rejoignaient à ses yeux le beau et le vrai1379 ».

L’opposition est encore plus flagrante lorsqu’on considère l’exemple de Rousseau, que Raymond Trousson présente comme « l’incarnation la plus complète et la plus édifiante du mythe socratique ». Pour Rousseau en effet, loin d’être « le juste persécuté par l’intolérance, le modèle des philosophes modernes, l’esprit même de la future Encyclopédie, ce monument à la gloire des connaissances et du progrès », Socrate vaut au contraire en tant qu’« apologiste de la saine ignorance, du respect de la condition naturelle de l’homme », bref comme... « l’adversaire des philosophes ». Car, chez Rousseau, « le différend entre ce Socrate et ses adversaires ne se ramène pas, comme chez Voltaire ou Diderot, à une opposition irréductible entre un esprit libre et le fanatisme, c’est-à-dire à une opposition entre deux attitudes essentiellement différentes, entre deux camps. Il s’agit ici, dirait-on, d’une affaire de famille : le Socrate de Rousseau, c’est un certain philosophe au milieu des philosophes, la voix discordante au milieu du choeur, celui qui, au nom d’une philosophie, parle contre la philosophie1380 ». Ce que confirme Voltaire, dans sa Lettre au docteur Pansophe :

‘Vous avez certes raison de dire que vous n’êtes point philosophe. Le sage philosophe Socrate but la ciguë en silence ; il ne fit pas de libelles contre l’aréopage ni même contre le prêtre Anitus, son ennemi déclaré1381 ; sa bouche vertueuse ne se souilla pas par des imprécations : il mourut avec toute sa gloire et sa patience ; mais vous n’êtes pas un Socrate ni un philosophe1382.’

Dans le cadre des querelles qui nous occupent, c’est donc bien la conception voltairienne du mythe socratique qui semble prévaloir, ce qui ne saurait guère nous surprendre, dans la mesure où, comme nous l’avons vu, Voltaire devient, dans les années 1760-1770, la figure de proue du “ clan ” des philosophes. Toutefois, la référence à Socrate, et les résonances différenciées auxquelles elle donne lieu dans les trois « consciences » analysées par Raymond Trousson, ont ceci de révélateur qu’elles sont pour nous l’indice d’une absence d’unité au sein du “ clan ” des philosophes, qui pouvait pourtant, dans le feu de la polémique, se représenter la figure de Socrate comme une sorte de totem identitaire. L’exemple de Palissot suggère également que le “ clan ” des anti-philosophes présente de semblables indices de désunion. Quant à Rousseau, il conviendra d’examiner sa situation à part, dans la mesure où il est en butte aux traits des anti-philosophes mais aussi des philosophes. En rédigeant des pamphlets contre l’« ami Jean-Jacques », Voltaire prouverait en effet par le geste que Rousseau a raison d’affirmer qu’il n’est « point philosophe ».

Notes
1351.

 Lettre à Malesherbes du 21 mars 1757, citée par J. Balcou, Le Dossier Fréron, p. 196.

1352.

 Discours de réception à l’Académie française, p. 19.

1353.

 Lettre du Sr Palissot, auteur de la comédie des Philosophes, au public, pour servir de Préface à la Piéce, pp. 5-8.

1354.

 Réponses aux Quand, aux Si, et aux Pourquoi, pp. 103-104.

1355.

 Sur la figure de Diderot-Socrate, voir en particulier J. Seznec, Essais sur Diderot et l’antiquité grecque, Oxford, 1957.

1356.

 R. Trousson, Socrate devant Voltaire, Diderot et Rousseau. La conscience en face du mythe, pp. 102, 18 et 6-7.

1357.

 Anecdote sur Bélisaire, pp. 923-924.

1358.

 Réflexions sur l’état présent de la République des lettres écrites en 1760, p. 363.

1359.

 Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, cité par R. Trousson, Socrate..., p. 19.

1360.

 Diderot, De la poésie dramatique, dans Oeuvres esthétiques, éd. établie par P. Vernière, Paris, Garnier, 1988, pp. 198-199.

1361.

 Socrate, II, 3, II, 9 et II, 7.

1362.

 Cor. lit., t. IV, p. 303 (nous soulignons).

1363.

 Sur la question de la comédie satirique, voir notre première partie, à l’article “ Comédie satirique ”.

1364.

 Discours sur la satyre contre les philosophes, p. 34.

1365.

 Sur l’opportune diversion qu’offre au gouvernement la querelle suscitée par la représentation de la comédie des Philosophes, voir notre chap. 2, § 1.

1366.

 Discours sur la satyre contre les philosophes, pp. 34-35.

1367.

 Sur les circonstances de la représentation de la pièce, voir D. Delafarge, La Vie et l’oeuvre de Palissot, pp. 121-129.

1368.

 Discours sur la satyre contre les philosophes, pp. 35-37.

1369.

 Mémoires... de C.-S. Favart, t. II, pp. 2-3.

1370.

 An. lit., 1759, t. V, p. 137, cité par R. Trousson, Socrate..., p. 23.

1371.

 Discours sur la satyre contre les philosophes, pp. 69-70.

1372.

 Coger fait ici allusion à l’affaire du chevalier de La Barre accusé, ainsi que son ami Gaillard d’Étallonde, d’avoir mutilé un crucifix, chanté des chansons impies et de ne pas s’être découvert au passage de la procession du Saint-Sacrement. On aurait retrouvé dans ses affaires des ouvrages interdits, dont le Dictionnaire philosophique. Le sort de ce jeune homme de dix-neuf ans, décapité et brûlé après avoir été soumis au supplice de la roue, a suscité l’indignation de Voltaire. Sa Relation de la mort du chevalier de La Barre est d’une importance décisive dans la campagne lancée contre l’« Infâme ».

1373.

 Cité par J. Renwick, « Marmontel, Voltaire and the Bélisaire affair », pp. 255-256.

1374.

 Lettre du S r  Palissot, auteur de la comédie des Philosophes, au public, pour servir de Préface à la Piéce, p. 116.

1375.

 Observations sur le poeme de la Dunciade, dans La Dunciade, pp. 180-181.

1376.

 L’Homme dangereux, Observation des Éditeurs, pp. 169-170.

1377.

 R. Trousson, Socrate..., pp. 28 et 7.

1378.

 Ibid., pp. 31 et 48. Raymond Trousson précise à cet égard que Voltaire « aura beau exalter le mythe socratique, brandir comme un étendard le nom du philosophe et jeter sa mort héroïque à la face de l’intolérance et du fanatisme, il tiendra toujours Socrate, mais en secret, pour le dernier des niais » (p. 43). Et de citer un extrait de la lettre que Voltaire adresse au marquis Dufour de Villevieille le 20 décembre 1768 (Best. D 15377) : « non, les Socrates modernes ne boiront point la ciguë. Le Socrate d’Athènes était, entre nous, un homme très imprudent, un ergoteur impitoyable qui s’était fait mille ennemis et qui brava ses juges très mal à propos.

Nos philosophes aujourd’hui sont plus adroits ; ils n’ont point la sotte et dangereuse vanité de mettre leur nom à leurs ouvrages ; ce sont des mains invisibles qui percent le fanatisme d’un bout de l’Europe à l’autre avec les flèches de la vérité.

1379.

 Ibid., pp. 48 et 64.

1380.

 Ibid., pp. 82 et 87.

1381.

 Telle n’est pas non plus l’attitude des philosophes, à en juger par l’abondante production pamphlétaire que nous étudions...

1382.

 Lettre au docteur Pansophe, p. 832.