ii. Une Unité De Façade ?

Nous avons déjà fait état des oppositions qui éclatent, à partir de 1758, dans le clan des anti-philosophes, divisé par les querelles entre jésuites et jansénistes, et amoindri par l’expulsion des jésuites1383. Mais à cette fracture manifeste s’ajoutent des indices qui permettent de remettre en cause la cohérence du clan. C’est ce qui apparaît notamment lorsqu’on considère les rapports qu’un homme comme Palissot entretient avec les philosophes. Dès sa comédie intitulée Le Cercle ou les Originaux, en 1755, mais surtout à partir des Petites Lettres sur les grands philosophes de 1757, Palissot n’a de cesse d’attaquer les encyclopédistes, et Diderot en particulier. Force est pourtant de constater qu’au sein de cette « association entre plusieurs gens de Lettres [...] qui travaillent à ce fameux Dictionnaire de toutes les connaissances », Palissot établit une distinction entre ceux qui sont « d’un mérite reconnu » et ceux dont la « réputation » est « plus contestée ». Bref, si « tous ces Messieurs se disent Philosophes », seulement « quelques-uns le sont ». Et, à n’en pas douter, il faut placer dans cette dernière catégorie un « homme bien supérieur encore » à Montesquieu, « parce qu’il est plus universel1384 », autrement dit : M. de Voltaire. Et, dans la suite de ses démêlés avec les philosophes, la bienveillance de Palissot à l’égard de Voltaire ne se démentira pas, et n’aura d’égale que l’ambiguïté de la position de Voltaire lui-même.

Sous la plume de Palissot, Voltaire est donc régulièrement épargné dans les attaques lancées contre les philosophes. Dans le chant troisième de la Dunciade, comme dans les Petites Lettres, Montesquieu et Voltaire sont à nouveau distingués : si la Sottise peut se passionner pour l’Encyclopédie, et voir dans ce « livre tout divin » un « chef d’oeuvre » à la mesure de son règne, ce ne sont là que de « fréles avantages ». En effet,

Un Montesquieu, dans la nuit du trépas,
Menace encor mes timides Etats.
Dans sa retraite, à l’abri des orages,
Voltaire enfin unit tous les suffrages.
Toute l’Europe a les yeux sur Buffon.
La Renommée est fidèle à leur nom,
Et va partout publiant mes outrages1385.

En outre, dans sa Lettre... au public, Palissot explique qu’en rédigeant sa comédie des Philosophes, il ne s’était « point dissimulé tout ce qu’on pourrait tenter pour [l]e rendre odieux ». Et il ajoute :

‘Si j’avais été capable de me faire à cet égard quelqu’illusion, j’aurais été désabusé, même avant la représentation des Philosophes, [...]
Quand j’ai entendu publier que j’attaquais ce génie rare dont je n’ai jamais parlé qu’avec transport,#1386 qui me reçut avec tant de bonté dans sa retraite, lorsque j’allai lui porter mon tribut d’admiration, & qui depuis m’a souvent honoré de ses lettres que je conserverai toute ma vie1387.’

On voit donc que, non content d’épargner Voltaire, Palissot ne laisse passer aucune occasion de faire son éloge, et de lui porter son « tribut d’admiration ». Il n’est pas rare non plus qu’il le cite dans ses ouvrages. C’est ainsi que dans la préface de l’édition de 1764 de la Dunciade, Palissot se prévaut de l’autorité de Voltaire en annonçant l’objectif qu’il assigne à sa satire. « On ose croire », explique-t-il, « qu’un ouvrage de ce genre devenait à Paris d’une nécessité plus indispensable encore » que la Dunciade de Pope lorsqu’il l’écrivit à Londres. Et de citer alors Voltaire :

‘« Il n’y a plus d’autre moyen, dit Mr. De Voltaire, de rendre les lettres respectables, que de faire trembler ceux qui les outragent. C’est le dernier parti que prit Pope avant de mourir. Il rendit ridicule à jamais, dans sa Dunciade, tous ceux qui devaient l’être. Ils n’osèrent plus se montrer, ils disparurent. Toute la nation lui applaudit : car si, dans les commencemens, la malignité donna un peu de vogue à ces lâches ennemis, de Pope, de Swift & de leurs amis, la raison prit bientôt le dessus... Le vrai talent des vers est une arme qu’il faut employer pour venger le genre humain. »’

C’est aussi de Voltaire qu’il recherche le suffrage, mais aussi la bienveillance, comme on peut en juger par les vers suivants, extraits du chant sixième :

     O de Ferney sublime solitaire,
Honneur des arts, Virgile des Français,
C’est toi surtout à qui je voudrais plaire.
Tu le sais bien. Ton suffrage, ô Voltaire,
Dans tous les tems fut mon plus beau succès.
Ma Muse icy te choisit pour modèle :
C’est en lisant ta joyeuse Pucelle,
En m’échauffant du feu de tes bons mots,
Que j’ai entrepris d’humilier les sots.
          [...]
Mais à ton tour livre à mes traits caustiques
Tes bas flatteurs & tes lâches critiques :
Egalement ils sont tes ennemis1388.

La référence à la Pucelle n’est en effet pas anodine, dans la mesure notamment où, dans l’édition de ce poème en vingt chants qui paraît en 1762, Voltaire ajoute par exemple, dans le troisième chant, des vers dans lesquels, s’adressant à la « sottise », il décoche au passage quelques traits au P. Berthier :

     O toi, sottise ! ô grosse Déïté !
De qui les flancs à tout âge ont porté
Plus de mortels que Cibèle féconde
N’avait jadis donné de Dieux au monde,
Qu’avec plaisir ton grand oeil hébété
Voit tes enfans dont ma patrie abonde ;
Sots traducteurs, & sots compilateurs,
Et sots auteurs, & non moins sots lecteurs :
Je t’interroge, ô suprême puissance !
Daigne m’apprendre en cette foule immense
De tes Enfans qui sont les plus chéris,
Les plus féconds en lourds & plats écrits,
Les plus constans à broncher comme à braire
A chaque pas dans la même carrière :
Ah ! je connais que tes soins les plus doux
Sont pour l’auteur du journal de Trévoux1389.

Outre le choix de la forme du poème épique en décasyllabes, on reconnaît en effet ce personnage de la Stupidité, « Déïté plaisamment versatile », qui fait son apparition au chant premier de la Dunciade. Ajoutons enfin qu’en 1760 déjà, Voltaire projetait d’écrire lui-même une Dunciade, si l’on en croit la lettre qu’il adresse à d’Alembert le 13 août (Best. D 9137), dans laquelle il demande à son correspondant d’engager « l’ami Thieriot ou le prêtre de Baal, Mords-les » à lui « donner les éclaircissements suivants » :

‘Quelques anecdotes vraies sur Gauchat et Chaumeix, quels sont leurs ouvrages, le nom de leurs libraires ; le catalogue des oeuvres de l’évêque du Puy Pompignan, en recommandant à l’ami Thieriot de m’envoyer la Réconciliation de la piété et de l’esprit, le nom de la m[ère] nommée par l’archevêque pour directrice de l’hôpital, le nom du magistrat qui a le plus protégé en dernier lieu les convulsionnaires, le nom du révérend père jésuite du collège de Louis-le-Grand, qui passe pour aimer le plus tendrement la jeunesse. J’attends ces utiles mémoires pour mettre au net une Dunciade ; cela m’amuse plus que Pierre le Grand. J’aime mieux les ridicules que les héros.’

Nous ignorons si Palissot a eu vent de ce projet, mais il est en tout cas évident qu’il se place sous le patronnage de Voltaire, auquel il rend hommage, tout en lui proposant de livrer à ses « traits caustiques » les « bas flatteurs » et les « lâches critiques » qui sont « également » les « ennemis » de Voltaire. Palissot prend d’ailleurs quelque peu les devants en brocardant, dans sa Dunciade, outre les philosophes qui sont sa cible privilégiée, certains des « ennemis » de Voltaire. Ainsi, dans le chant troisième, qui s’en prend à Chaumeix et à Fréron :

[...] Mouhy se mit à braire.
Chaum*** jaloux l’imita sur le champ.
Aliboron reconnaît son plein-chant,
Et courroucé contre le téméraire
De qui la bouche osait le contrefaire,
A son larinx donnant un libre essor,
Fit résonner ses poumons de Stentor.

Mais Fréron était à l’honneur dès l’apparition de la Stupidité :

Mais parmi ceux dont le masque hébêté
Prête à son front le plus de majesté,
Celui de tous qui la coëffe à merveilles,
Le plus plaisant sous ses longues oreilles,
Qu’elle préfère à tout autre patron,
C’est comme on sait celui de Jean Fré***.

Fréron reçoit enfin un juste châtiment, au chant quatrième :

On vit soudain son orgueil disparaître.
Tel qu’un barbet menacé du bâton,
Soumis, rampant, humble devant son maître,
Semble vouloir implorer son pardon,
Non moins confus, le triste Aliboron
Se débattait étendu sur la place.
L’air retentit de ses cris douloureux.
A ce spectacle, à sa laide grimace,
A cet objet grotesquement affreux,
De tous côtés, un rire impitoyable
S’élève encor contre le pauvre Diable1390.

Outre l’identité des cibles, Voltaire ne pouvait qu’être sensible à la manière dont Palissot s’en prend à elles, en recourant à des appellatifs que Voltaire a lui-même forgés : Fréron est ainsi désigné sous les noms d’« Aliboron », de « Jean Fré*** », enfin présenté comme un « pauvre Diable »1391.

Les avances de Palissot ont, semble-t-il, en partie porté leurs fruits. Daniel Delafarge signale en effet que si « Voltaire admirait peu la Dunciade », « son attitude se modifia et devint plus bienveillante du jour où il sut que la plainte de Crevier au Parlement avait causé l’exil de Palissot1392. Dès lors, Palissot était une victime du fanatisme janséniste et parlementaire ; cela n’améliorait pas la Dunciade, mais en rendait l’auteur plus intéressant. Un auteur qui frappait sur ce cuistre de Crevier, sur Trublet, l’archidiacre de Saint-Malo, sur maître Aliboron dit Fréron, sur Pompignan et sur Chaumeix n’était pas tout à fait méprisable1393 ». C’est en tout cas ce que révèle la correspondance entre Palissot et Voltaire. Une main semble tendue dès 1760, à la suite de la comédie des Philosophes, lorsque Voltaire écrit à Palissot, le 24 septembre (Best. D 9262) :

‘Il est très mal que ceux qui devraient être unis par leur goût et leur sentiment, se déchirent comme s’ils étaient des jansénistes et des molinistes. De petits scélérats en robe noire ont opprimé des gens de lettres, parce qu’ils osaient en être jaloux. Tout homme qui pense devait s’élever contre ces fanatiques hypocrites. Ils méritent d’être rendus exécrables à leur siècle et à la postérité. Jugez combien je dois être affligé que vous ayez combattu sous leurs étendards !’

Après la démarche entreprise par Crevier, l’appel de Voltaire se fait plus pressant. Le 26 juillet 1764 (Best. D 12016), il répète à Palissot qu’il mérite « d’être l’ami de tous les philosophes, au lieu d’écrire contre les philosophes ». Et, évoquant ce Crevier qu’il présente comme un « cuistre fanatique », Voltaire ajoute : « Tous les gens de bien vous auraient embrassé si vous n’aviez frappé que de telles canailles. Je ne sais pas comment vous vous tirerez de tout cela, car vous voilà brouillé avec les philosophes et les anti-philosophes. J’ai toujours rendu justice à vos talents, j’ai toujours souhaité que vous ne prissiez les armes que contre nos ennemis, je persiste dans ces sentiments ». Le 9 août, après quelques précautions d’usage, Voltaire écrit à Damilaville (Best. D 12042), au sujet de Palissot :

‘J’en reviens toujours à gémir avec vous de voir les philosophes attaqués par ceux mêmes qui devraient l’être ; par ceux qui pensent comme nous, et qui auraient combattu sous les mêmes étendards s’ils n’avaient pas été possédés du démon de l’envie, et de celui de la satire. Par quelle fureur enragée, quand on veut être satirique, n’exerce-t-on pas ce talent contre les persécuteurs des gens de bien, contre les ennemis de la raison, contre les fanatiques ?’

Peine perdue, apparemment, puisque Palissot oppose aux avances de Voltaire une fin de non-recevoir : « J’avoue cependant », écrit-il le 9 août (Best. D 12043) à propos de Diderot, de Marmontel et d’autres « philosophes », « que j’aimerais encore mieux me réconcilier avec quelques-uns de ces messieurs, qu’avec de certains anti-philosophes. Mais, pour rien au monde, je ne voudrais admettre à ma communion les écrivains scandaleux qui ont osé, dans une fougue imprudente, saper les fondements de la morale et de nos devoirs naturels. Il est possible, à la vérité, que le fanatisme et la superstition ne soient pas moins horribles ; mais les excès d’un parti ne justifient pas ceux de l’autre ».

L’exemple de Palissot et de ses relations avec Voltaire nous invite donc à reconsidérer l’apparente netteté de la ligne de fracture qui, dans les discours polémiques, sépare les philosophes des anti-philosophes. S’il apparaît en effet qu’un adversaire déclaré des philosophes comme Palissot peut également se retrouver « brouillé » avec les « anti-philosophes » comme le lui fait remarquer Voltaire, la position de Voltaire n’est pas non plus sans ambiguïtés1394. S’est-il, par vanité, senti flatté par les signes d’allégeance de Palissot ? Ou a-t-il perçu, par stratégie, le profit que le clan des philosophes pourrait retirer d’une semblable recrue ? À moins que, concevant le clan des philosophes comme un clan voltairien, il n’ait senti l’intérêt que pouvait présenter un homme comme Palissot, sans doute plus dévoué au Patriarche que certains des philosophes ses « frères ». D’ailleurs Palissot ne se prive pas d’insinuer, dans le chant septième de la Dunciade, qu’au cours des « soupés » qui réunissent entre autres Diderot, Saurin, Lemierre, le nom de Voltaire est parfois écorché :

     Enfin l’ardeur du bacchique délire
Allume en eux le besoin de médire.
Stupidité de cerveaux en cerveaux
Porte l’yvresse & le feu des bons mots.
La gaïté brille aux dépens de Voltaire.
Le dur sarcasme & l’ironie amère
Sont épuisés sur ce chantre divin.
Fré*** pourtant, avec un ris malin,
Veut qu’on le mette au-dessus de le Mié**.
Ce jugement est frondé par S*****,
Qui, sur les mots jouant d’un ton badin,
Dit que le Mié** est l’unique lumière
Du goût français qui touche à son déclin ;
Qu’il est des Arts l’espérance dernière,
L’honneur du Pinde, & que Voltaire enfin,
Depuis longtems, n’a qu’un vol-terre-à-terre1395.

Car les signes de désunion ne manquent pas non plus dans le clan des philosophes. Et si, comme nous l’avons vu, à partir de 1760, Voltaire est en première ligne dans chacun des combats qui opposent philosophes et anti-philosophes, s’il tend donc à s’imposer comme la figure de proue du parti philosophique, il n’en est pas moins de plus en plus ouvertement contesté et dans ses options idéologiques, et dans sa stratégie.

Dès l’année 1756, alors que Voltaire a envoyé de nombreux articles pour l’Encyclopédie, Diderot semble répugner à être en commerce avec le Patriarche. René Pomeau explique en effet que, désireux de « s’attacher plus étroitement une recrue si prestigieuse », les directeurs du Dictionnaire se devaient de « prendre avec lui un contact direct ». Or « ce ne fut pas Diderot, dès lors principal animateur du Dictionnaire, qui fit le voyage. Sous une admiration de principe, des réticences le séparent du grand homme. Il sera l’un des rares philosophes à ne jamais effectuer le pélerinage des Délices ou de Ferney. C’est d’Alembert qui correspond habituellement avec Voltaire ». Et en 1759, malgré la « déférence » que Diderot persiste à lui témoigner, « un double désaccord, philosophique et esthétique, s’est déjà exprimé entre Diderot et Voltaire. [...] Entre le théisme du patriarche et l’athéisme militant de Diderot et de ses amis, la faille ira s’élargissant. [...] Une exaltation superlative anime cet athéisme, ce matérialisme de Diderot. D’où le recours à une certaine emphase de l’expression, que lui reproche Voltaire1396 ». La correspondance de Diderot reflète d’ailleurs l’ambivalence de ses sentiments à l’égard de Voltaire. Lorsqu’il s’adresse à l’intéressé, c’est la « déférence » qui domine : « combien de couronnes diverses rassemblées sur votre seule tête », s’exclame-t-il le 28 novembre 1760. « Vous avez fait la moisson de tous les lauriers ; et nous allons glanant sur vos pas, et ramassant par-ci par-là quelques méchantes petites feuilles que vous avez négligées et que nous nous attachons fièrement sur l’oreille en guise de cocarde, pauvres enrôlés que nous sommes. » Mais, à la même époque, certaines déclarations “ privées ” font entendre une tout autre musique. C’est ainsi que Diderot peut écrire à Sophie Volland, le 10 novembre 1760, alors que Voltaire vient de prendre la défense de l’Encyclopédie dans son Plaidoyer de Ramponeau :

‘il se plaint à Grimm très amèrement de mon silence. Il dit qu’il est au moins de la politesse de remercier son avocat. Et qui diable l’a prié de plaider ma cause ? Et qui diable lui a dit qu’il l’avait plaidée comme il me convenait ? Il a, dit-il, ressenti la plus vive douleur ? Eh ! chère amie, on ne saurait arracher un cheveu à cet homme sans lui faire jeter les hauts cris. À soixante ans passés, il est auteur, et auteur célèbre, et il n’est pas encore fait à la peine. Il ne s’y fera jamais. L’avenir ne le corrigera point. Il espérera le bonheur jusqu’au moment où la vie lui échappera1397.’

L’antagonisme sourd qui oppose Voltaire et Diderot est donc à la fois stratégique et idéologique. Sur le plan philosophique en effet, Voltaire manifeste une opposition marquée aux thèses matérialistes. Dès 1752 à Berlin, Voltaire, dans son poème de la Religion naturelle, combat la position matérialiste que La Mettrie exprime à la cour de Frédéric II. Et lorsqu’en 1760, dans sa Lettre... au public, l’auteur de la comédie des Philosophes, qui entend présenter les philosophes comme des « hommes qui, impatiens de tout frein, ennemis de tout pouvoir1398 », produit, à l’appui de ces accusations, des citations de La Mettrie, Voltaire réagit violemment et écrit à Palissot, le 23 juin (Best. D 9005) :

‘vous joignez à vos accusations contre les plus honnêtes gens du monde des horreurs tirées de je ne sais quelle brochure intitulée La Vie heureuse, qu’un fou nommé La Mettrie composa un jour étant ivre à Berlin il y a plus de douze ans. L’Homme-plante est encore de La Mettrie. Cette sottise de La Mettrie, oubliée pour jamais, et que vous faites revivre, n’a pas plus de rapport avec la philosophie et l’Encyclopédie, que le portier des Chartreux n’en a avec l’histoire de l’Église ; cependant vous joignez toutes ces accusations ensemble1399.’

Mais la scission n’apparaît au grand jour que dans le cours des années 1760, lorsque le baron d’Holbach commence à réunir, dans son salon parisien, ce qu’il appelle la « synagogue ». Comme l’explique René Pomeau, d’Holbach « mène son combat tout à fait à l’écart de Voltaire. Malgré de discrètes invites, il s’abstient d’aller rendre hommage aux Délices ou à Ferney. Nous n’avons aucune trace d’une correspondance entre les deux philosophes. Incompatibilité d’humeur, sans doute, aggravant le divorce idéologique. Dans la “ synagogue ”, on va jusqu’à traiter le théiste de Ferney de “ bigot ”, voire de “ cagot ”1400 ». La rupture est ainsi consommée après la publication, en 1770, du Système de la nature, auquel Voltaire répond par la brochure intitulée Dieu et les hommes. Mais elle a été préparée, dans les années qui précèdent, par la formation de cette « coterie holbachique » qui échappe au contrôle de Voltaire. En effet, « tout un groupe parisien autour de Diderot, de d’Holbach, de la Correspondance littéraire se dérobe à son influence. On le juge trop timide, lui l’apôtre du rémunérateur et vengeur. On raille les petitesses du grand homme, les radotages du vieillard1401 ». Car le périodique de Grimm apparaît comme un puissant outil de propagande telle que la conçoit Voltaire1402. René Pomeau signale en effet qu’en refusant de suivre l’avant-garde philosophique sur le chemin de l’athéisme, Voltaire se trouve en butte aux « sarcasmes d’un clan qui disposait de la Correspondance littéraire de Grimm, revue clandestine, mais diffusée dans ces cours d’Europe au suffrage desquelles le patriarche accordait tant de prix1403 ». C’est ainsi que même si « d’Alembert, Damilaville, et à un moindre degré Helvétius restent de précieux auxiliaires », Voltaire est peu à peu amené à « abandonner le rêve d’une action collective en groupe1404 ».

Dans ses Mémoires, l’abbé Morellet évoque en ces termes la « synagogue » du baron d’Holbach, qu’il fréquente, et l’« athéisme absolu » qu’y professent « Diderot, le docteur Roux et le bon baron lui-même » :

‘il ne faut pas croire que dans cette société, toute philosophique qu’elle était, au sens défavorable qu’on donne quelquefois à ce mot, ces opinions libres outre mesure fussent celles de tous. Nous étions là bon nombre de théistes, et point honteux, qui nous défendions vigoureusement, mais en aimant toujours des athées de si bonne compagnie.’

Mais, lorsqu’il est question du Système de la nature, Morellet s’emploie à minimiser les conséquences des propositions qui s’y trouvent avancées, qui s’apparentent, selon lui, à une « philosophie qui demeure contenue dans l’enceinte des spéculations, et ne cherche dans ses plus grandes hardiesses qu’un exercice paisible de l’esprit ». Ce qui semble définir « le caractère de la philosophie du baron et de ceux de ses amis qui allaient le plus loin, comme Diderot et les autres » :

‘Certainement aucun d’eux n’était capable d’entrer dans une conspiration, ni dans le moindre projet de troubler le gouvernement et la paix publique ; aucun d’eux n’eût suscité une persécution religieuse, ni insulté à un moine ou à un curé. Leur liberté de dire et de penser pouvait donc sembler innocente, et le crime eût été de la dénoncer1405.’

La position de Morellet apparaît donc plus conciliante, en tous cas moins “ dogmatique ” que celle de Voltaire, puisque pour l’abbé, le désaccord idéologique n’empêche pas des relations de « bonne compagnie ». Mais c’est sans doute que Voltaire et Morellet n’ont ni la même situation dans le camp des philosophes, ni surtout le même rapport à l’action. Du reste, l’attitude de Morellet à l’égard des encyclopédistes et notamment à l’égard de Diderot manque parfois de constance. Alors que ce sont « Diderot et d’Alembert » qui engagent Morellet « à travailler pour l’Encyclopédie » et à fournir « quelques fragments théologiques », l’abbé n’hésite pas à prendre ses distances par rapport à cette entreprise, lorsqu’elle est mise à mal par l’offensive des anti-philosophes en 1759 :

‘L’Encyclopédie ayant été supprimée par arrêt du conseil, je ne pensai pas devoir partager désormais la défaveur que cette suppression jetterait sur un homme de mon état, qui continuerait, malgré le gouvernement, à coopérer à un ouvrage proscrit comme attaquant le gouvernement et la religion ; et je me livrai dès lors avec plus de suite à mes études d’économie publique1406.’

L’attitude opportuniste de Morellet explique peut-être pourquoi, comme le rappelle Jacques Proust, « Diderot ne l’aimait pas », et « l’appelait le Morellet, ou Panurge1407 ».

Le clan des philosophes, tout comme celui des anti-philosophes, est donc agité de tensions internes qui rendent problématique son unité. Elles proviennent parfois de la prégnance des ambitions personnelles, comme ce semble être le cas chez Morellet, ou encore chez Palissot. Parfois elles résultent d’antagonismes idéologiques, comme nous l’avons vu à propos des encyclopédistes. Jacques Proust met aussi en évidence ce qui oppose, par exemple sur les questions politiques, ceux dont la remise en cause est « radicale » et ceux, les plus nombreux, qui privilégient une approche « réformiste », avant de conclure que la pensée des encyclopédistes n’est « une que si on la considère du point de vue de leurs adversaires, à un niveau assez élevé de généralité. De ce point de vue et à ce niveau-là tous les encyclopédistes sans exception sont des téméraires qui sapent en effet les institutions et jusqu’aux fondements de la société, puisqu’ils y appliquent leur esprit avec la même rigueur, la même liberté dont ils usent couramment en mathématiques, en biologie, en philosophie ». Toutefois, précise Jacques Proust, « en dépit de la diversité de leurs opinions », « les encyclopédistes s’accordaient sur l’essentiel : tous rejetaient la vieille théorie de la monarchie de droit divin, ruinaient l’alliance traditionnelle du trône et de l’autel et restituaient à la nation la propriété, sinon l’usufruit, de la souveraineté1408 ». Une semblable analyse pourrait être conduite à propos des anti-philosophes qui, au-delà des représentations polémiques que construisent leurs adversaires1409, rassemblent dans leurs rangs des personnages aux options “ radicales ” et d’autres que l’on peut considérer comme des “ modérés ”. C’est dans cette dernière catégorie que se range par exemple Pompignan, d’après Theodore E. D. Braun, qui explique cette « modération » par une « hésitation entre ses attaches avec la religion traditionnelle et avec la monarchie d’un côté, et, de l’autre, de son engagement dans la société mondaine à tendances républicaines ». En lui coexiste donc « la double tendance de son siècle vers la crédulité religieuse et l’incrédulité philosophique, tendance qu’il sut modérer au moyen de la maxime : “ La crédulité est un mal ; l’incrédulité philosophique n’est pas un bien ” (LE FRANC, Oeuvres, IV, 125)1410 ». Position modérée également que celle de Fréron, ce « vaillant défenseur de la tradition et de l’Ancien Régime », selon l’expression de Jean Balcou, qui, s’opposant aux « audaces de ce qu’il nommera “ le philosophisme ” », « dresse une autre attitude, la sienne, celle du “ véritable philosophe pratique ” ». Car « Fréron n’envisage pas le lien entre l’avènement d’un monde meilleur et le bouleversement de la religion et de la monarchie absolue. Au contraire, puisque pour s’occuper du réel, il faut laisser ces questions dangereuses. Aussi est-il persuadé que c’est lui qui oeuvre le mieux à une véritable amélioration de la société. Mais ces changements qu’il prône ne pourront se faire qu’à l’abri du trône et de l’autel1411 ». On voit ainsi que les anti-philosophes partagent aussi un fonds commun de valeurs, qui tiennent à la défense de la religion et à un attachement, non dénué d’intentions “ politiques ”, à l’alliance du trône et de l’autel.

Enfin, une fois reconnues ces valeurs qui, considérées avec un certain degré de généralité, constituent le “ ciment ” qui réunit les membres de chacun des deux clans, les oppositions peuvent naître des options stratégiques prônées par les uns et par les autres afin d’assurer leur défense ou leur promotion. L’exemple de Rousseau peut, dans cette perspective, nous permettre de mettre en évidence les risques que l’on encourt, dans une période d’antagonismes fortement marqués, à ne pas jouer le jeu des clans, en revendiquant son indépendance d’esprit.

Notes
1383.

 Sur cette question, voir la conclusion du chapitre 2 de notre deuxième partie.

1384.

 Petites Lettres sur les grands philosophes, pp. 1-2 et 10.

1385.

 La Dunciade, chant troisième, p. 76.

1386.

# Mr. de Voltaire. (Note de Palissot.)

1387.

 Lettre du S r . Palissot, auteur de la comédie des Philosophes, au public, pour servir de Préface à la Piéce, p. 115.

1388.

 La Dunciade, Préface, p. 19 et chant sixième, pp. 107-108.

1389.

 La Pucelle, s.l., 1762, chant troisième, pp. 52-53.

1390.

 La Dunciade, chant troisième, p. 72, chant premier, p. 51 et chant quatrième, p. 89.

1391.

 En 1770, dans L’Homme dangereux, Palissot reprend ses attaques contre Fréron, à travers son personnage Pasquin, que Valère présente comme l’un de ces « Frélons, / De la Littérature importuns avortons, / Médisante recrue à l’opprobre livrée, / Et dont les candidats sont pris dans la livrée » (II, 2).

1392.

 Sur cette question, voir notre deuxième partie, chap. 1, § 1.1.

1393.

 D. Delafarge, La Vie et l’oeuvre de Palissot, p. 298.

1394.

 Nous reviendrons sur cette question dans notre chap. 3, § 2, lorsque nous essaierons d’interpréter le silence de Voltaire au moment de la représentation de la comédie des Philosophes.

1395.

 La Dunciade, chant septième, pp. 124-125.

1396.

 R. Pomeau et Ch. Mervaud, dir., De la Cour au jardin, 1750-1759, chap. XV, « Le suisse Voltaire », pp. 300-301 et chap. XVII, « Prélude à “ Candide ” », p. 339.

1397.

 Diderot, Correspondance, éd. établie par L. Versini, pp. 332 et 315-316. Dès le 20 octobre 1759, Diderot dressait, à l’intention de Sophie Volland, ce portrait peu flatteur de Voltaire : « L’auteur n’est pas un homme assez sûr. Les autres ont payé cent fois pour ses folies. Pourquoi cela n’arriverait-il pas encore une ? Qui est-ce qui peut se promettre de la discrétion de celui qui ne s’est jamais tu et qui ne risque rien à parler ? Où est la précaution qui ne puisse tromper ? J’ai appris à me méfier des hasards. Il y en a de si bizarres » (p. 175). Laurent Versini hésite quant à l’identification de « ce papier de Genève » qui « a le diable au corps », et qui motive la réaction de Diderot face aux « folies » de Voltaire. Il pourrait s’agir de la Relation... du jésuite Berthier.

1398.

 Lettre du S r . Palissot, auteur de la comédie des Philosophes, au public, pour servir de Préface à la Piéce, pp. 118-119.

1399.

 Sur la pratique de l’amalgame, qui permet au pamphlétaire de montrer que les « principes » de ses adversaires sont « odieux », voir notre quatrième partie, chap. 1, § 1.3.

1400.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. XXII, « Pour une statue », p. 412.

1401.

 Ibid., chap. XIV, « Écrlinf », p. 259.

1402.

 Nous développerons cet aspect dans notre chap. 3, § 3.

1403.

 R. Pomeau, La Religion de Voltaire, p. 393.

1404.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. XIV, « Écrlinf », p. 260.

1405.

 Mémoires, pp. 131 et 134.

1406.

 Ibid., pp. 66 et 98-99.

1407.

 J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, p. 22.

1408.

 J. Proust, L’Encyclopédie, pp. 165-166 et 168.

1409.

 Sur les représentations que chaque clan propose de l’autre, voir notre quatrième partie, chap. 2, § 3.

1410.

 T. E. D. Braun, Un Ennemi de Voltaire..., pp. 64-65.

1411.

 J. Balcou, Fréron contre les philosophes, pp. 6-7.