a. Ni Philosophe, Ni Anti-Philosophe ?

La lecture des écrits polémiques qui prennent pour cible Rousseau révèle qu’à l’évidence le citoyen de Genève n’a été épargné ni par les anti-philosophes, pour lesquels il fait partie de l’engeance honnie des « philosophistes », ni par les philosophes, avec lesquels il connaît des querelles retentissantes.

Pour les anti-philosophes, Rousseau apparaît comme un « philosophe ». C’est ainsi qu’en 1758, date à laquelle la brouille entre Rousseau et les encyclopédistes est largement consommée, l’auteur du Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs ne distingue pas les traits qu’il décoche contre Rousseau de ceux qu’il lance contre les Diderot, d’Alembert, Helvétius et autres Duclos. On peut lire en effet, dans le « Discours du patriarche des Cacouacs pour la Réception d’un nouveau Disciple » qui ouvre le pamphlet, un plaidoyer ironique en faveur de la « liberté courageuse » avec laquelle les Cacouacs ont pu établir dans leurs écrits « ce corps de Doctrine & de Morale » que forme le Catéchisme que le « nouveau Disciple » est invité à faire sien. Et le patriarche d’expliquer qu’outre « l’Interprétation de la Nature, Livre fécond en questions curieuses & intéressantes », « sur les mêmes principes s’élevèrent les Pensées & les Lettres philosophiques, les Moeurs, l’Origine de l’inégalité des hommes, l’Esprit, & une foule d’autres Ecrits immortels1413 ». Le Discours sur l’origine de l’inégalité de Rousseau se trouve ainsi mis sur le même plan que les autres ouvrages des philosophes, et cité à plusieurs reprises dans les pages qui suivent, ainsi que le Discours sur les sciences et les arts.

Selon une démarche analogue, l’abbé Gauchat consacre, en 1763, le tome XIX de ses Lettres critiques à l’analyse de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile. Il se propose notamment de « montrer » ce que de tels ouvrages ont « d’opposé à la foi chrétienne ». Pour nous en tenir à la conclusion de la Lettre CXC, qui résume l’opinion de Gauchat sur la Nouvelle Héloïse, ce qui apparaît, dans ce « narré de six volumes, tracé par un Philosophe du premier rang »,

‘C’est une Religion naturelle qui, en paroissant quelquefois respecter le Christianisme, établit tous les principes du Déisme, & ne propose à croire que ce qui est soumis aux regards de la raison, compris par la raison : (c’est-à-dire, raisonnement philosophique.) C’est une tolérance qui va jusqu’à mettre l’Athée au nombre des gens les plus vertueux : des gens que la vérité fuit, plutôt qu’ils ne fuient la vérité : des gens qui rendent à Dieu un pur hommage, & que Dieu récompense. C’est une critique amére & mordante de la Religion Catholique. Son intolérance y est peinte sous des couleurs noires & fausses ; son culte y est dénaturé, insulté ; son Ecriture profanée, ses loix religieuses sur le célibat traitées de scandales. Tout cela, on croiroit peut-être le trouver dans un Livre d’un Socinien, ou d’un Ministre protestant aigri contre l’Eglise Romaine : non, c’est dans un Roman de l’austére Citoyen de Genève. Que de faces la Philosophie moderne sçait diriger contre la vérité1414 !’

Non content d’être désigné comme un « Philosophe du premier rang », Rousseau se trouve à nouveau considéré comme un des tenants de cette « Philosophie moderne », intarissable en « écrits [...] contre la religion », dont Gauchat a pu produire l’« analyse » et la « réfutation » dans les volumes précédemment parus. L’Émile n’échappe pas au zèle de l’abbé Gauchat, pas plus qu’il n’est épargné par la vindicte d’Omer Joly de Fleury, qui prononce à l’encontre de l’ouvrage de Rousseau un réquisitoire accablant. Comme l’explique Henri Gouhier, « le puissant adversaire des “ philosophes ” voit avant tout en l’auteur d’Émile le prophète de “ la religion naturelle ” ; il expose longuement “ les principes impies et détestables que se propose d’établir dans son ouvrage cet écrivain qui soumet la religion à l’examen de la raison, qui n’établit qu’une foi purement humaine ”, qui, du même coup, ruine “ l’autorité de l’Église ” et “ affaiblit le respect des peuples pour leurs Rois ”1415 ». C’est ainsi que la Cour ordonne que l’Émile soit lacéré et brûlé, et son auteur décrété de prise de corps.

C’est donc pour ses audaces sur les questions religieuses que Rousseau est la cible des attaques des anti-philosophes, qui l’associent ainsi aux philosophes qu’ils poursuivent pour les mêmes raisons. Et de fait Voltaire, dont l’antipathie pour Rousseau est connue, avoue ressentir une certaine admiration pour la « Profession de foi du vicaire savoyard ». Il écrit par exemple à Ruffey, le 27 juin 1762 (Best. D 10533) : « Il y a un décret de prise de corps contre Jean-Jacques à Genève comme à Paris. Il est puni pour les seules choses bien écrites qui soient dans ses mauvais livres ». Si antagonisme religieux il y a entre Voltaire et Rousseau, c’est semble-t-il moins à cause des opinions de Rousseau sur les questions religieuses qu’à cause de sa prise de position contre les philosophes : selon Henri Gouhier, « ce que Voltaire ne pardonne pas à Jean-Jacques, ce n’est nullement d’être redevenu chrétien mais d’avoir pris parti contre les philosophes comme s’il était chrétien, en essayant même de se faire passer pour chrétien. Comme Voltaire le dit à d’Alembert1416, il devait être de notre corporation, in nostro corpore, s’il n’était “ le plus grand petit fou qui soit au monde ”. Soulignons ces derniers mots : pas un instant Voltaire ne pense que la défection de Rousseau a des causes d’ordre religieux : tout s’explique par des défauts de caractère1417 ».

En réalité, l’opposition de Rousseau aux philosophes porte aussi, mais indirectement, sur la question religieuse, lorsqu’on envisage la tactique envisagée par l’un et par les autres en ce qui concerne la mise en pratique des « principes » de « morale ». Daniel Mornet explique ainsi que si les encyclopédistes « se sont préoccupés de déterminer les principes de leur morale, ils ne se sont jamais souciés des moyens qui la feraient passer rapidement dans la pratique ; ils s’en remettaient à un gouvernement “ philosophe ” capable de les comprendre et de suivre leurs conseils. En attendant le gouvernement avait partie liée avec ceux qui enseignaient la vieille morale religieuse et rien ne faisait prévoir quand il changerait d’avis. D’autre part, ils ne connaissaient guère qu’un moyen de convaincre : raisonner. Or le raisonnement était évidemment sans force pour modifier vite et profondément les puissances instinctives qui font les moeurs et la morale ». Or Rousseau, sur ces deux points, adopte une tactique opposée : d’une part, il « voulait agir, passionnément ; il comptait sur lui-même et non pas sur des gouvernements imaginaires et lointains » ; d’autre part, « pour convertir à la morale nouvelle, Rousseau avait exalté les forces qui mieux que toutes les autres peuvent transformer le monde moral, c’est-à-dire les forces mystiques1418 ». Car, comme il l’affirme notamment dans l’Émile, l’adoucissement des moeurs n’est pas « l’ouvrage des Lettres », mais bien celui de la religion :

‘Nos gouvernemens modernes doivent incontestablement au Christianisme leur plus solide autorité et leurs révolutions moins fréquentes ; il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires ; cela se prouve par le fait en les comparant aux gouvernemens anciens. La religion mieux connue écartant le fanatisme a donné plus de douceur aux moeurs chrétiennes. Ce changement n’est point l’ouvrage des Lettres, car partout où elles ont brillé l’humanité n’en a pas été plus respectée ; les cruautés des Athéniens, des Egyptiens, des Empereurs de Rome, des Chinois en font foi1419.’

Or, depuis le premier Discours, la critique du « goût des lettres » est un leitmotiv de la pensée de Rousseau, comme on le voit encore dans la préface de Narcisse :

‘Le goût des lettres qui naît du désir de se distinguer, produit nécessairement des maux infiniment plus dangereux que tout le bien qu’elles font n’est utile ; c’est de rendre à la fin ceux qui les s’y livrent très-peu scrupuleux sur les moyens de réussir. Les premiers Philosophes se firent une grande réputation en enseignant aux hommes la pratique de leurs devoirs et les principes de la vertu. Mais bientôt ces préceptes étant devenus communs, il fallut se distinguer en frayant des routes contraires. Telle est l’origine des systèmes absurdes des Leucippe, des Diogènes, des Pyrrhon, des Protagore, des Lucrèce. Les Hobbes, les Mandeville et mille autres ont affecté de se distinguer de même parmi nous ; et leur dangereuse doctrine a tellement fructifié, que, quoiqu’il nous reste de vrais Philosophes ardens à rappeller dans nos coeurs les loix de l’humanité et de la vertu, on est épouvanté de voir jusqu’à quel point notre siécle raisonneur a poussé dans ses maximes le mépris des dévoirs de l’homme et du citoyen1420.’

C’est pourtant sur le pouvoir des lettres que comptent les philosophes, qui ne cachent pas leur mépris pour celui qui prétend s’adresser au coeur des hommes, en exaltant les forces mystiques. Le jugement de Condorcet résume les divergences entre Rousseau et les philosophes, d’une manière il est vrai polémique, puisqu’il retourne contre cet homme de lettres ses propres accusations. Dans sa Vie de Voltaire, il réfute ainsi l’argument souvent avancé par ses détracteurs, selon lequel Voltaire aurait été jaloux de Rousseau :

‘Il est vrai que sa hardiesse excita celle de Voltaire ; mais le philosophe qui voyait le progrès des lumières adoucir, affranchir et perfectionner l’espèce humaine, et qui jouissait de cette révolution comme de son ouvrage, était-il jaloux de l’écrivain éloquent qui eût voulu condamner l’esprit humain à une ignorance éternelle ? L’ennemi de la superstition était-il jaloux de celui qui, ne trouvant plus assez de gloire à détruire les autels, essayait vainement de les relever1421 ?’

Une confiance dans les « progrès des lumières » contre une défiance à l’égard des lettres et une nostalgie des premiers âges d’« ignorance » ; une haine de la « superstition » contre une croyance dans les bienfaits de la religion : à ces divergences d’ordres idéologique et tactique s’ajoute enfin un désaccord d’ordre politique qui leur est intimement lié. René Pomeau signale en effet que lorsqu’il s’en prend au Contrat « insocial » ou « peu social », Voltaire « proteste contre des théories politiques visant à ruiner l’autorité de l’État et à détruire la société. [...] Les philosophes, selon lui, on le sait, ne doivent pas apparaître comme ennemis de l’ordre monarchique1422 ». À travers ses écrits politiques, Rousseau poursuit en effet une démarche qui s’oppose clairement à la stratégie de conquête des élites que les philosophes, Voltaire en tête, s’efforcent de mener à bien dans leurs écrits théoriques et dans leurs pamphlets1423. Du reste, les hardiesses de Rousseau ne sont pas sans susciter la méfiance du gouvernement. Dès le 16 avril 1753, le marquis d’Argenson évoque en ces termes le citoyen de Genève, dans son Journal :

‘Jean-Jacques Rousseau, de Genève, auteur agréable, mais se piquant de philosophie, dit que les gens de lettres doivent faire ces trois voeux : pauvreté, liberté et vérité. Cela a indisposé le gouvernement contre lui ; il a témoigné ces sentiments dans quelques préfaces ; sur cela, on a parlé de lui dans les cabinets, et le Roi a dit qu’il ferait bien de le faire enfermer à Bicêtre. S. A. S le comte de Clermont a ajouté que ce serait encore bien fait de l’y faire étriller. L’on craint ces sortes de philosophes libres.’

Il est vrai que d’Argenson ajoute que son « ami d’Alembert est dans ce cas, et est menacé de répréhension par nos inquisiteurs d’État », car « les jésuites sont les plus grands instigateurs de ce système1424 ». Mais lorsqu’on est suspect parce que « philosophe libre », il est moins risqué de faire partie d’un clan, comme d’Alembert, que de cultiver jusqu’au bout son indépendance.

Notes
1413.

 Catéchisme et décisions des cas de conscience, à l’usage des Cacouacs, pp. VI et XIII-XIV.

1414.

 Gauchat, Lettres critiques ou Analyse et réfutation de divers écrits modernes contre la Religion, t. XIX, pp. 16 et 72-73.

1415.

 H. Gouhier, Rousseau et Voltaire, p. 176.

1416.

 1er mai 1763, Best. D 11182.

1417.

 H. Gouhier, Rousseau et Voltaire, p. 197.

1418.

 D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, pp. 94-95.

1419.

 Émile, dans Oeuvres complètes, t. IV, l. IV, p. 634, n.

1420.

 Narcisse, Préface, dans Oeuvres complètes, t. II, pp. 965-966.

1421.

 Condorcet, Vie de Voltaire, pp. 152-153.

1422.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. X, « Voltaire et Rousseau : la rupture », pp. 172-173.

1423.

 Sur la stratégie voltairienne, voir notre chap. 3, § 3, et sur la question de l’action problématique des pamphlets sur l’opinion publique, voir notre chap. 2, § 2.

1424.

 Journal et mémoires, p. 457.