b. Une Scandaleuse Indépendance

Si la rupture entre Rousseau et les philosophes est effective en 1758, lors de la publication de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, conçue comme une réponse à l’article « Genève » de l’Encyclopédie, les tensions couvent en réalité depuis plusieurs années. On se souvient en effet que Rousseau faisait partie des premiers collaborateurs de l’Encyclopédie, chargé des articles sur la musique, et figure à ce titre dans le « Prospectus » qui paraît en novembre 1750. Or c’est à la même époque que Rousseau publie son Discours sur les sciences et les arts, qui défend la thèse bien connue selon laquelle les sciences et les arts ont contribué à corrompre les moeurs. Il est dès lors pour le moins étonnant de le voir participer à un « Dictionnaire raisonné des Sciences, Arts & Métiers », censé célébrer leurs bienfaits et les progrès qu’ils ont permis d’accomplir. On imagine l’embarras de d’Alembert lorsqu’il rédige le « Discours préliminaire » placé à l’initiale du premier volume de l’Encyclopédie :

‘Ce seroit peut-être ici le lieu de repousser les traits qu’un Ecrivain éloquent & philosophe a lancé [sic] depuis peu contre les Sciences & les Arts, en les accusant de corrompre les moeurs. Il nous siéroit mal d’être de son sentiment à la tête d’un Ouvrage tel que celui-ci ; & l’homme de mérite dont nous parlons semble avoir donné son suffrage à notre travail par le zele & le succès avec lequel il a concouru. Nous ne lui reprocherons point d’avoir confondu la culture de l’esprit avec l’abus qu’on en peut faire ; il nous répondroit sans doute que cet abus en est inséparable : mais nous le prierons d’examiner si la plûpart des maux qu’il attribue aux Sciences & aux Arts, ne sont point dûs à des causes toutes différentes, dont l’énumération seroit ici aussi longue que délicate. Les Lettres contribuent certainement à rendre la société plus aimable ; il seroit difficile de prouver que les hommes en sont meilleurs, & la vertu plus commune : mais c’est un privilége qu’on peut disputer à la Morale même ; & pour dire encore plus, faudra-t-il proscrire les lois, parce que leur nom sert d’abri à quelques crimes, dont les auteurs seroient punis dans une république de Sauvages ? Enfin, quand nous ferions ici au desavantage des connoissances humaines un aveu dont nous sommes bien éloignés, nous le sommes encore plus de croire qu’on gagnât à les détruire : les vices nous resteroient, & nous aurions l’ignorance de plus.’

Cette mise au point, rendue nécessaire par le souci de montrer la cohérence de l’entreprise encyclopédique, n’empêche néanmoins pas d’Alembert de se livrer, en note, à un éloge appuyé de son turbulent collaborateur :

‘M. Rousseau de Genêve, Auteur de la Partie de l’Encyclopédie qui concerne la Musique, & dont nous espérons que le Public sera très satisfait, a composé un Discours fort éloquent, pour prouver que le rétablissement des Sciences & des Arts a corrompu les moeurs. Ce Discours a été couronné en 1750 par l’Académie de Dijon, avec les plus grands éloges ; il a été imprimé à Paris au commencement de cette année 1751, & a fait beaucoup d’honneur à son Auteur1425.’

Après l’affaire de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, qui intervient à un moment critique pour l’entreprise encyclopédique1426, Rousseau ne cesse de multiplier les attaques contre les philosophes, au point d’être cité en référence par certains anti-philosophes... C’est ainsi que, dans les Pièces relatives à la Dunciade, Palissot ajoute une « remarque », dans laquelle il se targue de « mettre sous les yeux » des gens de bonne foi « une autorité du plus grand poids, le témoignage d’un homme qui, certainement, se connait en Philosophes & qui, quelques années après [s]a Comédie1427, en a fait l’apologie la plus forte, en peignant ces Messieurs avec des couleurs que [lui]-même [...] n’[a] jamais employées ». Et de citer les extraits suivants, « que tout lecteur est à portée de voir dans l’Emile de M. Rousseau » :

‘« Je consultai les Philosophes... je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques même dans leur scepticisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres ; & ce point commun à tous, me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphans quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant. Si vous pesez leurs raisons, ils n’en ont que pour détruire ; si vous comptez les voix, chacun est réduit à la sienne ; ils ne s’accordent que pour disputer... fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la nature, sément dans les coeurs des hommes de désolantes doctrines, & dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif & plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu’eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes & prétendent nous donner pour les vrais principes des choses, les inintelligibles systêmes qu’ils ont bâtis dans leur imagination : Du reste renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent ; ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère ; aux puissans & aux riches, le seul frein de leurs passions ; ils arrachent du fonds des coeurs les remords du crime, l’espoir de la vertu, & se vantent encore d’être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité n’est nuisible aux hommes : Je le crois comme eux ; & c’est, à mon avis, une preuve que ce qu’ils enseignent n’est pas la vérité1428. »’

La violence du propos et la récupération dont il peut faire l’objet de la part des adversaires des philosophes ne laissent aucun doute sur la position de Rousseau par rapport à ses anciens amis. Et Marmontel d’interpréter, dans ses Mémoires, la décision de Rousseau de rompre avec l’« école philosophique », en alléguant son « ambition de faire secte » :

‘Après le succès qu’avoient eu dans de jeunes têtes, ses deux ouvrages couronnés à Dijon, Rousseau, prévoyant qu’avec des paradoxes colorés de son style, animés de son éloquence, il lui seroit facile d’entraîner après lui une foule d’enthousiastes, conçut l’ambition de faire secte ; et, au lieu d’être simple associé à l’école philosophique, il voulut être chef et professeur unique d’une école qui fût à lui1429.’

Si la partialité du propos s’explique par la situation de Marmontel parmi les philosophes, elle n’en est pas moins révélatrice de la perception que les membres du clan pouvaient avoir de l’attitude de Rousseau. De son côté, Voltaire enrage, entre colère et dépit. Alors que les philosophes doivent faire face aux attaques conjuguées de Pompignan et de Palissot, il écrit ainsi à Mme d’Épinay, le 14 juillet 1760 (Best. D 9064) :

‘Jean-Jacques aurait pu servir dans la guerre, mais la tête lui a tourné absolument. Il vient de m’écrire une lettre dans laquelle il me dit que j’ai perdu Genève. En me parlant de Grimm, il l’appelle, un Allemand nommé Grimm. Il dit que je suis cause qu’il sera jeté à la voierie quand il mourra, tandis que moi je serai enterré honorablement.
Que voulez-vous que je vous dise, Madame ? il est déjà mort ; mais recommandez aux vivants d’être dans la plus grande union.’

Au dépit de voir s’éloigner un auxiliaire qui eût pu être précieux en pleine campagne contre les anti-philosophes succède la colère. Le 19 mars 1761 (Best. D 9682), Voltaire reprend le thème de la désunion des « frères », avant de laisser libre cours à ses ressentiments contre Jean-Jacques :

‘Les philosophes sont désunis. Le petit troupeau se mange réciproquement quand les loups viennent le dévorer. C’est contre votre Jean-Jacques que je suis le plus en colère. Cet archifou qui aurait pu être quelque chose, s’il s’était laissé conduire par vous, s’avise de faire bande à part, il écrit contre les spectacles, après avoir fait une mauvaise comédie, il écrit contre la France qui le nourrit, il trouve quatre ou cinq douves pourries du tonneau de Diogène ; il se met dedans pour aboyer, il abandonne ses amis, il m’écrit à moi la plus impertinente lettre que jamais fanatique ait griffonnée1430.’

Face à un manque d’unité dans le clan des philosophes qu’il juge déjà désastreux, l’attitude de Rousseau s’apparente à celle d’un “ traître à la cause ”, à celle d’un « Judas ». Il répète ainsi à Damilaville, le 9 septembre 1762 (Best. D 10698) : « Je mourrai avec le chagrin d’avoir vu la philosophie trahie par les philosophes et des hommes qui pouvaient éclairer le monde, s’ils avaient été réunis. Mais, mon cher frère, malgré la trahison de Judas les apôtres persévèrent ».

On ne s’étonnera donc pas de voir l’accusation ressurgir dans les pamphlets que Voltaire rédige contre Rousseau. Il s’adresse notamment en ces termes au « docteur Pansophe » :

‘Il y a dix siècles, vous auriez été non seulement excommunié avec les chenilles, les sauterelles et les sorciers, mais brûlé ou pendu, ainsi que quantité d’honnêtes gens qui cultivent aujourd’hui les lettres en paix, et avouez que le temps présent vaut mieux. C’est à la philosophie que vous devez votre salut, et vous l’assassinez : mettez-vous à genoux, ingrat, et pleurez sur votre folie1431.’

On se souvient en effet qu’en 1766, Rousseau est toujours la cible des autorités religieuses, tant en France qu’en Suisse ; c’est dire qu’il ne peut que se repentir d’avoir si bruyamment rompu avec le camp des philosophes. Pis, contrairement aux thèses que Rousseau a toujours défendues, « le temps présent vaut mieux », et il peut en faire l’expérience personnelle, lui qui « il y a dix siècles » aurait été « brûlé ou pendu » au même titre que les philosophes. Or si c’est grâce à la « philosophie » que les Lumières ont ainsi progressé, sa désertion relève de l’« ingratitude », et signe une irrémédiable « folie1432 ». D’ailleurs, le motif de la folie ou de la maladie1433 de Rousseau tend à s’imposer sous la plume des philosophes : « C’est un étrange original, et il est triste qu’il y ait de pareils fous parmi les philosophes », écrit Voltaire à d’Alembert le 18 janvier 1763 (Best. D 10922). Ou encore, au même, le 16 juillet 1764 (Best. D 11987) : « J’ai peur, physiquement parlant, pour sa cervelle ; cela n’est pas trop à l’honneur de la philosophie ; mais il y a tant de fous dans le parti contraire qu’il faut bien qu’il y en ait chez nous ». Dans ses Mémoires, Marmontel retient quant à lui la « maladie » congénitale de Jean-Jacques, qui le pousse à se brouiller avec tous ses amis :

‘Cette méfiance funeste, cette facilité si légère et si prompte, non-seulement à soupçonner, mais à croire de ses amis tout ce qu’il y avoit de plus noir, de plus lâche, de plus infâme ; à leur attribuer des bassesses, des perfidies, sans autre preuve que les rêves d’une imagination ardente et sombre, dont les vapeurs troubloient sa malheureuse tête, et dont la maligne influence aigrissoit et empoisonnoit ses plus douces affections ; ce délire enfin d’un esprit ombrageux, timide, effarouché par le malheur, fut bien réellement la maladie de Rousseau et le tourment de sa pensée.’

Mais on ne saurait considérer cette « maladie » comme une circonstance atténuante. Non seulement Rousseau a trahi la cause des philosophes, mais il s’est aussi fait délateur, et d’abord à l’égard des hôtes du baron d’Holbach :

‘Le baron avoit lui-même accueilli et choyé Rousseau ; sa maison étoit le rendez-vous de ce qu’on appeloit alors les philosophes ; et, dans la pleine sécurité qu’inspire à des âmes honnêtes la sainteté inviolable de l’asile qui les rassemble, d’Holbach et ses amis avoient admis Rousseau dans leur commerce le plus intime. Or, on peut voir dans son Emile comment il les avoit notés. Certes, quand l’étiquette d’athéisme qu’il avoit attachée à leur société, n’auroit été qu’une révélation, elle auroit été odieuse. Mais à l’égard du plus grand nombre, c’étoit une délation calomnieuse, et il le savait bien ; il savait bien que le théisme de son vicaire avoit ses prosélytes et ses zélateurs parmi eux. Le baron avoit donc appris à ses dépens à le connoître1434.’

Délation dont l’abbé Morellet ne s’est pas rendu coupable : on se souvient en effet que même s’il fait partie du « bon nombre de théistes » que compte la « synagogue », la « liberté de dire et de penser » dont font montre les athées « pouvait [...] sembler innocente, et le crime eût été de la dénoncer1435 ».

L’accusation est reprise dans la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, lorsque Voltaire évoque les « traits » que Rousseau a lancés contre lui dans les Lettres de la montagne :

‘Il est vrai qu’à la sagesse toujours conséquente de sa conduite et de ses écrits il a joint des traits qui ne sont pas d’une bonne âme. J’ignore si vous savez qu’il a écrit des Lettres de la montagne. Il se rend, dans la cinquième lettre, formellement délateur contre moi : cela n’est pas bien. Un homme qui a communié sous les deux espèces1436, un sage à qui l’on doit élever des statues1437, semble dégrader un peu son caractère par une telle manoeuvre ; il hasarde son salut et sa réputation1438.’

Dans la cinquième Lettre écrite de la montagne, Rousseau proteste parce qu’il est décrété de prise de corps à la suite de la publication de l’Émile et du Contrat social. Cela, explique-t-il, parce qu’en tant qu’« Auteur qui connoit son devoir », il s’est cru « obligé de ne rien dire au public qu’il ne l’avoue, qu’il ne se nomme, qu’il ne se montre pour en répondre ». Mais « ces Messieurs » l’ont condamné avant même de l’entendre ! Et pourtant, d’autres que lui font imprimer des ouvrages autrement plus dangereux, il est vrai en se dissimulant avec « adresse » sous un anonymat de circonstance :

‘Que n’imprime-t-on pas à Genève ; que n’y tolere-t-on pas ? Des Ouvrages qu’on a peine à lire sans indignation s’y débitent publiquement ; tout le monde les lit, tout le monde les aime, les Magistrats se taisent, les Ministres sourient, l’air austere n’est plus du bon air. Moi seul et mes Livres avons mérité l’animadversion du Conseil, et quelle animadversion ? L’on ne peut même l’imaginer plus violente ni plus terrible. Mon Dieu ! je n’aurois jamais cru être un si grand scélérat.’

Et, dans un raccourci saisissant, il répète alors, un peu plus loin : « Mes écrits et leur Auteur ont été flétris sans avoir mérité de l’être ; et ceux qui l’ont mérité ne sont pas moins tolérés qu’auparavant1439 ». Voltaire est à l’évidence en ligne de mire dans tout ce développement. Du reste, si le doute était encore possible, Rousseau le nomme expressément quelques pages plus loin : « Ces Messieurs voyent si souvent M. de Voltaire. Comment ne leur a-t-il point inspiré cet esprit de tolérance qu’il prêche sans cesse, et dont il a quelquefois besoin ? » Et, livrant alors le discours que le patriarche « eût pu » leur tenir, il lui fait avouer la paternité du Sermon des cinquante, qu’il avait pourtant toujours désavoué. La lettre que Voltaire envoie à d’Alembert le 9 janvier 1765 (Best. D 12296) se fait l’écho de sa colère : « À peine arrivé dans sa montagne », écrit-il, Rousseau « fait un livre qui met le trouble dans sa patrie [...] ; il m’y donne formellement comme l’auteur du Sermon des cinquante ; il joue le rôle de délateur et de calomniateur : voilà, je vous avoue, un plaisant philosophe ». Car, en protestant contre les persécutions dont il fait l’objet, Rousseau n’en désigne pas moins aux autorités une autre cible : Voltaire est en effet au moins aussi justiciable que lui des poursuites qu’il doit souffrir ! Une délation si caractérisée est indigne d’un « philosophe », même « plaisant »...

Bien qu’il fût digne de combattre dans les rangs des philosophes, Rousseau s’est donc exclu du clan, même si, nous l’avons vu, Voltaire, jusque dans les années 1765, considère encore le citoyen de Genève, certes comme un « fou », mais comme un fou « parmi les philosophes ». Du reste, « il faut bien qu’il y en ait chez nous 1440 ». Dès lors, peut-on admettre que des philosophes recourent au pamphlet pour tancer cette “ brebis égarée ” ? Alors même que Voltaire vient de faire paraître les quatre Lettres sur la Nouvelle Héloïse, d’Alembert signifie au Patriarche, le 9 mars 1761 (Best. D 9674), la désapprobation qu’elles suscitent dans l’entourage des philosophes : il a en effet à lui faire une « querelle sérieuse [...] d’avoir souffert qu’on [lui] adressât une lettre injurieuse et pleine de personnalités contre le Roman de Rousseau, et contre lui ». « Cela n’est pas digne de vous », ajoute-t-il. Et il précise qu’au-delà de lui-même, « cette faiblesse est désapprouvée par ceux même qui blâment le plus le roman de Rousseau et sa conduite ». Et, lors de la querelle entre Rousseau et Hume en 1766, la question se pose de savoir s’il est opportun de lui conférer une publicité en la faisant éclater au grand jour. Gabriel Cramer écrit ainsi à Belaigue, le 5 septembre 1766, qu’on lui « mande de Paris que le baron d’Holbach et M. d’Alembert ont tant fait que M. Hume se taira sur son affaire avec Rousseau », et cela « pour que l’orthodoxie ne sourie pas d’un air malin et dévot ». Henri Gouhier commente une telle démarche en précisant qu’« il est bien certain que, si elles sont portées sur la place publique, ces chamailleries entre “ philosophes ” vont remplir d’aise les ennemis de la philosophie1441 ».

On sait que les précautions prises ont été vaines, tout comme il eût été vain de dissuader Voltaire de faire paraître le Sentiment des citoyens, ou encore la Lettre au docteur Pansophe. Le recours au pamphlet, en dépit de la fâcheuse publicité qu’il confère à toutes ces querelles, est alors peut-être à rechercher dans un réflexe clanique, face aux attaques réitérées de Rousseau. Henri Gouhier met en effet en évidence l’entrelacement de « trois thèmes affectifs distincts » dans la correspondance de Voltaire, lorsqu’il est question de Rousseau. Et leur articulation sous forme de syllogisme nous paraît fournir une explication convaincante : « D’abord, la constatation du fait : “ l’auteur du Vicaire ” est de chez nous ; mais c’est un fou et, en tant que tel, il mérite la pitié ; sa folie, malheureusement, consiste à se vouloir l’ennemi de ses frères, ce qui met ceux-ci en état de légitime défense1442 ».

Les échanges pamphlétaires de notre corpus mettent donc aux prises deux “ armées ”, en scellant leur unité dans et par la polémique. La cohérence de chaque camp n’apparaît en effet jamais aussi nettement que dans le point de vue de l’adversaire qui, en recourant à la rhétorique globalisante des pamphlets, fait fi des nuances et radicalise les antagonismes, comme le symbolise notamment l’opposition mythique entre les Socrate et les Aristophane. Mais un examen plus attentif révèle des tensions à l’intérieur de chaque clan, qui s’affirment avec plus ou moins de netteté au cours de notre période, fragilisant tour à tour les positions des philosophes et des anti-philosophes. Reste qu’en dépit de ces désaccords internes, chacun des partis en présence semble s’accorder sur un fonds commun de valeurs, lorsqu’on les considère à un certain degré de généralité. L’enjeu de ces querelles doit-il donc être recherché dans la défense ou la promotion de ce système de valeurs ? Il convient dès lors de s’interroger sur la capacité du pamphlet à les véhiculer. Comment en effet concilier la diffusion de ces valeurs avec les tendances globalisantes de la rhétorique pamphlétaire, propre, comme nous l’avons montré, à engendrer des représentations polémiques ?

D’autre part, lorsqu’on s’attache à l’exemple de Rousseau, il apparaît que sur les questions religieuses à tout le moins, et si l’on admet que les philosophes dans leur ensemble ne parlent pas d’une seule voix à ce sujet, le citoyen de Genève est plus proche des philosophes que des anti-philosophes, qui ne cessent de le persécuter pour la hardiesse de ses prises de position. Rousseau n’en est pas moins la cible de pamphlets, qui émanent du clan des philosophes, ce qui ne peut s’expliquer que par des divergences d’ordre stratégique, qu’il ne faudrait pas sous-estimer. L’analyse de l’articulation entre représentations et valeurs dans les pamphlets nous apparaît ainsi indissociable d’une réflexion sur leurs enjeux pragmatiques, qui nous invite à nous interroger sur la fonction dévolue aux pamphlets dans la “ conquête de l’opinion ” qui se déroule à la faveur des querelles littéraires des années 1750-1770.

Notes
1425.

 Encyclopédie, « Discours préliminaire », p. xxxiii.

1426.

 Sur le contexte défavorable aux philosophes dans les années 1758-1759, voir notre deuxième partie, chap. 2, § 1.1.

1427.

 Il s’agit de la comédie des Philosophes, représentée pour la première fois le 2 mai 1760 sur le théâtre de la Comédie-Française.

1428.

 Pièces relatives à la Dunciade, pp. 221-223. Les extraits cités figurent dans l’Émile, aux pages 568 et 632.

1429.

 Marmontel, Mémoires, l. VII, p. 225.

1430.

 Henri Gouhier souligne que, dans cette lettre, qui met en avant « des griefs dont tous les philosophes peuvent se plaindre », c’est moins pour des motifs personnels que proteste Voltaire qu’au nom des philosophes dans leur ensemble : en effet, « Voltaire ne justifie plus sa colère contre Rousseau en lui reprochant sa participation aux intrigues genevoises contre les représentations de Tourney et des Délices ; il n’est nullement question du tort fait à ses entreprises théâtrales. Voltaire a commencé sa lettre en appelant D’Alembert : “ Mon très-digne et ferme philosophe, vrai savant, vrai bel esprit, homme nécessaire au siècle... ”. Il s’adresse donc au “ philosophe ” qui s’était fait l’interprète d’autres “ philosophes ” et, en tant que membre de la corporation, il dénonce en Jean-Jacques ce que nous pouvons bien appeler un faux-frère » (Rousseau et Voltaire, p. 163).

1431.

 Lettre au docteur Pansophe, p. 833.

1432.

 Le même pamphlet multiplie les diagnostics de folie : « On vous examinera avec surprise depuis les pieds jusqu’à la tête, en réfléchissant sur la folie humaine » (p. 836) ; « Vous deviendrez puissant en oeuvres et en paroles, comme George Fox, le révérend Whitfield, etc., sans avoir à craindre l’animadversion de la police, car les Anglais ne punissent point ces folies-là » (p. 837).

1433.

 Voir J. Starobinski, « Sur la maladie de Rousseau », dans Yale French Studies, n° 28, 1962, article repris dans Sept Essais sur Rousseau, à la suite de Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, pp. 430-444.

1434.

 Marmontel, Mémoires, l. VIII, pp. 232-233.

1435.

 Morellet, Mémoires, pp. 131 et 134.

1436.

 Quelques pages plus haut, Voltaire avait expliqué que « M. Rousseau, retiré dans les délicieuses vallées de Moutiers-Travers, ou Môtiers-Travers, au comté de Neufchâtel, n’ayant pas eu, depuis un grand nombre d’années, le plaisir de communier sous les deux espèces, demanda instamment au prédicant de Moutiers-Travers, homme d’un esprit fin et délicat, la consolation d’être admis à la sainte table ; il lui dit que son intention était : 1° de combattre l’Église romaine ; 2° de s’élever contre l’ouvrage infernal De l’Esprit, qui établit évidemment le matérialisme ; 3° de foudroyer les nouveaux philosophes vains et présomptueux. Il écrivit et signa cette déclaration, et elle est encore entre les mains de M. de Montmolin, prédicant de Moutiers-Travers et de Boveresse » (p. 843).

1437.

 « Intimement persuadé qu’on doit lui élever une statue, comme il le dit dans la lettre polie et décente de Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, il pense que la moitié de l’univers est occupée à dresser cette statue sur son piédestal, et l’autre moitié à la renverser » (p. 841).

1438.

 Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, p. 844.

1439.

 Lettres écrites de la montagne, dans Oeuvres complètes, t. III, cinquième lettre, pp. 792-793 et 795-796.

1440.

 Best. D 10922 et D 11987 (nous soulignons).

1441.

 H. Gouhier, Rousseau et Voltaire, p. 288.

1442.

 Ibid., p. 202.