i. Les Gens De Lettres Et Le Pouvoir

Nous avons déjà pu poser, à partir des analyses de d’Alembert, la délicate question des rapports que les gens de lettres entretiennent avec les grands, et mettre en évidence les velléités d’autonomie qui apparaissent de la part des gens de lettres1443. Dans une perspective manifestement offensive, d’Alembert écrit notamment en 1760, dans ses Réflexions sur l’état présent de la République des lettres :

‘si ceux qu’on appelle philosophes fréquentoient davantage les antichambres des ministres ; s’ils faisoient leur cour aux dévots accrédités, s’ils affichoient la persécution et l’intolérance, ils ne seroient pas en butte à tous les traits qu’on lance contr’eux. Mais ils honorent les grands et les fuyent, ils révèrent la vraie piété et détestent le zèle persécuteur ; ils croient que le premier devoir du christianisme est la charité ; enfin, [...] ils respectent ce qu’ils doivent et ils estiment ce qu’ils peuvent1444.’

Par ces propos, d’Alembert signifie que le « véritable crime » des philosophes consiste à se tenir à une distance respectueuse des lieux du pouvoir, qu’il s’agisse des « antichambres des ministres », ou de ces « dévots accrédités » qui gravitent dans leur entourage. Mais, par contrecoup, d’Alembert suggère aussi que les adversaires des philosophes recueillent les fruits de leurs intrigues, et n’ont de cesse de s’infiltrer dans les milieux de la cour. Du reste, on retrouve là l’une des caractéristiques des anti-philosophes que stigmatisent les philosophes dans leurs écrits polémiques1445. Toutefois, s’il est difficile de nier que les anti-philosophes trouvent à Versailles de puissants protecteurs, les philosophes bénéficient aussi de protections en haut lieu, même si, comme nous nous efforcerons de le montrer à partir de l’exemple de Choiseul, de telles protections ne sont jamais acquises, et semblent en définitive tributaires des calculs politiques des hommes au pouvoir.

Il n’est pas douteux que les anti-philosophes trouvent de nombreux appuis à Versailles. C’est ainsi que lorsque le Pauvre Diable rencontre Gresset, celui-ci lui donne « les conseils les plus sages » :

Quittez, dit-il, les profanes Ouvrages ;
Faites des Vers moraux contre l’Amour ;
Soyez dévot, montrez-vous à la Cour.

Le Pauvre Diable suit ces conseils : « Je crois mon homme, & je vais à Versaille1446 ». Comme l’affirme Voltaire à Mme d’Épinay le 25 avril 1760 (Best. D 8874), c’est bien cette « petite coterie dévote de Versailles » qui, par exemple, « trouve admirable » cette « farce » que constitue la comédie des Philosophes. Car le “ clan dévot ” de Versailles s’organise autour des deux personnages de la Reine et du Dauphin, dont les sympathies à l’égard des anti-philosophes n’ont d’égale que la haine qu’ils vouent aux philosophes.

Le 20 février 1767, alors que « Bélisaire continue à faire le sujet des conversations », Bachaumont rapporte par exemple que

‘ce qu’on cite & qui ne doit point être oublié, c’est une conversation des Enfans de France à l’occasion de ce livre : comme ils en parloient ensemble, le Comte d’Artois dit qu’il trouvoit fort plaisant qu’un cuistre, un pédant de College, comme M. Marmontel, s’avisa de s’ériger en précepteur des Rois, & de leur donner des leçons ; que si cela dépendoit de lui, il feroit fustiger l’auteur aux quatre coins de Paris ; & moi, reprit le Dauphin, si j’étois Roi, je le ferois pendre1447.’

Dans sa Vie du Dauphin, l’abbé Proyart relate en effet les démarches du Dauphin à l’encontre de « ces hommes que notre siècle qualifie du nom de philosophes », dont il examine les « productions » :

‘Ce ne fut pas assez pour ce prince d’avoir, si je puis parler ainsi, reconnu ces ennemis de Dieu et de l’Etat ; il voulut encore les combattre lui-même ; il réfuta ceux de leurs ouvrages qui faisoient le plus de bruit par la célébrité de l’auteur, ou l’impiété de ses assertions [...].’

Mais, ajoute l’abbé Proyart, « il importe peu à ces hommes audacieux d’être réfutés, fût-ce par un grand prince, ils n’en deviennent que plus vains ». C’est pourquoi le Dauphin s’emploie à les « combattre » par des moyens plus efficaces :

‘« Qu’importe à un de nos philosophes, disoit le Dauphin à l’évêque de Verdun, qu’on brûle son livre au pied du grand escalier, si on le laisse tranquillement dans son cabinet en préparer un plus méchant encore ? » C’est d’après cette considération qu’il sollicita du roi une déclaration contre ces écrivains ; et qu’en toute occasion il pressa les personnes en place d’user contre eux de toute la sévérité des lois. Il fit plus encore : ce fut lui qui leur mit en tête l’adversaire le plus incommode qu’ils aient eu dans ce siècle ; et qui l’encouragea à dévoiler, en toute rencontre, le poison de leurs écrits. En un mot, il fit contre cette secte impie tout ce que pouvoit faire un Dauphin, et il laissa voir ce qu’il eût fait s’il eût été roi1448.’

Non content d’opposer ses propres réfutations aux écrits empoisonnés de la « secte impie », le Dauphin entend exciter le roi et les « personnes en place » contre les philosophes, et soutient activement « l’adversaire le plus incommode qu’ils aient eu dans ce siècle », autrement dit, comme l’indique l’abbé Proyart en note, « l’auteur de l’Année littéraire », Fréron. Signalons aussi que le Dauphin reçoit les « leçons utiles » de l’abbé de Saint-Cyr, auteur entre autres du Catéchisme et décisions de cas de conscience, à l’usage des Cacouacs.

On ne s’étonnera donc pas qu’au moment de l’affaire de L’Esprit, Helvétius soit en butte aux foudres du Dauphin. Helvétius écrit en effet à l’abbé Henri-Philippe de Chauvelin, vers le 3 septembre 1758 : « On m’a même assuré que M. le Dauphin étoit prévenu contre moi au point de n’en jamais revenir ». Mais il rencontre également l’hostilité de la cour de Nancy et de l’entourage de Stanislas Leszczynski, qui écrit à l’abbé Jean-Clément Gervaise, le 17 mai 1759 :

‘Je me suis fait lire, Monsieur, la censure que la faculté de theologie de Paris vient de rendre contre le livre De l’Esprit. Elle m’a découvert bien plus sensiblement que je n’avois fait, en parcourant quelques articles de cet ouvrage, lors qu’il parut, le poison dont il est rempli1449.’

Or, comme Voltaire l’écrit au comte de Tressan le 16 août 1760 (Best. D 9152), le « cher Palissot » est aussi « favori de Sa Majesté polonaise », tout comme Fréron d’ailleurs, qui se plaint auprès de Malesherbes, le 21 mars 1757, des basses manoeuvres dont, selon lui, les philosophes se sont rendus coupables à son égard : ces gens « n’ont cherché et [...] ne cherchent encore qu’à me nuire » ; ils « ont fait tous leurs efforts pour me faire exclure de l’Académie de Nancy, et pour m’enlever la protection dont m’honore le Roi de Pologne, duc de Lorraine ».

Fréron ne se prive du reste pas, le cas échéant, de se livrer à de semblables « manoeuvres » contre les philosophes. C’est ainsi que le 8 janvier 1758, il déclare à Palissot que « ce vil troupeau d’encyclopédistes est à la veille d’être exterminé », et il ajoute :

‘il est bien singulier que Madame de Pompadour, qui aime le bien public, dont les intentions sont les plus droites et les plus pures, protège hautement ces gens-là [...]. Tu devrais insinuer à M. le Comte de Stainville, son ami, qu’elle se fait par là beaucoup de tort. Il pourrait le lui écrire, il aime sa gloire et sa réputation ; elle l’écoute volontiers1450.’

Car, selon l’expression de Jean Sareil, Mme de Pompadour manifeste de « timides sympathies1451 » pour les philosophes. Helvétius demande ainsi le 3 septembre 1758, à Charles-Jacques Collin, homme de confiance de la favorite : « Remerciez bien aussy la personne qui a bien voulu prendre ma défençe. Je lui etois deja attaché par gout, je le suis maintenant par reconnoissançe, et en vérité la reconnoissançe ne me pezerat pas avec elle1452 ». Encore le 26 mars 1764, après avoir affirmé qu’« en n’affectant point de braver les puissances de ce monde », les philosophes « trouveront toujours beaucoup de protection », Voltaire déclare à Damilaville (Best. D 11798) : « Ce serait assurément un grand dommage que nous perdissions Mme de Pompadour ; elle n’a jamais persécuté les hommes de lettres, et elle a fait beaucoup de bien à plusieurs. Elle pense comme vous, et il serait difficile qu’elle fût bien remplacée ».

Si donc les philosophes et les anti-philosophes trouvent, dans les lieux du pouvoir, des appuis fermes et constants, ils n’en sont pas moins soumis, les uns et les autres, aux aléas de la vie politique, ce qu’illustre par exemple l’attitude de Choiseul. Comme l’indiquait déjà la lettre de Fréron citée plus haut, si Palissot est invité à « insinuer à M. le Comte de Stainville » que Mme de Pompadour se fait « beaucoup de tort » en protégeant les philosophes, c’est que Palissot bénéficie apparemment des bonnes grâces de Choiseul. D’ailleurs, à sa demande, Palissot met en vers un couplet qui répond à un poème injurieux contre Louis XV et sa maîtresse que Frédéric II menace de faire paraître. Et Palissot ne manque pas de rendre hommage au ministre dans sa Dunciade. Une note ajoutée au chant premier lui applique « le nom de Mécène dont les Poëtes ont tant abusé dans leurs dédicaces », et qui « n’a jamais été mieux appliqué qu’à Mr. le Duc de C... ». Et, dans son « Épilogue », Palissot célèbre à nouveau Choiseul, qu’il invite à « prév[enir] la décadence » des Arts1453.

Pourtant, la protection de Choiseul à l’égard de Palissot ne paraît pas très sûre. Le ministre écrit en effet à Voltaire, le 16 juin 1760 (Best. D 8983), que le sort de l’auteur de la comédie des Philosophes lui est indifférent : « Je l’abandonne à la malédiction de la philosophie et des philosophes et même aux coups de bâton qu’il pourra mériter ». Ce que Voltaire interprète comme un geste d’encouragement. Le 24 juillet 1760, il explique en effet à d’Alembert (Best. D 9085) que Choiseul « avait donné à Palissot de quoi avoir du pain, parce que Palissot est le fils de son homme d’affaires ». Mais, précise-t-il, « ayant depuis connu l’homme, il m’a mandé ces propres mots (que je vous supplie fort de tenir secrets) : On peut donner des coups de bâton à Palissot, je le trouverai fort bon ». Et de répéter, le 3 janvier 1766 à Damilaville (Best. D 13083) :

‘Il y a eu du malentendu dans la protection qu’il a donnée à l’infâme pièce de Palissot. Il lui avait fait entendre que les philosophes décrieraient le ministère. Nous ne devons point avoir de meilleur protecteur que ce ministre généreux qui a de l’esprit comme s’il n’était pas grand seigneur, qui a fait de très beaux vers, même étant ministre, qui a sauvé bien des chagrins à de pauvres philosophes, qui l’est lui-même autant que nous, qui le paraîtrait davantage si sa place le lui permettait.’

De tels propos paraissent néanmoins excessifs, si l’on en juge par les interventions de Choiseul dans les querelles qui opposent philosophes et anti-philosophes. Certes, le 8 décembre 1758, au moment de l’affaire de L’Esprit, Choiseul plaide en faveur d’Helvétius auprès du comte de Saint-Florentin, en sa qualité de ministre de l’Intérieur et de secrétaire de la Maison du roi, mais c’est à l’évidence moins en raison de la « philosophie » qui émane de l’ouvrage, qu’en considération des liens personnels qui l’unissent à l’auteur :

‘Je suis persuadé, Monsieur, que vous n’ignorez pas mes liaisons avec M. Helvétius, qui a épousé une demoiselle de Ligniville, ma parente. [...]
Il serait très fâcheux, Monsieur, que M. Helvétius, dont le mariage n’a fait que fortifier l’amitié que j’avais depuis longtemps pour lui, se trouvât inquiété après avoir rempli, de son plein gré, une formalité qu’il n’a pas attendu que l’autorité exigeât de lui.
[...] Je vous serai donc très obligé, Monsieur, par toutes ces raisons, et en particulier par l’intérêt que je prends et dois prendre à M. et Mme Helvétius, d’engager M. le procureur général et MM. les avocats généraux à cesser toutes poursuites à l’occasion du livre De l’esprit, proscrit déjà par l’arrêt du Conseil et par le mandement de M. l’archevêque1454.’

D’ailleurs, Choiseul ne semble pas éprouver une grande sympathie pour Diderot1455 et les encyclopédistes. C’est en effet sinon à son instigation, du moins avec son accord, que Palissot fait représenter sa comédie des Philosophes, ce qui suscite l’indignation de Grimm :

‘C’est en effet une chose assez indifférente que Palissot ait fait une mauvaise comédie contre des gens respectables par leurs moeurs et par leurs talents : mais que cette farce ait été jouée sur le théâtre de Corneille, sous l’autorité du gouvernement ; que la police, qui poursuit en ce pays-ci avec tant de sévérité tous les ouvrages satiriques, se soit écartée de ses principes, et ait permis que plusieurs citoyens fussent insultés publiquement par une satire atroce, voilà ce qui n’est point indifférent et ce qui marque, outre un renversement de tout ordre et de toute justice, la faveur et la protection que les lettres et la philosophie ont à attendre désormais de la part du gouvernement1456.’

Cela n’empêche pas Choiseul d’accepter les hommages de Voltaire et, comme nous l’avons vu, de correspondre occasionnellement avec lui. Certes, il refuse, le 19 novembre 1766, l’autorisation que sollicitait Voltaire d’imprimer les lettres échangées entre Rousseau et le comte de Montaigu, qui font alors partie du dépôt des Affaires étrangères, faute de quoi les Affaires étrangères « auraient l’air de prendre parti dans une querelle où elles ne doivent point paraître ». Mais il n’en autorise pas moins sa « chère Marmotte » à donner libre cours à sa hargne contre son adversaire : « persiflés Rousseau, ridiculisés le par d’autres moyens, il y en a sans nombre1457 ».

Il ne faudrait pourtant pas surestimer la complicité qui semble transparaître dans ce commerce épistolaire. Comme le rappelle René Pomeau, le ministre « a la hauteur de vue un peu méprisante du grand seigneur », et s’il ménage un personnage tel que Voltaire, c’est sans doute en partie parce qu’il veille « à mettre de son côté l’opinion, dont il mesure l’influence grandissante », et dont il espère le soutien face aux dévots de la cour qui ne l’apprécient guère. Or Choiseul, « homme de plaisir » qui « en matière de religion respecte les apparences, mais en son for intérieur n’éprouve qu’un sentiment de scepticisme, voire de sourde hostilité », ne peut que se sentir « en affinité avec une “ philosophie ” de bonne compagnie, indulgente à un immoralisme aristocratique » que Voltaire incarne plus nettement que des « philosophes à la manière de Diderot et des encyclopédistes1458 ». Mais la protection qu’il accorde à des anti-philosophes comme Palissot ou encore Fréron paraît dans cette perspective difficilement compréhensible.

Son hostilité à l’égard de Diderot et des encyclopédistes semble en revanche s’expliquer en 1760 par l’affaire de la Vision de Charles Palissot. Dans sa riposte à la comédie des Philosophes, Morellet commet en effet l’imprudence de mêler à ses attaques contre Palissot des traits contre la princesse de Robecq, qui meurt peu de temps après la parution du pamphlet. Favart signale ainsi, le 28 juillet 1760, que « Madame la princesse de Robecq, le plus ferme appui de Palissot, vient de mourir de pulmonie au printemps de son âge ; elle est universellement regrettée. C’étoit une femme d’esprit, de goût, de savoir même : c’est elle qui a fourni à M. Palissot la scène du Vol ; il n’a fait que la rimer. On ne peut reprocher à madame de Robecq qu’une prévention aveugle pour les antiphilosophes1459 ». Or Mme de Robecq est une Montmorency, qui pis est une amie intime du duc de Choiseul, ce qui n’entre pas pour rien, semble-t-il, dans les poursuites engagées contre l’abbé Morellet, auteur du pamphlet. D’autant que la princesse de Robecq aurait appris, dit-on, la gravité de son état en lisant le passage suivant :

‘ET on verra une grande Dame bien malade désirer pour toute consolation avant de mourir d’assister à ta première représentation, & dire : c’est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre servante en paix, car mes yeux ont vu la vengeance.
ET cette grande Dame fera un legs pieux par son testament pour acheter à perpétuité tous les billets de parterre aux représentations de ta Comédie, & ils seront distribués pour l’amour de Dieu à des gens qui s’engageront à applaudir, & pour être encore plus sûr de leurs suffrages tu feras dire finement par un de tes Acteurs que l’ancien goût tient encore au parterre 1460.’

Voltaire explique en effet à d’Alembert, le 23 juin 1760 (Best. D 9006), que c’est « cette cruauté de lui avoir appris qu’elle se meurt » qui « a ulcéré M. le duc de Choiseul ».

Pour apprécier l’attitude de Choiseul, il faut en outre prendre en considération la situation politique du moment. La France est en effet engagée dans une guerre dont l’issue demeure incertaine, notamment après les défaites qu’elle essuie, sur terre comme sur mer, en 1759. Or, comme le signale Jean Balcou, « on ne veut pas accuser la politique d’alliance avec l’Autriche, où la France n’avait rien à gagner ; ni le mauvais état de l’armée et de la marine. Si la France est vaincue, la faute en incombait aux intellectuels mal-pensants, aux philosophes1461 ». C’est dans ce climat que, le 1er juin 1760, Grimm évoque l’effervescence qui agite Paris aux seuls noms de Ramponeau, Pompignan et Palissot : « Les triumvirs de la nation, heureusement, nous ont fait oublier que nous étions impliqués dans d’assez mauvaises affaires ». Et il ajoute :

‘il n’y a point d’homme en place aujourd’hui qui ne regarde les progrès de la philosophie parmi nous comme la source de tous nos maux et comme la cause de la plus grande partie des malheurs qui ont accablé la France depuis quelques années. On croirait que les causes qui nous ont fait perdre les batailles de Rosbach et de Minden, qui ont opéré la destruction et la perte de nos flottes, sont assez immédiates et assez manifestes. Mais si vous consultez l’esprit de la cour, on vous dira que c’est à la nouvelle philosophie qu’il faut attribuer ces malheurs ; et que c’est elle qui a éteint l’esprit militaire, la soumission aveugle, et tout ce qui produisait jadis de grands hommes et des actions glorieuses à la France1462.’

Or, si Choiseul n’alimente peut-être pas cet « esprit de la cour » prompt à faire des philosophes autant de boucs émissaires, du moins ne répugne-t-il pas à profiter de cette diversion qu’offrent opportunément les querelles entre gens de lettres. Revenant sur la malheureuse affaire de la Vision de Morellet, et sur la protection qu’il accorderait à Palissot et à Fréron, Choiseul écrit en effet à Voltaire, le 16 juin 1760 (Best. D 8983) : « Si une pauvre femme qui se meurt et à qui un philosophe l’a appris galamment dans une préface était morte, je ne voudrais entendre parler de ma vie de Palissot, ni de tout ce train d’auteur qui ne m’est bon que pour faire diversion dans la tête des badauds de Paris à la guerre véritable ».

On voit donc que lorsqu’il n’est pas animé par des questions personnelles (c’est au nom de ses « liaisons avec M. Helvétius » qu’il intervient en faveur de l’auteur de L’Esprit ; c’est parce que Mme de Robecq est une amie intime qu’il est « ulcéré » par la Vision de l’abbé Morellet), l’attitude de Choiseul à l’égard des gens de lettres est gouvernée par le calcul, sinon l’opportunisme politique. Cela explique notamment son commerce épistolaire avec Voltaire, ainsi que la protection qu’il accorde à Palissot ou à Fréron dès lors que « tout ce train d’auteur » lui est « bon » pour détourner l’attention des « badauds », à un moment où la France est en fâcheuse posture. C’est sur cette primauté des « intérêts » sur les « opinions » qu’insiste Condorcet, lorsqu’il évoque la rancoeur de Choiseul en 1770, à la suite du soutien apporté par Voltaire à la réforme de Maupeou, malgré les protestations réitérées d’amitié du Patriarche au ministre en disgrâce :

‘Les grands, les gens en place ont des intérêts, et rarement des opinions : combattre celle qui convient à leurs projets actuels, c’est, à leurs yeux, se déclarer contre eux. [...] Ils croient qu’un raisonneur, un philosophe, n’a, comme eux, que des opinions du moment, professe ce qu’il veut, parce qu’il ne tient fortement à rien, et doit par conséquent changer de principes, suivant les intérêts passagers de ses amis ou de ses bienfaiteurs. Ils le regardent comme un homme fait pour défendre la cause qu’ils ont embrassée, et non pour soutenir ses principes personnels ; pour servir sous eux, et non pour juger de la justice de la guerre1463.’

C’est dire que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les « gens en place » considèrent toujours les gens de lettres comme des hommes inféodés, auxquels ils ne reconnaissent pas une autonomie de pensée et d’expression sur les questions politiques. Il leur est encore moins permis de mêler de hauts personnages à leurs querelles. C’est notamment le sens des poursuites engagées contre Morellet à la suite de la publication de La Vision de Charles Palissot. Dans la lettre qu’il adresse à Sartine le 26 mai 1760, Malesherbes présente en effet la Vision comme une « brochure sanglante non seulement contre Palissot, mais contre des personnes respectables et qui par leur état devraient être à l’abri de pareilles insultes ». Il conclut alors « qu’il est de l’ordre public que la punition soit très sévère, et que cette punition ne se termine pas à la Bastille ou au Fort-l’Évêque parce qu’il faut mettre une très grande différence entre le délit des gens de lettres qui se déchirent entre eux et l’insolence de ceux qui s’attaquent aux personnes les plus considérables de l’État ».

En revanche, si les gens de lettres sont fermement invités à ne pas se mêler de politique, le pouvoir, dont Malesherbes, en fonctionnaire zélé, défend les intérêts, leur abandonne volontiers le domaine littéraire, et manifeste une indifférence un peu dédaigneuse pour les querelles qui agitent la République des lettres. Dans une lettre à Sartine, Malesherbes déclare à cet égard :

‘le principal soin du gouvernement dans ces matières est de punir le délit où il se trouve, sans protéger un parti de gens de lettres plutôt que l’autre. Il serait misérable que les dépositaires de l’autorité parussent entrer dans de pareilles tracasseries. C’est dans ce principe qu’on a fermé les yeux sur les brochures dans lesquelles les auteurs se sont accablés d’injures réciproques, mais qu’on a sévi, du moment qu’ils y ont mêlé des personnes auxquelles ils devaient porter respect1464.’

Dans la Préface de l’édition de 1764 de La Dunciade, Palissot rappelle à son tour que « le Gouvernement [...] doit être étranger à toutes les disputes littéraires, & en recueillir les fruits ». Il précise, dans une « Lettre [...] à un de ses amis » :

‘l’administration [...] sait qu’elle doit être bien tranquille, tant que les gens de Lettres ne seront occupés que des petites querelles de leur vanité. Elle sait que ce serait même une adresse politique que de laisser cette pâture aux esprits inquiets, qui pourraient lui donner de l’inquiétude s’ils se livraient à des spéculations trop sérieuses. Lorsque le public ne se passionnera que sur des objets aussi indifférens que des disputes littéraires, tout est en sûreté1465.’

D’Alembert le confirme, sur un mode nettement plus amer : « Dans les pays où la presse n’est pas libre, la licence d’insulter les Gens de Lettres par des satyres, n’est qu’une preuve du peu de considération réelle que le Gouvernement a pour eux, du plaisir même qu’il prend à les voir insultés1466 ». Et, selon l’auteur de la Réponse à l’apologie de M. Marmontel, au-delà du seul gouvernement, « la Cour ne s’intéresse point aux querelles des gens de lettres ; & l’oeil de l’administration, mieux occupé ailleurs, n’a point le loisir de se fixer sur ces minces détails1467 ». Cette indifférence semble enfin être aussi le fait du roi qui, selon l’expression de Maurice Pellisson, témoigne malgré tout d’une certaine « appréhension1468 » à l’égard des philosophes « dont bon gré mal gré il entendait souvent parler » : « Nullement religieux, pas même dévot, mais superstitieux, il prêta aisément l’oreille aux récriminations des dévots et fanatiques de tout bord. A la vérité, il ne prit pas l’initiative de faire poursuivre les philosophes ; cela eût coûté à son indolence et les décisions n’étaient pas son fait [...]. Mais qu’avait-il besoin de prendre une initiative ? manquait-il de gens pour solliciter sa sévérité ? il suffisait qu’il se laissât faire ; et c’est comme il en usa. Il n’a pas persécuté les gens de lettres, soit ; mais les a-t-il protégés contre la persécution1469 ? » Mais, comme le rappelle Voltaire à d’Alembert le 24 juillet 1760 (Best. D 9085), le roi est prompt à s’indigner lorsque les gens de lettres ont l’outrecuidance de s’en prendre à des grands : « il était déjà indigné contre la témérité attribuée à Marmontel, d’avoir insulté M. le duc d’Aumont1470. L’outrage fait à Mme la princesse de R[obecq] a augmenté son indignation, et peut lui faire regarder les gens de lettres comme des hommes sans frein, qui ne respectent aucune bienséance ».

On voit donc que les philosophes comme les anti-philosophes ont été tentés de rechercher des appuis auprès du pouvoir. C’est ainsi par exemple que la « cordialité enjouée » que manifeste Choiseul à son égard justifie la politique d’alliance avec le pouvoir que prône Voltaire1471. C’est aussi dans cette perspective que, selon l’analyse de Volker Kapp, il convient d’entendre l’éloge de Louis XIV protecteur des lettres, que d’Alembert effectue dans son Essai sur les gens de lettres : à travers cet éloge en effet, d’Alembert « postule l’égalité de l’aristocratie d’esprit avec la noblesse de sang et propage l’alliance entre la puissance royale et le pouvoir intellectuel. Il faut reconnaître le partage des sphères d’influence, substituer la coopération à la subordination, dépassée par le processus de différenciation qui rend indispensable le spécialiste et la spécialisation, bref, élever l’homme de lettres à la dignité sociale qui correspond à son rôle dans les affaires publiques1472 ».

Cependant, nous savons aussi que les gens de cour ou les gens en place s’avèrent être des alliés peu sûrs, qui certes manifestent un désintérêt teinté de mépris pour les querelles littéraires, mais qui accordent parfois leurs protections pour des questions d’opportunité politique. S’il n’est donc guère douteux que les pamphlets qui s’échangent entre philosophes et anti-philosophes sont censés produire un effet sur ces protecteurs haut placés, les pamphlétaires peuvent aussi être tentés de conférer à leurs textes une audience qui dépasse les seuls cercles du pouvoir.

Notes
1443.

 Voir notre deuxième partie, chap. 1, § 2.

1444.

 Réflexions sur l’état présent de la République des lettres écrites en 1760, p. 365.

1445.

 Sur cette question, voir notre quatrième partie, chap. 2, § 3.2.

1446.

 Le Pauvre Diable, p. 63.

1447.

 Mém. secr., t. III, pp. 186-187.

1448.

 Vie du Dauphin, père de Louis XVI, pp. 56-59.

1449.

 Correspondance générale d’Helvétius, t. II, lettres 335 et 440, pp. 106 et 257.

1450.

 Cité par J. Balcou, Le Dossier Fréron, pp. 195 et 228.

1451.

 J. Sareil, Voltaire et les grands, p. 103.

1452.

 Correspondance générale d’Helvétius, t. II, lettre 336, p. 107.

1453.

 La Dunciade, Notes du premier chant, p. 54 et Épilogue, p. 172.

1454.

 Correspondance générale d’Helvétius, t. II, lettre 376, pp. 163-165.

1455.

 De son côté, Diderot n’a pas de mots assez durs pour dépeindre le ministre, comme l’illustre la lettre qu’il adresse à Falconnet, le 15 mai 1767, à l’occasion de la querelle de Bélisaire. Choiseul est présenté comme « Un freluquet sans lumière et sans pudeur [qui] dit intrépidement à sa table que l’ignorance fait le bonheur des peuples, et que si l’on eût jeté Marmontel dans un cachot, lorsqu’il nous fit rire aux dépens de d’Argental et d’Aumont, il n’aurait point fait Bélisaire. Et cela s’appelle un ministre ! Nous n’avons jamais contristé cet homme-là ; mais il se doute de notre mépris, et il nous hait » (Correspondance, éd. établie par L. Versini, p. 730). Marmontel avait en effet été accusé d’avoir rédigé, en 1760, une parodie de Cinna dans laquelle le duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre du roi et chargé de l’administration de la Comédie-Française, était attaqué sous les traits d’Auguste. Cette affaire valut à Marmontel un bref séjour à la Bastille, du 28 décembre 1759 au 7 janvier 1760, et la perte de la direction du Mercure de France. Le texte incriminé émanait en réalité de Bay de Cury.

1456.

 Cor. lit., t. IV, p. 240.

1457.

 Cité par P. Calmettes, Choiseul et Voltaire, pp. 209-210.

1458.

 R. Pomeau et Ch. Mervaud, dir., De la Cour au jardin, 1750-1759, chap. XVIII, « Il faut cultiver notre jardin », p. 369.

1459.

 Mémoires... de C.-S. Favart, t. I, pp. 75-76.

1460.

 La Vision de Charles Palissot, pp. 11-12.

1461.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. VI, « Une offensive antiphilosophique », p. 80. Le phénomène remonte en réalité au début de l’année 1758. René Pomeau signale en effet qu’« après les défaites militaires de l’année précédente, le ministère se trouve dans une mauvaise passe. Réaction ou diversion, Mme de Pompadour, Bernis ( ministre principal, sinon Premier ministre (, les milieux dévots de la cour, encouragent la campagne antiphilosophique qui se déchaîne au début de 1758 » (R. Pomeau et Ch. Mervaud, dir., De la Cour au jardin, 1750-1759, chap. XVII, « Prélude à “ Candide ” », p. 338).

1462.

 Cor. lit., t. IV, pp. 239 et 240-241.

1463.

 Condorcet, Vie de Voltaire, p. 127.

1464.

 B.N.F., n. a. fr. 3348, fos 70-71 et ms. fr. 22191, fos 169-172, cité par D. Delafarge, L’Affaire de l’abbé Morellet en 1760, pp. 68-69 et 76.

1465.

 La Dunciade, pp. 17 et 248-249.

1466.

 Essai sur les gens de Lettres, p. 394.

1467.

 Réponse à l’apologie de M. Marmontel, dans Pièces relatives à l’examen de Bélisaire, p. 24.

1468.

 Une telle « appréhension » est sans doute en partie motivée par les positions politiquement “ frondeuses ” de certains encyclopédistes. L’abbé Morellet en témoigne notamment dans ses Mémoires : après les dîners chez Mme Geoffrin, « nous nous rendions souvent aux Tuileries, d’Alembert, Raynal, Helvétius, Galiani, Marmontel, Thomas, etc., pour y trouver d’autres amis, apprendre des nouvelles, fronder le gouvernement et philosopher tout à notre aise ». En particulier, ils portent « un intérêt tendre aux succès du roi de Prusse » : « Nous étions indignés de cette réunion des puissances européennes contre un roi que nous appelions philosophe, et qui était en effet plus favorable qu’aucun autre de ses frères les rois, à l’établissement des vérités que nous regardions comme utiles, et que nous nous efforcions de répandre » (p. 97). On sait aussi que ce sont les relations de Voltaire avec Frédéric II qui ont pu décider de l’hostilité de Louis XV à l’égard du Patriarche.

1469.

 M. Pellisson, Les Hommes de lettres au XVIII e  siècle, p. 47.

1470.

 Sur cette affaire, voir la note 13.

1471.

 Sur cette question, voir notre chap. 3.

1472.

 V. Kapp, « L’image du “ satirique ” chez Frédéric le Grand et l’attaque des Philosophes contre l’écriture pamphlétaire », dans Ouverture et dialogue, p. 693.