ii. Stratégies De Conquête

Nous l’avons dit, les gens de lettres, au cours de notre période, manifestent une volonté d’indépendance par rapport au pouvoir, qui se concrétise notamment par les stratégies qu’ils échafaudent pour conquérir l’« opinion ». Dans son essai intitulé Les Origines culturelles de la Révolution française, Roger Chartier met en évidence l’évolution du statut de l’homme de lettres dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Jusque là, le « modèle ancien » présente « deux situations » contrastées : « soit l’écrivain jouit d’une indépendance économique qui lui est assurée par son état ou sa fortune, soit il est le protégé d’un patron qui contre sa fidélité lui assure places et gratifications. Dans aucun des deux cas, l’homme de lettres ne vit directement de sa plume ». Or l’analyse que propose Roger Chartier de la Lettre sur le commerce de la librairie rédigée par Diderot à la fin de 1763 complète celle que nous avons pu conduire à partir de l’Essai sur les gens de lettres de d’Alembert et démontre qu’au cours de notre période, « même si continue à être tenu pour normal le lien ancien qui fait du prince munificent le protecteur des lettres, une exigence nouvelle est affirmée, posant le droit de l’auteur à une juste rétribution de son travail d’écriture ». Et cette « exigence nouvelle » va de pair avec l’« émergence de la “ professionnalisation ” des auteurs ». Car « ce sont ces transformations apportées à la condition d’auteur qui permettent la constitution d’un véritable champ littéraire disposant d’une autonomie relative par rapport aux déterminations du monde social et organisé selon des principes, des hiérarchies et des enjeux qui lui sont propres ». Cette « autonomie » n’a donc pu être conquise que « lorsque l’âpreté des concurrences éditoriales, aiguisées par la demande d’une nation affamée de lecture, et les ambitions inédites d’auteurs qui ne veulent vivre que de leur plume créent un marché des oeuvres qui obéit à ses lois propres et qui rétribue directement, sans le détour des pensions et sinécures, le travail d’écriture1473 ».

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, cette « nation affamée de lecture » offre donc aux auteurs un « public » élargi et tout disposé à se repaître des dernières productions du jour. C’est pourquoi, dans les luttes qui sont au fondement des querelles de notre corpus, les pamphlétaires des deux camps en viennent à échafauder des stratégies différenciées, à destination de ce « public » aux contours mouvants dont nous avons fait état plus haut1474. Nous voudrions à présent tenter de réfléchir à un passage éventuel, au cours de notre période, d’une stratégie orientée en direction des gens en place dont l’homme de lettres espère la protection, à une stratégie qui vise une « opinion » qui est en train de se constituer. Et, dans cette perspective générale, il s’agit de cerner la place qu’occupent les échanges pamphlétaires au sein de ces stratégies de conquête.

Tout d’abord, les pamphlets de notre corpus sont encore adressés aux gens en place. On se souvient notamment que la Correspondance de Voltaire se fait l’écho des démarches qu’entreprend le Patriarche pour gagner à la cause des philosophes ces hauts personnages auxquels il ne manque pas, directement ou indirectement, de faire parvenir ses textes1475. C’est également la stratégie qu’adoptent les anti-philosophes et que dénoncent, par exemple, les pamphlets contre Pompignan. « Pourquoi », s’interroge l’abbé Morellet, Pompignan « a-t-il fait une Instruction Chrétienne, au lieu d’une Harangue Académique ? Parce qu’il a composé son Discours, bien moins pour être récité à l’Académie, que pour être lû ailleurs1476 ». La suite du développement de la querelle prouve en effet que, comme Pompignan lui-même l’affirme dans son Mémoire présenté au roi le 11 mai 1760, « le Roi, la Reine, & leur auguste Famille » ont accordé une « approbation marquée » à son Discours. Et d’ajouter, avec vanité : « Il faut que tout l’Univers sache » que leurs Majestés « ont paru s’occuper de mon Ouvrage, non comme d’une nouveauté passagère ou indifférente, mais comme d’une production qui n’étoit pas indigne de l’attention particulière des Souverains1477 ». Et l’objectif premier des échanges pamphlétaires qui interviennent au cours de cette querelle semble bien de rendre l’adversaire suspect, voire de le livrer à la vindicte des hommes au pouvoir. Comme le répète l’auteur des Réponses aux Quand, aux Si et aux Pourquoi, qui reprend les accusations lancées par Pompignan dans son discours de réception,

‘QUAND on dit que la Philosophie de nos jours sappe les fondemens du Trône & de l’Autel ; que la haine de l’autorité est le caractere dominant de nos productions, on indique des Ouvrages qui ne sont que trop célèbres, on ne parle qu’après l’autorité qui les a proscrits, on n’apprend rien de nouveau aux Princes & aux Ministres1478.’

Affirmation valable en particulier pour Voltaire :

‘QUAND, après avoir eu l’honneur d’être accueilli par des Rois, on a fini par les trouver des personnages fort incommodes dans la société*1479 , c’est se déceler soi-même, que d’entrer dans une colère si chaude contre les Sçavants qui mettent la fidélité & la soumission au nombre des devoirs qu’enseigne la Philosophie1480.’

L’auteur des Quand précise encore l’accusation : non content de trouver dans les rois des « personnages fort incommodes dans la société », Voltaire « a manqué à son Souverain, il s’est fermé les portes de sa Patrie1481 ». Les philosophes ne sont pas en reste et, faisant ressurgir opportunément l’affaire des remontrances adressées au roi en 1756, retournent contre Pompignan ses propres accusations. L’auteur des Réponses aux Quand, aux Si et aux Pourquoi s’efforce alors de dénoncer la manoeuvre :

‘POURQUOI ce malicieux assemblage de quelques mots épars çà & là dans le Discours de 1756 ? Seroit-ce pour nous convaincre qu’il est encore de vrais Citoyens qui, sans être éblouis de l’éclat du trône, osent découvrir au Monarque toute la misere de son Peuple ? Oh ! non. Seroit-ce pour rendre M. le F. suspect au Gouvernement ? on le voudroit bien. Mais non ; c’est qu’on voudroit, malgré le Discours de 1760, malgré tout ce qu’on dit dans ce Libèlle, grossir la liste des séditieux & des mécontens du nom respectable de M. le F1482.’

Il s’agit donc bien à nouveau de rendre l’adversaire « suspect au Gouvernement », même si la rhétorique du discours pamphlétaire conduit l’auteur à privilégier la thèse du complot des philosophes contre l’autorité, auquel ils s’efforceraient d’adjoindre un homme « respectable » comme Pompignan.

L’enjeu des échanges pamphlétaires entre philosophes et anti-philosophes réside donc d’abord dans une lutte menée auprès des détenteurs du pouvoir, dont il s’agit d’obtenir des protections et des places. Comme l’explique Jean-Pierre Guicciardi, « ce que se disputent ces hommes à coups de plaisanteries, de libelles venimeux, d’allusions perfides et de diffamations organisées, c’est tout simplement le pouvoir intellectuel, la prééminence affirmée de tel ou tel groupe dans l’accession aux places et la distribution des pensions1483 ».

On se souvient par exemple que la campagne de pamphlets contre Pompignan en 1760 a notamment pour visée ultime de contrecarrer l’ambition que les philosophes, Voltaire en tête, croient déceler chez le nouvel académicien, de devenir Précepteur des Enfants de France, ce qui ne manquerait pas de faire peser une lourde hypothèque sur le développement de la « philosophie », qu’un roi dévot pourrait aisément gêner, voire arrêter1484. Mais plus généralement, les échanges pamphlétaires interviennent aussi dans la lutte que se livrent les deux clans pour l’obtention de places dans l’administration. Dans La Vision de Charles Palissot, Morellet expose en effet, il est vrai sur un mode polémique, l’objectif qui serait celui du clan des anti-philosophes, et dont la « voix » se fait le porte-parole, lorsqu’elle entreprend d’encourager Palissot à écrire sa comédie des Philosophes :

‘ET le nom de Philosophe sera une injure en François & lorsqu’on voudra nuire à quelqu’un on dira qu’il est homme de lettres, & on se gardera bien de choisir des hommes instruits & des Philosophes pour remplir les grandes places de l’administration.’

Mais, outre les « grandes places de l’administration », il s’agit aussi de fermer aux philosophes les portes de l’Académie :

‘ET pour nommer aux places des Académies on ne demandera pas quels sont les ouvrages des Candidats, mais quel est leur Confesseur & on mettra un trone & un bénitier à la porte de la Salle & les discours de réception seront des Sermons contre l’incrédulité 1485.’

Car un corps littéraire comme l’Académie constitue une sorte de bastion qu’il s’agit de conquérir, dans la mesure notamment où l’appartenance à ce corps confère à un homme de lettres une position de force. Condorcet signale par exemple que lors de sa première tentative à l’Académie française, Voltaire ambitionnait une telle place « comme un asile contre l’armée des critiques hebdomadaires que la police oblige à respecter les corps littéraires, excepté lorsque des corps ou des particuliers plus puissants croient avoir intérêt de les avilir, en les abandonnant aux traits de ces méprisables ennemis1486 ». L’auteur de Monsieur de Voltaire peint par lui-même signale également, mais sur un mode plus polémique, que « Monsieur de Voltaire vouloit être de l’Académie Françoise pour se mettre à l’abri des poursuites que quelques Ouvrages peu chrétiens pouvoient occasionner contre lui1487 ». Même fragile, l’Académie constituerait ainsi un rempart contre les « méprisables ennemis » en offrant à celui qui en fait partie l’assurance d’une relative impunité. Mais pour cette raison même, l’Académie se présente aussi comme une place forte essentielle à investir pour mener à bien la conquête du pouvoir intellectuel.

Dans son discours de réception, Pompignan déclare ainsi que l’Académie peut être regardée comme une « digue » à « opposer » au « torrent » des écrits philosophiques :

‘Quelle digue opposer à ce torrent ? Un Corps Littéraire, où les principes qui perpétuent la tradition du goût, des bonnes moeurs & du respect pour la Religion, ne varient jamais ; un Corps de qui l’on puisse publier qu’il est tel aujourd’hui qu’il fut dans son origine, & qu’il sera jusqu’aux derniers temps ; un Corps toujours animé de l’ame des Corneille & des Bossuet ; pour tout dire enfin, la Compagnie célèbre dans laquelle appelé, MESSIEURS, par vos suffrages, j’ai l’honneur d’être admis aujourd’hui1488.’

Il revient sur cette idée dans son Mémoire présenté au roi :

‘Tout seroit perdu si les corps Académiques cédoient au torrent ; & c’est pour donner plus de poids à mes sentimens que je les ai exposés avec courage & sans détour en présence d’une Compagnie respectable, qui, protégée par des Rois fils aînés de l’Eglise, fera toujours plus de cas de la Religion & des vertus que de la science & des talens1489.’

Ce faisant, Pompignan développe une conception de l’Académie, gardienne de la « Religion » et des « vertus », qui entre en violente contradiction avec celle, par exemple, de d’Alembert, qui avoue quant à lui faire « plus de cas » de la « science » et des « talens ». En effet, lorsque le cardinal de Richelieu donna forme à l’Académie française,

‘Il sentit [...] que la forme Démocratique étoit la seule convenable à un Etat tel que la république des Lettres qui ne vit que de sa liberté ; cet homme rare qui connoissoit le prix des talens, voulut que dans l’Académie Françoise l’esprit marchât sur la même ligne à côté du rang & de la noblesse, & que tous les titres y cedassent à celui d’homme de Lettres. Il voulut que cette Académie fût presque entiérement composée des bons Ecrivains de la Nation, pour la décorer aux yeux des Sages ; d’un petit nombre de grands Seigneurs, pour la décorer aux yeux du peuple ; que ces derniers vinssent remplir seulement les places que les grands Ecrivains laisseroient vuides ; qu’ainsi dans l’Académie Françoise les préjugés servissent à honorer le talent, & non le talent à flatter les préjugés, & qu’on eût sur-tout l’attention d’en exclure ceux qui prétendant être à la fois grands Auteurs & grands Seigneurs, ne seroient ni l’un ni l’autre1490.’

Si ce corps littéraire peut bénéficier d’une certaine indépendance, en tout cas s’il règne en son sein une égalité théorique entre les gens d’« esprit » que sont les « bons Ecrivains de la Nation » et les personnages de haut « rang » que sont les « grands Seigneurs », la « forme Démocratique » qui serait celle de l’Académie rencontre toutefois des limites, dans la mesure notamment où les élections s’y déroulent selon le système de la cooptation. Daniel Mornet rappelle à cet égard qu’entre 1760 et 1770, « sur quatorze élections, neuf font entrer des philosophes à l’Académie ». C’est dire que « pratiquement ils y sont la majorité1491 ». Cette hégémonie des philosophes à l’Académie se donne ainsi à lire dans la correspondance entre Voltaire et Palissot. Voltaire lui écrit par exemple le 24 septembre 1760 (Best. D 9262) : « L’Académie entière a été indignée du discours de Lefranc ; vous auriez pu un jour être de l’Académie, si vous n’aviez pas insulté publiquement deux de ses membres sur le théâtre. Vous savez que nos amis nous abandonnent aisément, et que les ennemis sont implacables ». Palissot s’est donc trompé de camp. Voltaire y revient le 13 février 1767 (Best. D 13951) : « Si vous aviez tourné vos talents d’un autre côté, j’aurais eu le plaisir de vous avoir avant ma mort pour confrère à l’Académie française. Elle est à présent sur un pied plus honorable que jamais, elle rend les lettres respectables ».

Il ne faudrait pas malgré tout surestimer l’autonomie d’une Académie française placée sous la dépendance directe du roi. Certes, tout nouvel académicien est élu par ses pairs, ce qui donne sens à la lutte d’influence qui s’effectue entre clans rivaux. Et Roger Chartier souligne l’évolution des intrigues souterraines qui précèdent chaque élection : « Alors qu’au XVIIe siècle les élections académiques respectaient, avant tout, les volontés du protecteur du corps (d’abord Richelieu, puis le chancelier Séguier, puis le roi), au siècle suivant, elles se décident à la ville, à l’issue de luttes de coteries qui sont aussi des affrontements idéologiques1492 ». Mais en pratique si, au cours de notre période, les autorités interviennent rarement pour imposer un candidat, du moins arrive-t-il qu’elles s’opposent à la réception d’un homme de lettres. C’est notamment le cas en 1761, lorsque Voltaire soutient que l’entrée de Diderot à l’Académie constituerait la plus belle des ripostes à la campagne qui se déchaîne contre les philosophes1493. Or ce projet doit être abandonné face à l’hostilité de la cour à l’égard de Diderot. C’est dire que l’action entreprise auprès des gens en place, notamment par pamphlets interposés, peut aussi avoir pour objectif de discréditer un adversaire dangereux, ou de s’assurer qu’ils ne s’opposeront pas à une candidature.

Daniel Mornet le rappelait, à la fin de notre période, les philosophes contrôlent l’Académie française. Ils bénéficient aussi, sinon du soutien, du moins de la neutralité de ceux qui détiennent le pouvoir. Enfin le témoignage de Fréron, qui présente la philosophie comme « la maladie ou, pour mieux dire, la folie du jour1494 », laisse entendre que les philosophes sont devenus les maîtres de l’« opinion ». On peut dès lors se demander si, parallèlement à la stratégie que les philosophes et les anti-philosophes poursuivent en direction des « Puissances », une autre stratégie n’est pas mise en place, et orientée vers la conquête de l’« opinion », voire d’une « opinion publique » en voie de constitution. Il s’agirait alors de réfléchir à la place dévolue aux pamphlets dans une telle conquête.

Tout porte à croire en effet qu’en assurant une certaine publicité à leurs textes, les pamphlétaires n’entendent pas s’adresser aux seuls détenteurs du pouvoir, mais au contraire atteindre ce « public » plus vaste qui, selon les analyses de Roger Chartier, tend, au cours du XVIIIe siècle, à former une « opinion publique » qui apparaît à la fois comme « une voix qu’il faut écouter » et comme « un tribunal qu’il faut convaincre1495 ». Un tel élargissement du public visé se donne du reste à voir dans la physionomie même des querelles qui se développent entre philosophes et anti-philosophes. Du côté des philosophes, lorsqu’on envisage le cas de Voltaire, c’est bien une « politique du style » qui, selon l’expression de Pierre Lepape, est délibérément mise en jeu, dans la mesure où « on ne gagnera pas l’opinion avec des gros livres chers et savants, avec des traités et des discussions métaphysiques1496 ». Or, comme l’explique Daniel Mornet, face aux attaques de leurs adversaires, les anti-philosophes se sont efforcés de « trouver des armes [...] là même où les philosophes les prenaient ». En effet, « longtemps la bataille entre la foi et la libre pensée a été une bataille théologique et rationaliste ». Or « à ces polémiques de théologiens et d’érudits le commun des lecteurs, malgré sa bonne volonté, ne comprenait rien ou pas grand’chose ». C’est pourquoi les anti-philosophes renoncent, dans leurs ouvrages les plus lus, aux interminables chicanes de la controverse, pour combattre « à armes égales » avec des philosophes qui s’efforcent de « mettre de leur côté les rieurs1497 ». Or si cette « politique du style » mise en oeuvre dans les pamphlets semble témoigner d’une intention d’élargir le « public » visé, reste à décider dans quelle mesure et selon quelles modalités elle participe de cette conquête de l’opinion qui est en jeu dans les querelles littéraires qui nous intéressent.

Les témoignages contemporains font en effet fréquemment référence à cette « opinion » qu’il s’agit de gagner à sa cause. Encore convient-il de préciser l’acception de ce terme, que l’on a souvent tendance à considérer comme un synonyme d’« opinion publique ». Dans son essai intitulé L’espace public, Jürgen Habermas explique que le mot « opinion » « reprend en français et en anglais le sens simple du latin opinio, l’opinion, et signifie ce jugement incertain et incomplètement établi qu’elle est ». En outre, pris dans ce sens d’« idée non établie et qui n’aurait plus qu’à fournir les preuves de sa véracité », le terme est aussi lié à celui d’« opinion en tant que réputation, renommée, considération, bref, ce que l’on représente pour l’opinion des autres », « renommée, en son fond douteuse, qu’on aurait auprès de la foule ». Or, si l’on confère à l’expression « opinion publique » « ce sens caractéristique de la fin du XVIIIe siècle et corrélatif de l’usage que fait de sa raison un public capable de porter des jugements », on ne peut que constater qu’en réalité « les deux signifiés originels, la pure et simple opinion et la renommée qui est l’écho des opinions, s’opposent bel et bien à cette rationalité que revendique l’opinion publique ». Pourtant, lorsque l’expression « opinion publique » apparaît en France, « vers le milieu du siècle », « il est presque impossible de distinguer son sens de celui d’opinion » : « L’opinion publique signifie “ opinion populaire ”, telle qu’elle s’exprime à travers la tradition et le bon sens, que ce soit chez Rousseau qui, en critique de la civilisation, fait ressortir son caractère de spontanéité naturelle, ou chez les Encyclopédistes qui, en critiques des idéologies, cherchent à la réduire. Ce n’est qu’à partir du moment où les Physiocrates l’ont comprise comme l’émanation du public éclairé lui-même, que l’opinion publique revêt le sens précis d’une opinion vraie, régénérée par la discussion critique au sein de la sphère publique - elle devient la dimension où s’abolit l’opposition entre opinion et critique 1498 ». On voit que la notion d’« opinion publique » se trouve définie par un certain nombre de données essentielles, au nombre desquelles la dimension critique de son expression, qui suppose l’usage de la raison, et le caractère public de la discussion qui rend possible cette recherche en commun de la vérité. C’est pourquoi notamment l’« opinion publique » ne peut parvenir à se constituer pleinement que dans un système où la presse est libre.

C’est notamment ce qu’explique Malesherbes, en aval de notre période, dans son Mémoire sur la liberté de la presse de 1788. L’ancien directeur de la Librairie part en effet du « principe [...] que la liberté de la discussion est le seul moyen sûr de faire connaître à une Nation la vérité ». Or, à la veille de la convocation des États-Généraux, il ne faut pas croire que « les Membres de l’Assemblée des États soient les seuls à qui il faille procurer des lumières ». Il ne sont en effet que « les Représentans de la Nation », et « c’est de la Nation entière qu’ils doivent recevoir des instructions. C’est à elle qu’ils doivent compte de leur mission ; c’est donc la Nation entière qu’il faut instruire ». Ainsi, « pour que les espérances de la Nation ne soient point déçues, il faut que ce soient ses véritables voeux qui soient portés, par ses Représentans, aux pieds du Trône. Il faut donc que cette Nation dispersée reçoive des lumières qui lui parviennent jusque dans ses foyers, et c’est là ce qu’elle ne peut espérer que lorsque l’impression sera libre1499 ».

Avant même l’instauration de la liberté de la presse, cette pratique de la discussion critique semble se mettre en place avec la création, au XVIIIe siècle, de ce que, à la suite d’Habermas, Roger Chartier appelle une « sphère publique littéraire » qui « s’appuie sur des institutions productrices d’une nouvelle légitimité : les cafés, les salons, les journaux ». En particulier, les salons sont des « foyers de rencontre entre l’aristocratie et les écrivains », des « lieux d’un certain brassage social », des « instances de consécration intellectuelle indépendante des institutions réglées et des corps établis », « un espace de pratiques intellectuelles fondé sur l’usage public de leur raison par des individus privés dont la compétence critique n’est point liée à leur appartenance à un corps patenté ou au monde de la cour, mais à leur qualité de lecteurs et de spectateurs rassemblés par le plaisir de la discussion conviviale », bref, le lieu où se joue le « contrôle d’une vie intellectuelle émancipée de la tutelle monarchique et curiale1500 ».

C’est ainsi que « dans le monde des élites, la constitution d’une sphère publique littéraire [...] a été porteuse d’une transformation profonde des pratiques culturelles, mises sur la place publique et, à terme, fortement politisées ». Car ce qui est en jeu, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est bien cette éventuelle « politisation » de la sphère publique littéraire, qui accompagnerait « le déplacement de la critique vers les domaines qui lui étaient de tradition interdits : les mystères de la religion et ceux de l’État ». C’est ainsi qu’« en donnant support et régularité à l’exercice public de la raison, la circulation accrue de l’écrit imprimé comme la multiplication des instances de la critique esthétique ont conduit les particuliers à juger par eux-mêmes, à évaluer librement les oeuvres et les idées, à construire une opinion commune à partir de la confrontation des avis singuliers. Par là, appui était fourni pour que soit abolie la partition », qui avait cours depuis Descartes, « entre, d’une part, les croyances et obéissances obligées, et, d’autre part, les opinions qui peuvent être légitimement révoquées en doute1501 ».

Ces pamphlets, qui circulent aussi (et peut-être d’abord) dans les salons1502, sont-ils de nature à participer de cet exercice privilégié de la discussion critique ainsi conçu ? Selon Malesherbes, nous venons de le voir, la liberté de la presse constitue une condition nécessaire pour que se développe une discussion publique sur ces « matières sur lesquelles aucun Censeur ne donnerait publiquement son approbation à quelque ouvrage que ce soit », seule à même d’éclairer un « public » dont l’opinion n’était jusque là façonnée que par les écrits d’auteurs téméraires :

‘Tous les étourdis, tous ceux qu’on nomme têtes chaudes, têtes exaltées, écrivent et se permettent tout, en comptant sur l’inaction du Gouvernement et de la Justice.
Mais il est un grand nombre d’autres gens très-capables d’écrire, qui n’impriment jamais quand il y a une loi qui le défend : ceux-là sont des Auteurs modestes et raisonnables, qui n’ont pas un amour de célébrité assez violent pour y sacrifier leur tranquillité.
La tolérance contraire à la loi nous prive des ouvrages des Auteurs de ce caractère, et ce sont quelquefois ceux qui seraient le plus utiles au public.’

Car c’est à tort que « les adversaires de la liberté de la presse craignent que des Auteurs téméraires n’en profitent pour présenter au public des nouveautés dangereuses » :

‘Il est vrai que, dans un tems comme celui-ci, il y a des Auteurs qui profitent de la tolérance établie pour écrire très-hardiment, et qui attaquent sans ménagement les maximes que leur ancienneté faisait respecter ; mais ce qui est encore plus fâcheux, c’est que la défense de la loi imposant silence à ceux qui pourraient les contredire, le champ de bataille leur reste, et que le public s’accoutume à regarder les nouvelles opinions comme des vérités qui ne sont pas contestées1503.’

C’est donc l’ouverture du « champ de bataille » à la plus large discussion possible que Malesherbes appelle de ses voeux. Or le développement de cette discussion, fondée sur l’exercice public de la critique, paraît indissociable de la constitution de l’« opinion publique » telle que la définit Habermas.

En amont de notre période, Bayle avait pu baptiser le « Régime de la Critique » ce qu’Habermas présente comme une « pure et simple critique qui, dans l’estimation du pour et du contre, se fait l’auxiliaire d’une raison s’exerçant à propos de tout et ruinant l’opinion sous toutes ses formes ». Mais, à la différence de l’« opinion publique », « la critique, chez Bayle, est une affaire privée, sans conséquence quant au pouvoir de l’État ». On comprend dès lors la distinction qu’effectue Bayle entre « critique d’une part, satires et libelles diffamatoires de l’autre : la critique qui se rend coupable de pénétrer les frontières du monde politique dégénère en pamphlet. Chez les Anglais, au contraire, c’est, à la même époque, à partir des pamphlets que se développe une Presse qui fait un usage politique de la raison1504 ».

S’agissant des querelles littéraires qui nous intéressent, la question est donc de savoir si les échanges pamphlétaires, en tant que pratique culturelle idéologiquement marquée, développent cette activité critique qui, en devenant publique à la suite de leur diffusion, serait de nature à exercer quelque prise sur une « opinion publique » en formation. C’est pourquoi ces considérations engagent aussi une réflexion sur la capacité des pamphlets de notre corpus à se faire les vecteurs d’une idéologie.

Notes
1473.

 R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, pp. 73-75 et 77-78.

1474.

 Voir notre troisième partie, chap. 3, § 3.

1475.

 Sur cette question, voir notre troisième partie, chap. 2, § 2.2.

1476.

 Les Pourquoi, p. 86.

1477.

 Mémoire présenté au roi, par M. de Pompignan, p. 58.

1478.

 Réponses aux Quand, aux Si et aux Pourquoi, p. 93.

1479.

* L’Auteur des Quand écrivit il y a quelques années à Madame D...., dans une Lettre dont elle a donné des copies : Quand pourrons-nous vivre & mourir dans les bras de l’amitié, dans quelque retraite inconnue à tous les hommes, & sur-tout aux Rois ? Quand on s’exprime ainsi, on se donne des airs, quelques motifs personnels que l’on puisse avoir de haïr l’autorité. (Note de Pompignan.)

1480.

 Les VII Quand en manière des VIII de M. de V***, pp. 9-10.

1481.

 Les Quand, ou Avis salutaires à un pécheur notoire de fait & de droit, qui tend à l’impénitence finale, p. 1 (nous soulignons).

1482.

 Réponses aux Quand, aux Si et aux Pourquoi, p. 103.

1483.

 J.-P. Guicciardi, éd., Morellet, Mémoires, introduction, p. 21.

1484.

 Sur les enjeux de la querelle qui oppose Pompignan aux philosophes, voir notre deuxième partie, chap. 3, § 2.

1485.

 La Vision de Charles Palissot, pp. 6-7.

1486.

 Vie de Voltaire, pp. 76-77.

1487.

 Monsieur de Voltaire peint par lui-même, p. 93.

1488.

 Discours de réception à l’Académie française, pp. 5-6.

1489.

 Mémoire présenté au roi par M. de Pompignan, p. 53.

1490.

 Essai sur les gens de Lettres, pp. 403-404.

1491.

 D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, p. 125. Sur le détail de cette conquête de l’Académie par les philosophes, voir l’ouvrage de L. Brunel, Les Philosophes et l’Académie française au XVIII e  siècle, Genève, Slatkine reprints, 1967 (réimpression de l’édition de Paris, 1884) et, pour une mise au point plus récente, l’article de John Lough, « Did the philosophes take over the Académie française ? », dans S.V.E.C., vol. 336, 1996, pp. 153-194.

1492.

 R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, pp. 191-192.

1493.

 Voltaire écrit à d’Alembert, le 9 juillet 1760 (Best. D 9047) : « Il faut mettre Diderot à l’Académie. C’est la plus belle vengeance qu’on puisse tirer de la pièce contre les philosophes. L’Académie est indignée contre Lefranc de Pompignan. Elle lui donnera avec grand plaisir ce soufflet à tour de bras. Je ferai un feu de joie lorsque Diderot sera nommé et je l’allumerai avec le réquisitoire de Joly de Fleury, et la déclamatoire de Lefranc de Pompignan ». Et il ajoute, sans doute emporté par l’enthousiasme : « Ah qu’il serait doux de recevoir à la fois Diderot et Helvétius ! » Mais, précise-t-il aussitôt, « notre siècle n’est pas digne d’un si grand coup ». Il entreprend sans tarder des démarches auprès de ses « anges » : le même jour, il écrit au comte d’Argental (Best. D 9048) qu’il charge de se mettre « à la tête de la cabale ». Il évalue alors les forces dont il dispose : « Nous aurons pour nous tous les philosophes. M. de Choiseul, Mme de Pompadour ne s’opposeront pas à son élection. Je me flatte même qu’ils nous aideront ». Pour le détail, voir L. Brunel, Les Philosophes et l’Académie française, pp. 91-101.

1494.

 Cité par D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, p. 125.

1495.

 R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, p. 44. Sur cette question, voir aussi l’article de Mona Ozouf, « L’opinion publique », dans K. M. Baker, ed., The Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, pp. 419-434 et l’ouvrage de Keith M. Baker, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au XVIII e  siècle, Paris, Payot, 1993 (pour la traduction française).

1496.

 P. Lepape, Voltaire le conquérant, p. 314. Le critique, qui s’en tient au seul exemple de Voltaire, situe ce tournant stylistique en 1759, avec la publication de Candide. L’analyse des stratégies d’écriture que nous avons effectuée dans notre quatrième partie nous a convaincu que de telles options apparaissent à une date antérieure dans les pamphlets des philosophes.

1497.

 D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, p. 208.

1498.

 J. Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, p. 105.

1499.

 Mémoire sur la Librairie et sur la liberté de la presse, pp. 271 et 282-284.

1500.

 R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, pp. 189, 192 et 189-190.

1501.

 Ibid., pp. 196, 27-28 et 197.

1502.

 Sur ce point, voir notre troisième partie, chap. 3, § 3.2.

1503.

 Mémoire sur la Librairie et sur la liberté de la presse, pp. 290-291 et 297-298.

1504.

 J. Habermas, L’espace public, p. 102.