iii. Pamphlet Et Idéologie

Ce n’est sans doute pas un hasard si La Dunciade de Palissot s’ouvre sur un chant qui s’intitule « La lorgnette », et que l’auteur présente en ces termes :

     Or ce Bijou que le savoir profond
Du grand Merlin forma pour mon usage,
Devinez tous son plus bel avantage.
Ce don si rare où l’esprit se confond,
C’est de montrer les objets tels qu’ils sont.
Le sot a beau se déguiser en sage,
Le Charlatan s’ériger en Caton,
On les connaît. Vainement un poltron
Prendrait les traits d’un homme de courage,
Envain Bardus se croirait Cicéron,
Le masque tombe. Et Maître Aliboron
Qui se rengorge en jugeant un Ouvrage,
Et qui prétend régenter Apollon,
Lorgnez le bien, n’est qu’un sot au visage :
Vous concevez que jamais Jean Fré***
N’eut de Merlin la Lorgnette en partage.

Cette lorgnette, qui a la vertu de « montrer les objets tels qu’ils sont » et qui fait tomber les masques, quelque précaution que l’on ait prise pour « se déguiser », constitue à la fois un élément essentiel du cadre fictionnel mis en place par Palissot, et le symbole même du texte pamphlétaire, auquel on assigne pour fonction de dévoiler l’imposture. D’ailleurs, le locuteur ne tarde pas à braquer cette lorgnette sur la ville de Paris, qu’elle révèle être « l’antre de la Sottise » :

     O maintenant jugez, mes chers amis,
Imaginez quelle fut ma surprise,
Lorsque mon oeil dirigé vers Paris,
Eut découvert l’antre de la Sottise1505 !

Une telle représentation met en avant la capacité du pamphlet à faire éclater au grand jour une “ vérité ” jusque là méconnue, en tout cas maintenue sous les masques trompeurs des charlatans. Le pamphlet serait donc le lieu où se donne à lire la dénonciation de la fausse monnaie de valeurs dévoyées mais aussi peut-être, en creux, la révélation de “ vraies ” valeurs de remplacement.

Avant d’examiner ce qu’il en est de cette “ vérité ” que le discours pamphlétaire prétend révéler1506, il importe de rappeler le mode de dévoilement propre au pamphlet. Nous savons ainsi que le discours pamphlétaire, à la différence de la critique1507, n’est pas pour l’essentiel gouverné par un exercice de la raison. En effet, si ce discours se donne parfois les apparences du raisonnement, nous avons vu que ce raisonnement est toujours biaisé par une rhétorique spécieuse, déployée dans la seule fin de discréditer l’adversaire et ses propos1508. Les pamphlets dont l’unité stylistique consiste dans le retour anaphorique des monosyllabes peuvent à cet égard être considérés comme emblématiques de tels simulacres de raisonnements. Car il n’est pas indifférent que ces monosyllabes soient pour la plupart des connecteurs logiques (« quand », « si », « mais », « car », etc.), qui confèrent au texte pamphlétaire une apparente rigueur argumentative, alors même que les faits qui sont allégués ont été sélectionnés ou sont présentés de manière retorse, dans tous les cas orientés dans une perspective “ monomaniaque ”.

Le pamphlet semble donc plutôt apte à produire une série de représentations polémiques, dans lesquelles tout souci de “ vérité ” est a priori évacué. Et ce n’est pas la moindre des astuces des pamphlétaires que de prétendre dévoiler l’imposture en élaborant un discours mystificateur. On voit dès lors que, dans cette perspective, loin de s’adresser à l’« opinion publique » entendue au sens d’Habermas, les pamphlétaires s’efforcent de maîtriser l’« opinion », autrement dit cette « renommée [...] qu’on aurait auprès de la foule » que nous évoquions plus haut, qui est « l’écho » d’opinions dont, en déployant un simulacre de raisonnement, ils feignent d’établir la véracité. Du reste, l’analyse que nous avons pu mener de la pratique mensongère des pamphlétaires montre clairement que le pamphlet n’est pas le lieu où pourrait être conduite une quelconque discussion fondée en raison, de nature à faire surgir une “ vérité ” utile. Nous avons au contraire montré que la rhétorique pamphlétaire contribuait à imposer une série de représentations polémiques de l’adversaire, et se présentait dès lors comme une arme mise au service d’une guerre d’images entre deux clans dressés face à face1509.

Mais ces images, construites à travers les pamphlets, ont-elles en elles-mêmes une signification idéologique ? Nous avons vu, par exemple, que les philosophes entendaient imposer une représentation des anti-philosophes caractérisés par leur fanatisme1510. Or un anti-philosophe comme Linguet fait paraître, en 1764, un pamphlet intitulé... Le Fanatisme des philosophes, dans lequel, sans véritablement prendre la défense du fanatisme ordinairement imputé aux anti-philosophes, il s’efforce de prouver que les philosophes eux-mêmes sont loin d’en être exempts :

‘Sans doute le Fanatisme est un abus dangereux. C’est un très-grand mal produit par un très-grand bien : c’est l’amour de la religion poussé trop loin. La piété bien entendue la soutient : le fanatisme la dégrade. Il est beau, il est utile de travailler à munir les hommes contre ses ravages : mais pour le combattre il faudroit au moins en être exempt.’

Pour cela Linguet s’emploie à élargir quelque peu l’acception dans laquelle il convient de prendre « le nom odieux de fanatisme » :

‘On a restreint le nom odieux de fanatisme, aux excès commis par le zele de la religion : il est évident qu’on s’est trompé. Il convient à toutes les passions qui remplissent & subjuguent le coeur humain. On auroit pû, & peut-être dû, voir des fanatiques dans tous les hommes vivement agités d’un désir quel qu’il soit. Un avare est fanatique de son argent, comme un enthousiaste l’est de son culte : un ambitieux l’est de sa grandeur, un voluptueux de ses plaisirs, un Poëte de ses vers, un amant de sa maîtresse. De tant d’hommes qui s’accusent à cet égard de pusillanimité & de prévention, il n’y en a pas un peut-être qui d’un autre côté n’essuye & ne mérite les mêmes reproches1511.’

Une définition ainsi élargie à « toutes les passions qui remplissent & subjuguent le coeur humain » ne manque dès lors pas de s’appliquer aussi aux philosophes. Reprenant d’ailleurs en cela les lieux communs du discours anti-philosophique1512, Linguet stigmatise tour à tour leur « manie babillarde », leur souci des « intérêts » particuliers, leur « amour propre orgueilleux », leur « ardeur fanatique de la réputation », leur « audace », les « haines » qu’ils vouent à leurs critiques, les « flatteries » dont ils accablent les « Puissances », enfin leur prosélytisme retors1513. C’est pourquoi, si « le fanatisme religieux ensanglante la Terre », le « fanatisme philosophique », « moins destructeur en apparence », s’avère en réalité plus « funeste » encore, « parce qu’il est plus tranquille » : il « introduit dans le monde un calme perfide » !

‘Il n’entraîne peut-être pas nécessairement au vice ; mais il empêche nécessairement d’arriver à la vertu. Il n’égorge pas les hommes au nom de Dieu ; mais il les empoisonne, il les fait périr par l’abus du luxe. Ce n’est pas si l’on veut à des argumens Théologiques qu’il les immole ; c’est à des passions secrettes & honteuses1514.’

À la faveur de tels échanges pamphlétaires, caractérisés par le recours généralisé au procédé de la rétorsion, chaque camp se renvoie ainsi des accusations qui valent sans doute moins par les implications idéologiques qu’elles entraînent que par le discrédit qu’elles sont susceptibles de jeter sur l’adversaire. Dans l’exemple présent, nous ne sommes pas très loin de cet « Art de la Controverse » que Bayle pouvait brocarder dans une note ajoutée à sa Dissertation sur les libelles diffamatoires :

‘Les mots ne s’y prenent pas dans leur sens commun : vous voiez des gens qui s’entre-accusent de Dogmes affreux ; ils repliquent & dupliquent, & ils trouvent de plus en plus réciproquement que la Doctrine de leur Adversaire est abominable. Cette plainte paroît presque à chaque page, & allarme les Lecteurs ; comme s’il étoit à craindre qu’en ne remédiant pas promtement à cette gangrene, on ne la mette en état de communiquer son infection à tout le corps. Ceux qui ne sont pas faits à ce style conçoivent mille scrupules ; ils craignent de n’avoir pas obéï au Précepte de saint Paul, évite l’homme Hérétique ; car ils ont communiqué avec les parties contestantes. Qui auroit cru, disent-ils, que des Docteurs, qui mangent le pain des Orthodoxes depuis si long tems, eussent nourri de tels monstres dans leur coeur ? on ne sait plus à qui se fier. Il faut que les uns ou les autres, ou peut-être les uns & les autres, soient plutôt des loups déguisez, que des bergers. Mais aiez un peu de patience, attendez que des experts, & que des arbitres initiez à ce langage, mettent la paix entre les parties, vous trouverez que les termes ne signifioient rien moins que ce que vous aviez cru. Les Accusateurs de part & d’autres seront déclarez orthodoxes : on ne les censurera point, on les avertira seulement de corriger quelques expressions incommodes qui leur étoient échapées. On supose donc que dans le vrai ils ne se sont entr’accusez que de cela, & qu’ainsi les termes d’Hérésie pernicieuse, & semblables, ne signifient chez eux qu’un mauvais choix de paroles1515.’

On voit donc que la rhétorique pamphlétaire développe parfois un jeu sur les mots, dont la signification demeure flottante, et qui apparaissent comme autant de lieux communs réversibles, qui ne prennent sens que dans l’orientation polémique que leur confèrent les uns ou les autres.

Est-ce à dire que, pour autant, toute notion de valeur se trouve évacuée de ces échanges pamphlétaires ? Le pamphlet ne doit-il être appréhendé que comme une arme stratégique utilisée, au cours de nos querelles, en concurrence avec d’autres armes qui seraient, quant à elles, chargées de véhiculer un contenu idéologique ? En d’autres termes, si le pamphlet suscite auprès du lecteur des réactions affectives, d’indignation ou d’amusement, peut-on parler à son sujet d’une « pédagogie par le rire » qui, selon l’expression de Pierre Lepape, permettrait de définir la « manière » propre à Voltaire de « donner à son temps » une « leçon » à travers « ce qu’on qualifie aujourd’hui de facéties ou de farces voltairiennes1516 » ?

Il n’est pas exclu, notamment lorsqu’on s’intéresse à l’affaire de Bélisaire, que les pamphlets puissent à l’occasion servir de relais à d’autres textes qui se font le support d’une propagande de nature idéologique. Nous avons en effet déjà signalé de quelle manière la querelle qui s’engage à la suite de la publication du conte de Marmontel prend vite les allures d’une confrontation idéologique centrée sur la question de la tolérance civile1517. John Renwick explique en effet qu’à partir de la composition, en avril 1767, de l’Indiculus de la Sorbonne, « la situation s’était détachée de la question du salut à accorder à des païens vertueux pour évoluer vers celle de l’intolérance civile1518 ». Et force est de constater que, dans les pamphlets qu’ils rédigent, les philosophes ne se contentent plus d’accabler de ridicules leurs ennemis : ils exposent de plus en plus nettement l’enjeu idéologique fondamental de la bataille. L’auteur de l’Honnêteté théologique met certes en scène le syndic Riballier, mais c’est pour placer dans sa bouche des propos dont la portée dépasse largement la question du salut que la Sorbonne refuserait aux personnages du conte de Marmontel : « Il n’y a qu’un Payen, un damné, un Encyclopédiste en un mot, qui puisse dire, Deorum injuriæ diis curæ. Cette tolérance civile n’a jamais été, vous le sçavez Messieurs, la doctrine de l’Eglise1519 ». Déjà, à la fin de la première Anecdote sur Bélisaire, Voltaire dégageait les enjeux idéologiques de la querelle en faisant dire à un « homme de lettres », qui se fait le porte-parole de l’« opinion générale » : « Il y a des pays où personne n’ose établir publiquement ce que tout le monde pense en secret. Il y en a d’autres où le secret n’est plus gardé ». Et d’invoquer l’action entreprise par « l’auguste impératrice de Russie » Catherine II, qui « vient d’établir la tolérance dans deux mille lieues de pays1520 ».

La querelle de Bélisaire occupe sans doute de ce point de vue une place particulière dans notre corpus. Elle intervient en effet au milieu de la campagne de vaste envergure qu’a lancée Voltaire contre l’« Infâme », et qui a pu donner lieu à la rédaction de pamphlets anti-chrétiens, mais aussi à l’action entreprise pour la réhabilitation de Jean Calas et la défense des Sirven. Alors que Voltaire confère un tour nouveau à la querelle de Bélisaire, les pamphlets rédigés à cette occasion se font pour ainsi dire naturellement l’écho de préoccupations idéologiques d’une ampleur plus générale, et qu’il a pu par ailleurs développer dans son Traité sur la tolérance. Tout se passe donc comme si, au cours de notre période, la fonction stratégique dévolue aux pamphlets connaissait une évolution : d’abord utilisés comme des armes purement tactiques, ils seraient employés à jeter le discrédit sur un adversaire dépeint comme le représentant et le porte-parole du parti adverse ; à partir de l’année 1764, avec la campagne contre l’« Infâme », et le recours, sous l’impulsion de Voltaire, à une action plus consciemment orientée en direction d’une « opinion publique » en voie de constitution, les pamphlets “ littéraires ” seraient alors mis au service d’une campagne idéologique plus générale, autour de la question de la tolérance civile.

Mais ce qui apparaît de manière explicite dans les pamphlets des philosophes à la fin de notre période, n’était-il pas en germe dès le début de cette confrontation entre philosophes et anti-philosophes ? Car si les pamphlets antérieurs ne se faisaient pas explicitement le support d’une idéologie, ils n’en participaient pas moins d’une offensive générale, menée sur plusieurs fronts, dont les enjeux étaient déjà idéologiques. Nous avons souligné que la rhétorique pamphlétaire reposait sur l’absence de solution de continuité entre l’homme et l’oeuvre. Par ailleurs, définissant l’“ esthétique ” du pamphlet, nous avons insisté sur l’importance décisive de cette tonalité “ plaisante ”, qui se rattache, selon l’expression de Pierre Lepape, à un « art de la diffamation polie »1521. C’est dire qu’au coeur de ces querelles se trouve inscrite l’idée implicite selon laquelle « aucune vérité utile n’est à attendre d’un homme déshonnête », tout se passant comme si les « vertus privées » apparaissaient comme « les garantes de l’authenticité des propos publics » : « Pas plus qu’un fou ne serait pris au sérieux s’il prêchait la raison, un homme de lettres ne peut espérer se gagner les faveurs du public s’il n’offre pas un spectacle de lui-même conforme à la morale du bien public qui l’anime ». Car si, au cours de notre période, les hommes de lettres, que Pierre Lepape désigne, avec quelque anachronisme, comme des « intellectuels », « sont en train d’acquérir un statut autonome », « les idées qu’ils expriment ne jouissent pas encore de cette autonomie. Leur vérité ou leur fausseté, ou du moins la légitimité dont elles peuvent se prévaloir auprès de la société, sont encore fonction de la représentation qu’on se fait de leur auteur1522 ». De là le recours à une parole pamphlétaire d’un type particulier, qui va servir à anéantir le crédit dont l’adversaire pourrait bénéficier, en se gardant de s’avilir elle-même et de perdre de son efficacité, en cessant d’être “ plaisante ”.

On voit donc que l’un des enjeux fondamentaux de ces échanges pamphlétaires résiderait dans un « débat sur la vertu publique et sur les moyens d’y parvenir » qui, selon l’analyse de Pierre Lepape, s’inscrirait « au coeur d’un affrontement à la fois philosophique et politique ». « Chacun », en effet, « s’accorde à reconnaître la corruption de la société et des moeurs et le mauvais fonctionnement de la machine sociale ». Les divergences d’appréciation apparaissent en revanche lorsqu’il s’agit d’en analyser les causes. Les uns y voient « le résultat de l’abaissement des valeurs traditionnelles, des attaques contre la religion, du pourrissement par l’argent et par la destruction des barrières morales » ; les autres dénoncent « le résultat d’un hiatus entre des structures oppressives, héritées d’un temps d’ignorance, de fanatisme et d’hypocrisie » et expriment « une aspiration au progrès et au bonheur qui réclame l’épanouissement des individus et des relations collectives fondées sur la raison ». Les anti-philosophes et les philosophes s’affrontent ainsi « sur les conséquences morales et sociales de leurs idéologies respectives. Le public est appelé à arbitrer entre les uns et les autres » sur le terrain de la « morale pratique1523 ».

Quel peut être enfin l’impact de ces images idéologiquement marquées sur le public des lecteurs de pamphlets ? Bachaumont remarque par exemple, le 22 février 1767, à propos du Précis pour J.-J. Rousseau, que « malheureusement dans toutes ces querelles le Public aime à rire & se moque des deux adversaires, sans examiner qui a tort ou raison1524 ».

C’est pourquoi, comme nous y invite Roger Chartier, il convient peut-être de se défier de l’idée, couramment répandue dans les études consacrées aux Lumières, qui « rapporte à la diffusion des idées philosophiques les gestes de rupture vis-à-vis des autorités établies, supposant ainsi l’engendrement des actions par les pensées ». En effet, « les lecteurs du XVIIIe siècle n’ont pas forcément cru à la vérité de ce qui leur était donné à lire ». Et si, par exemple, « les libelles politiques sont bien des machines à produire des effets, leurs dispositifs sont toujours déchiffrés à travers des attentes de lecture, des outillages interprétatifs, des registres de compréhension qui varient d’un lecteur à l’autre ou qui peuvent amener un même lecteur à donner des statuts successivement contradictoires au même texte ». Ce qui est valable pour les pamphlets politiques qu’envisage Roger Chartier le demeure pour les pamphlets “ littéraires ” de notre corpus : « les images portées par les libelles et pamphlets ne se gravent pas dans l’esprit de leurs lecteurs comme dans une cire molle, et la lecture n’emporte pas nécessairement la croyance1525 ». Cette idée s’accorde du reste avec notre analyse de la mauvaise foi requise de la part du lecteur des fictions pamphlétaires1526.

L’impact de ces textes serait dès lors indirect, et devrait être recherché moins dans un contenu polémique qui susciterait une adhésion immédiate, que dans la dégradation qui accompagne nécessairement le geste pamphlétaire. L’efficacité du pamphlet réside donc d’abord dans la flétrissure dont il couvre la personne de l’adversaire, qui se trouve alors discréditée notamment dans sa capacité à produire une parole respectable. Lorsqu’il se fait le support de contenus idéologiques, l’effet du pamphlet serait peut-être aussi à définir par rapport à une pratique en elle-même désacralisante. D’après Roger Chartier, le « changement fondamental » qui intervient au XVIIIe siècle, est « celui qui substitue la politique - celle de la raison d’État et de l’absolutisme - à la religion comme principe d’organisation et comme cadre référentiel de la société française ». Or cette « mutation laïcisante » a peut-être été obtenue moins par la diffusion de contenus idéologiquement subversifs que par la « nouvelle manière de lire » qui se met en place, notamment « avec le flux croissant des objets imprimés éphémères (le périodique, le libelle, le pamphlet) » et qui « ôte au livre son statut d’autorité » : « Un nouveau rapport au texte s’est ainsi construit, irrespectueux des autorités, tour à tour séduit et déçu par la nouveauté et, surtout, peu enclin à la croyance et à l’adhésion. Avec cette manière de lire s’est trouvé exercé, à large échelle et dans l’immédiateté des pratiques ordinaires, l’“ usage public de leur raison par des personnes privées ” dont parle Kant. Pourquoi dès lors ne pas penser que l’essentiel est moins dans le contenu subversif des livres “ philosophiques ”, qui n’ont peut-être pas l’impact persuasif qu’on leur attribue trop généreusement, que dans un mode de lecture inédit qui, même lorsque les textes dont il s’empare sont tout à fait conformes à l’ordre politique et religieux, développe une attitude critique, détachée des dépendances et des obéissances qui fondaient les représentations anciennes ? En ce sens, les transformations des pratiques de lecture participent d’une mutation de plus grande envergure, que les historiens ont pris l’habitude de caractériser comme un processus de désacralisation1527 ».

Bien qu’ils prétendent bénéficier d’une certaine autonomie par rapport au pouvoir, les gens de lettres, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, demeurent donc encore tributaires de réseaux d’influence qui les lient étroitement aux autorités. Par le soutien ou, au contraire, l’hostilité qu’ils rencontrent auprès des hauts personnages de l’État, la carrière des philosophes comme celle des anti-philosophes se décide encore, dans une large mesure, au niveau des « Puissances ». L’analyse des structures de destination des pamphlets de notre corpus se révèle alors particulièrement significative de cet état de fait.

Mais parallèlement, au cours de notre période, commence à se constituer ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les travaux d’Habermas, une « opinion publique » fondée sur un exercice collectif de la discussion critique. Or elle semble se manifester d’abord dans la création d’une « sphère publique littéraire » qui s’opère en particulier dans ces sociétés littéraires que sont les salons, dans lesquels s’effectue cette « fusion entre les hommes de plume [...] et les grands, point seulement protecteurs ou mécènes, mais aussi lettrés véritables » qui, selon l’expression de Roger Chartier, correspond à « l’un des thèmes les plus chers des textes philosophiques d’après la mi-siècle1528 ».

Au sein de cette activité littéraire, le pamphlet nous apparaît dès lors comme une arme tactique de nature à contribuer à cette conquête du pouvoir intellectuel, qui constitue le préalable absolu au triomphe des idées. En mobilisant une rhétorique retorse qui n’a du raisonnement que les apparences, le pamphlétaire génère un ensemble de représentations polémiques, façonne une image de l’autre tout en imposant une image de soi. Or à une époque où le retentissement des idées est indissociablement lié à l’« opinion » que le « public » se forge de celui qui les défend, lorsqu’il n’est pas lui-même investi d’un contenu idéologique, le pamphlet, qui postule l’absence radicale de solution de continuité entre l’homme et l’oeuvre, s’avère être une arme particulièrement adaptée pour venir à l’appui d’autres textes censés véhiculer un ensemble de valeurs dont l’enjeu serait une certaine conception de la « vertu publique », et la question, celle des moyens pour parvenir à l’imposer. Pour les philosophes, ces moyens passent par l’instauration d’un système de tolérance civile en matière de religion, au terme d’une lutte contre des hommes qui, à l’instar du moine mis en scène dans la première Anecdote sur Bélisaire, sont dépeints comme des nostalgiques de « ces siècles du bon sens » où ils étaient « les maîtres de l’opinion des hommes, de leur bourse, et quelquefois de leur vie1529 ». Pour les anti-philosophes, il importe au contraire de sauver cette alliance traditionnelle du trône et de l’autel contre les prétentions que les philosophes affichent de plus en plus clairement. Les pamphlets de notre corpus se trouvent ainsi mis au service d’une démarche de nature politique, dont l’efficacité réside peut-être moins dans le contenu polémique véhiculé par les textes, que dans les implications idéologiques de la pratique littéraire à laquelle ils se rattachent. Et, comme nous allons le voir, c’est dans ce cadre même que prend sens la pratique voltairienne.

Notes
1505.

 La Dunciade, chant premier, p. 48.

1506.

 Sur cette question, voir les analyses de Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, ouvr. cité, pp. 85 et suiv.

1507.

 Sur la distinction entre pamphlet et critique, voir notre première partie, à l’article “ Critique ”.

1508.

 Sur cette question, voir notre quatrième partie, chap. 1.

1509.

 Voir notre quatrième partie, chap. 1, § 3 et chap. 2, § 3.

1510.

 Sur cette question, voir notre quatrième partie, chap. 2, § 3.2.

1511.

 Le Fanatisme des philosophes, pp. 5 et 7.

1512.

 Voir notre quatrième partie, chap. 2, § 3.1.

1513.

 Le Fanatisme des philosophes, pp. 8-13.

1514.

 Ibid., pp. 15-16.

1515.

 Dissertation sur les libelles diffamatoires, p. 583, n. (C).

1516.

 P. Lepape, Voltaire le conquérant, p. 363.

1517.

 Voir notre deuxième partie, chap. 2, § 2.

1518.

 J. Renwick, « Marmontel, Voltaire and the Bélisaire affair », p. 244 (nous traduisons).

1519.

 Honnêteté théologique, pp. 4-5.

1520.

 Anecdote sur Bélisaire, p. 925.

1521.

 Sur ces questions, voir notre quatrième partie, chap. 1, § 3 et chap. 4.

1522.

 P. Lepape, Voltaire le conquérant, pp. 155 et 184.

1523.

 Ibid., p. 348.

1524.

 Mém. secr., t. III, p. 168.

1525.

 R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, pp. 29, 109 et 104.

1526.

 Voir notre quatrième partie, chap. 1, § 3.

1527.

 R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, pp. 132 et 114-115.

1528.

 Ibid., p. 191.

1529.

 Anecdote sur Bélisaire, ouvr. cité, p. 923.