i. Voltaire Et Ses « Frères »

Autour des années 1760, alors qu’il s’engage dans la lutte contre l’« Infâme », Voltaire prend l’habitude de s’adresser à ses correspondants philosophes comme à ses « frères ». Il n’est en effet pas rare de trouver dans ses lettres des expressions comme : « Je me recommande à vos saintes prières et à celles des frères » (à d’Alembert, le 13 février 1764, Best. D 11695), « Je vous embrasse pieusement mon cher frère » (à Damilaville, le 6 juillet 1764, Best. D 11975), « Puissent toutes les bénédictions être répandues sur nos frères » (à Mme d’Épinay, le 23 février 1761, Best. D 9645). Ces « frères » en viennent naturellement, sous la plume de Voltaire, à former un « petit troupeau ». Comme il l’affirme par exemple à d’Alembert, le 17 novembre 1760 (Best. D 9412), « c’est un grand plaisir de voir croître son petit troupeau ». Et, pour inciter ses « frères » à continuer la lutte : « il faut augmenter tant qu’on peut le petit troupeau [...]. On gagne tous les jours quelques âmes ; il ne faut pas se rebuter » (à Théodore Tronchin, le 25 mars 1765, Best. D 12502). Car enfin, « nous sommes des frères réunis par le même esprit de charité ; nous sommes le pusillus grex » (à Damilaville, le 2 décembre 1760, Best. D 9440).

De telles métaphores ont été analysées par José-Michel Moureaux, qui démontre que Voltaire donne « à toutes les modalités de sa lutte et de son action de militant des noms toujours empruntés au monde même qu’il veut détruire ». Or de telles expressions, qui appartiennent à un « sociolecte clérical », ne sont pas employées uniquement pour leur dimension plaisante voire désacralisante. Elles sont aussi révélatrices de la manière voltairienne de penser le combat contre l’Infâme, qui façonne les modalités de l’action qu’il conduit. Car, et c’est là la conclusion de son article, selon José-Michel Moureaux, « Voltaire apôtre est devenu sérieux : il s’agit non plus d’amuser, mais de convaincre ; non plus d’éblouir, mais de galvaniser, sans que soit abandonné pour autant le registre métaphorique. Le discours religieux si souvent employé dans ses lettres aux “ frères ” n’est donc pas seulement celui d’un ironiste virtuose du pastiche et de la parodie, nous régalant de ses jeux éblouissants : l’utilise aussi le fondateur de l’anti-Église qui procédera à la liquidation de l’Infâme1530 ».

Car cette « anti-Église », Voltaire la conçoit sur le modèle de l’Église primitive, tout semblant se passer « comme si la destruction de l’Église impliquait la reproduction de ses structures et l’application de ses méthodes par l’agent destructeur ». C’est ainsi que le « petit troupeau » rassemblera des « frères » ou des « fidèles ». L’église voltairienne comprend aussi une hiérarchie : le « diacre Thieriot » ; Damilaville, « l’un de nos saints apôtres » ; d’Alembert, qui doit être « apôtre sans être martyr » ; Helvétius, « confesseur » et « martyr1531 ». Nous l’avons vu, Rousseau occupera évidemment la place de Judas. Quant à Voltaire, s’il se présente avec modestie comme le « frère ermite » (Best. D 10290), il se verrait assez bien dans le rôle de Paul qui, comme le fait remarquer José-Michel Moureaux, « en son temps déjà contestait une religion bien établie pour en fonder une rivale ». Car si la « place du Christ » apparaît comme « une place vide que nul n’oserait s’attribuer », « Voltaire reste bien la figure suprême, à la fois le centre et l’origine », comme le suggère Grimm lorsqu’il déclare que d’Alembert est « le chef visible de l’illustre église dont Voltaire fut le fondateur et le soutien1532 ».

Cette « illustre église » comporte également ses « saints patriarches » dont la liste « varie naturellement d’une lettre à l’autre » : « Saint Zénon, Saint Épicure, Saint Marc Antonin, Saint Épictète, Saint Bayle », « Lucrèce, Cicéron, Socrate, Julien », « Confucius, Marc-Aurèle », « Platon, Shaftesbury, Bolingbroke, Midleton1533 ».

Tout comme l’Église primitive, l’église voltairienne connaît son lot de persécutions, dont témoignent les martyrs que sont Helvétius, ou encore le chevalier de La Barre. Elle est également guidée par une « mission ». Mais, alors que l’Église primitive fournissait l’exemple d’une « parfaite union entre ses membres », le « petit troupeau » présente une fâcheuse tendance à la dispersion : « le petit nombre des sages est toujours dispersé et désuni, sans protection, sans ralliement, exposé sans cesse aux traits des méchants, et à la haine des imbéciles » (à Damilaville, le 16 avril 1764, Best. D 11831). C’est pourquoi Voltaire ne cesse d’en appeler à l’union des « frères », par exemple dans la lettre qu’il adresse à Thieriot, le 9 juin 1760 (Best. D 8967) :

‘Il serait bien à désirer que les frères fussent unis. [...]
Mes enfants aimez-vous les uns les autres, si vous pouvez. Votre ennemi vous a dit ou plutôt redit
     que nous sommes perdus si nous nous divisons 1534.’

Or, explique José-Michel Moureaux, « cette incapacité à s’unir choque d’autant plus chez des philosophes que d’autres, qui ne l’étaient pas y, sont bien réussi ». Témoins ces « fanatiques » qui « auraient été unis » alors que « des philosophes ne le seraient pas ! » (à Marmontel, le 4 janvier 1764, Best. D 11618). Car, précise Voltaire à Damilaville, le 24 août 1764 (Best. D 12059), « ce n’était pas ainsi qu’en usaient les premiers fidèles. Pierre et Paul se querellaient, mais ils n’en contribuèrent pas moins à la cause commune. Quand je songe quel bien nos fidèles pourraient faire s’ils étaient réunis, le coeur me saigne ».

On voit donc que, selon l’expression de José-Michel Moureaux, « celui qui a badiné avec les métaphores semble en être quelque peu devenu l’otage1535 ». Lorsqu’il envisage l’action que doivent mener à bien les philosophes, Voltaire pense en effet à travers des schèmes qui demeurent étroitement liés à cette Infâme qu’il espère anéantir. Or, comme l’explique René Pomeau, « le pusillus grex demeure informel. Voltaire n’a pas l’idée d’une action politique, organisant une sorte de parti, avec son centre directeur, ses groupes locaux. Les sociétés de pensée, les loges maçonniques, qui se multiplient alors en France, se développent en dehors de lui1536 ». Non seulement le « pusillus grex » est « informel » mais, comme nous avons déjà pu le signaler1537, il tend à s’éparpiller, et commence à échapper à son berger. Et si les membres de la « coterie holbachique » en viennent peu à peu à railler le « bigot » qui sommeille en Voltaire, on imagine de quel oeil ils pouvaient observer cette église voltairienne que saint Paul le Patriarche espère voir se constituer. Car les limites de l’action qu’envisage Voltaire se trouvent aussi dans la physionomie particulière qu’il lui assigne, qui est étroitement liée à sa personne, et que ne partagent pas nécessairement certains de ses « frères ».

Par ailleurs si, comme se plaît à le rappeler Voltaire, Paul pouvait faire taire ses querelles avec Pierre et s’engager jusqu’au bout au nom de la « cause commune », le Patriarche n’est lui-même peut-être pas entièrement irréprochable. Certes, les divergences qui l’opposent à la « synagogue » du baron n’éclatent que tardivement dans notre période. Mais Voltaire, qui dans les années 1760 se fait le champion de l’union des frères, ne donne pas toujours l’exemple, comme on le voit notamment lorsqu’on considère sa réaction (ou peut-être, devrait-on dire, son absence de réaction nette) au moment de la représentation de la comédie des Philosophes. Car Voltaire, qui se montre souvent fort bruyant, fait parfois entendre de bien étranges silences.

Notes
1530.

 J.-M. Moureaux, « Voltaire apôtre. De la parodie au mimétisme », pp. 167 et 177.

1531.

 Respectivement, Best. D 8968, D 11568, D 11694 et D 9069.

1532.

 Cor. lit., t. XIII, p. 460.

1533.

 Respectivement, Best. D 11881, D 10295, D 15932 et D 10315.

1534.

 Palissot, Les Philosophes (III, 3).

1535.

 J.-M. Moureaux, « Voltaire apôtre... », pp. 171-177.

1536.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. XIV, « Écrlinf », p. 234. José-Michel Moureaux signale certes qu’« en de rares occasions Voltaire se montre capable de se référer à un autre modèle, celui de la secte d’initiés ». Mais il précise que « l’emploi de métaphores de ce type reste beaucoup trop rare pour constituer un véritable discours qu’on pourrait opposer ou comparer au discours dominant, composé des métaphores dérivant du modèle de la primitive Église » (« Voltaire apôtre... », p. 170, n. 34).

1537.

 Sur cette question, voir notre chap. 1, § 2.