ii. Les Silences De Voltaire

On se souvient en effet que l’offensive des anti-philosophes s’intensifie au début des années 1760, lorsque peu après l’affaire du discours prononcé par Pompignan devant l’Académie française1538, Palissot entreprend de faire représenter, sur le théâtre de la Comédie-Française, sa comédie des Philosophes. Or Voltaire, qui s’était engagé en première ligne dans la “ chasse au Pompignan ” paraît déserter le champ de bataille, alors que les philosophes n’en sont, selon son expression, qu’« à l’entrée de la campagne » (à Thieriot, le 7 juillet 1760, Best. D 9044).

Certes, avant la représentation, alors que des rumeurs de plus en plus précises circulent au sujet de la comédie de Palissot, Voltaire lance un appel à la mobilisation et à l’union des « honnêtes gens » et des « philosophes ». La « petite coterie dévote de Versailles » trouve « admirable » cette « farce », écrit-il à Mme d’Épinay, le 25 avril 1760 (Best. D 8874) :

‘tous les honnêtes gens de Paris devraient se réunir au moins pour la siffler ; mais les honnêtes gens sont bien peu honnêtes : ils voient tranquillement assassiner les gens qu’ils estiment ; et en disent seulement leur avis à souper ; les philosophes sont dispersés et désunis, tandis que les fanatiques forment des escadrons et des bataillons.’

Certes, une semaine après la première, Voltaire fait éclater son indignation, dans une lettre au comte d’Argental du 11 mai (Best. D 8903) :

‘Je suis mortifié en qualité de Français, d’homme, d’être pensant, de l’affront public qu’on vient de faire aux moeurs en permettant qu’on dise sur le théâtre des injures atroces à des gens de bien persécutés ! A-t-on lâché un plat Aristophane contre les Socrate pour accoutumer le public à leur voir boire la ciguë sans les plaindre ? Est-il possible que Mme de La Marck ait protégé si vivement une si infâme entreprise ?’

Et, avec l’invocation de la figure des Socrate persécutés, se met bien en place une configuration idéologique qui laisse attendre un nouvel affrontement clan contre clan, auquel le Patriarche ne manquerait pas de prendre part1539. Pourtant, une semaine après, la colère de Voltaire semble retombée. Le 19 mai, il déclare en effet à François de Chennevières (Best. D 8917) que « Les Délices conseillent aux philosophes de rire de la pièce faite contre eux, et de l’oublier ». Et, le 21 mai, invoquant cette fois-ci la figure du “ philosophe qui rit ”, il écrit à d’Alembert (Best. D 8926) :

‘Mon cher philosophe, somme totale la philosophie de Démocrite est la seule bonne. Le seul parti raisonnable dans un siècle ridicule, c’est de rire de tout ; Jean-Jacques s’est rendu ridicule en voulant qu’on mangeât du gland, et en écrivant contre la comédie après avoir fait des comédies. La pièce qu’on joue à Paris est un ridicule méprisable qui sera bientôt oublié. Fréron est digne du pilori mais il est encore plus ridicule. Chaumeix idem, Berthier idem, Chauchat idem ; Me Joly de Fleury le plus ridicule et le plus insolent de tous ; et on m’a promis qu’il aurait en son temps tout ce qu’il mérite.’

Un tel optimisme a de quoi surprendre, de la part d’un homme qui, quelques jours auparavant, pouvait brandir la menace de cette « ciguë » que l’on voudrait « accoutumer le public » à voir boire aux philosophes ! En outre, s’il est entendu que « Me Joly de Fleury » aura « en son temps tout ce qu’il mérite », rien ne semble apparemment prévu pour Palissot. Certes, il faut rire, mais faire rire ? D’Alembert risque une discrète sollicitation, enrobée d’un peu de miel, comme il se doit lorsqu’on s’adresse à Voltaire : « J’ai grande envie », explique-t-il le 16 juin, « de voir le petit poème dont vous me parlez. Je suis certain que feu Vadé a des héritiers auprès de Genève. Vous devriez bien vous adresser à eux pour me faire parvenir ce poème ». Et il ajoute : « Mais s’il n’y a rien sur la pièce des philosophes, on ne sera pas content de feu Vadé » (Best. D 8982). Et Voltaire lui reparlera en effet de ce poème du Pauvre Diable, le 20 juin (Best. D 8993) : « Ma cousine Vadé me mande qu’elle a recouvré cet ouvrage moral depuis trois mois, et que notre cousin Vadé étant mort au commencement de 1758, il ne pouvait parler de ce qui se passe en 1760, mais il en parlera par voie de prosopopée1540 ». Mais c’est par une étrange pirouette que Voltaire décline l’avance de d’Alembert. Il lui écrit en effet, le 23 juin (Best. D 9006) : « Je voudrais que mon cousin Vadé eût pu parler de la querelle présente », c’est-à-dire de celle qui concerne la comédie des Philosophes, « mais comme il est mort deux ans auparavant, et qu’il n’était pas prophète, il ne pouvait avoir une vision ». Et de fait, le Pauvre Diable, dans lequel Voltaire brocarde tour à tour les Chaumeix, Pompignan et Fréron, tous ennemis des philosophes, ne dit rien sur Palissot, comme si les dons prophétiques du cousin Vadé ne s’étendaient pas jusqu’à l’actualité la plus brûlante. En réalité, le message de Voltaire est clair, pour qui veut l’entendre : si Vadé « ne pouvait avoir une vision », c’est sans doute moins parce qu’« il est mort deux ans auparavant » que parce qu’un autre « prophète », particulièrement indélicat, vient d’en avoir une si audacieuse qu’elle sème un peu trop de trouble dans une République des lettres déjà dans la tourmente. Voltaire écrit en effet à Thieriot, ce même 23 juin (Best. D 9009), qu’il a « deux exemplaires » de « La Vision », ce pamphlet de l’abbé Morellet qui lui vaudra quelques mois de Bastille, et qui suscite déjà les poursuites des autorités de la Librairie.

Le 10 juin, Voltaire qui, s’il n’avait pas encore lu la Vision de Charles Palissot, en avait du moins entendu parler, écrivait à d’Alembert (Best. D 8968) :

La Vision est bien, c’est un grand malheur et une grande imprudence d’avoir mêlé dans cette plaisanterie Mme la princesse de Robecq1541. J’en suis désespéré, ce trait a révolté. Il n’est pas permis d’insulter à une mourante. M. le duc de Choiseul doit être irrité. On ne pouvait faire une faute plus dangereuse. J’en crains les suites pour la bonne cause. On a mis en prison Robin mouton du Palais-Royal. Cela peut aller loin. Cette seule pierre d’achoppement peut renverser tout l’édifice des fidèles.’

Pis, ajoute-t-il le 13 juin à Mme d’Épinay (Best. D 8973) , « cela irrite contre les philosophes, les fait passer pour des fous, et des coeurs mal faits », bref, « cela justifie Palissot » des attaques qu’il a pu lancer contre les philosophes dans sa comédie. D’ailleurs, dans sa lettre à d’Alembert du 23 juin (Best. D 9006), le refus implicitement signifié par Voltaire d’intervenir dans cette querelle était précédé de la plainte suivante :

‘Je voudrais avoir perdu toutes mes vaches, et qu’on n’eût pas mêlé Mme de Robecq dans La Vision, parce que c’est un coup terrible à la bonne cause, parce que tous les amis de cette dame lui cachaient son état, parce que le prophète lui a appris ce qu’elle ignorait et lui a dit, morte morieris, parce que c’est avancer sa mort, parce qu’elle n’aurait jamais persécuté aucun philosophe, parce que cette cruauté de lui avoir appris qu’elle se meurt est ce qui a ulcéré M. le duc de Choiseul, parce que je le sais ; et je le sais parce qu’il me l’a écrit, et je vous le confie, et vous n’en direz rien.’

En effet, si les gens de lettres peuvent se déchirer entre eux, même violemment, avec une relative impunité, il ne leur est pas permis d’insulter une Montmorency, et qui pis est, une amie intime du duc de Choiseul : « Il faut se moquer des Fréron, des Chaumeix, des Lefranc et respecter les dames, surtout les Montmorency » (à Thieriot, le 30 juin 1760, Best. D 9017). D’autant qu’en l’occurrence, les philosophes n’en étaient pas à leur coup d’essai, après la fâcheuse affaire des dédicaces de la traduction des pièces de Goldoni1542. C’est ce qu’explique Voltaire à Thieriot, le 18 juillet (Best. D 9074) :

‘On veut bien que nous autres barbouilleurs de papier, nous nous donnions mutuellement cent ridicules, parce que c’est l’état du métier, mais on ne veut pas que nous mêlions dans nos caquets les dames et les seigneurs de la cour qui n’y ont que faire ; la cour ne se soucie pas plus de Fréron et de Palissot, que les chiens qui aboient dans la rue, ou de nous qui aboyons avec ces chiens. Tout cela est parfaitement égal aux yeux du roi, qui est je crois beaucoup plus occupé de ces chiens d’Anglais qui nous désolent, que des écrivains en prose et en vers de son royaume1543.’

Or, répète-t-il inlassablement à d’Alembert, le 24 juillet (Best. D 9085), « six lignes très imprudentes de La Vision ont tout gâté ». « On en a parlé au roi ; il était déjà indigné contre la témérité attribuée à Marmontel, d’avoir insulté M. le duc d’Aumont. L’outrage fait à Mme la princesse de R[obecq] a augmenté son indignation, et peut lui faire regarder les gens de lettres comme des hommes sans frein, qui ne respectent aucune bienséance ». Ce sont donc essentiellement des raisons “ politiques ” qui expliquent que Voltaire s’abstienne d’intervenir dans une querelle déjà suffisamment envenimée par la maladresse commise par celui qu’il ne tardera pas à surnommer, dans sa Correspondance, l’abbé « Mords-les ».

Mais Palissot, dont on a déjà signalé la bienveillance à l’égard de Voltaire1544, entreprend de lui faire parvenir le texte de sa comédie des Philosophes. S’instaure alors entre lui et Voltaire un commerce épistolaire qui sème un peu plus le trouble dans les esprits, notamment dans le clan des philosophes. Voltaire annonce en effet au comte d’Argental, le 4 juin 1760 (Best. D 8959) : « Palissot m’envoie sa pièce, et m’écrit ». Le Patriarche prend alors la « liberté » (ou la précaution) de lui envoyer la réponse que, le même jour, il vient de faire à Palissot (Best. D 8958), et qui peut ainsi sans ambiguïté être considérée comme “ ostensible ”. Et dans cette lettre, après avoir complimenté l’auteur des Philosophes (il tient sa pièce « pour bien écrite »), Voltaire lui adresse une leçon de bonne conduite : « Quant aux personnes que vous attaquez dans votre ouvrage », explique-t-il, « si elles vous ont offensé, vous faites très bien de le leur rendre ; il a toujours été permis par les lois de la société, de tourner en ridicule les gens qui nous ont rendu ce petit service1545 ». Palissot est donc invité à faire son « examen de conscience » et à voir s’il est « juste en représentant MM. d’Alembert, Duclos, Diderot, Helvétius, le chevalier de Jaucourt, et tutti quanti, comme des marauds qui enseignent à voler dans la poche ». Cette réponse mesurée pouvait à la rigueur satisfaire et Palissot, dont Voltaire reconnaît les mérites littéraires, et les philosophes, avec lesquels il s’affirme solidaire (« Je serais [...] très en droit de prendre ma part aux injures qu’on dit aux philosophes »). Mais voilà que paraît une brochure intitulée Lettres et réponses de Mr. Palissot et de Mr. de Voltaire, précédée de l’« Avis » suivant :

‘On a publié contre l’Auteur des Philosophes, un assez grand nombre de Libelles, qui ont fait trop peu d’impression sur lui, pour en faire aucune sur le Public.
     On a cru se venger de son indifférence, en le frappant par un endroit plus sensible. On connaît son attachement, son admiration, son respect pour M. de Voltaire. On imagina de faire courir de prétendues Lettres de ce grand homme, dans lesquelles la Comédie des Philosophes, & l’Auteur de cette Piéce étaient également maltraités.
     On sçut enfin, que M. de Voltaire avait réellement écrit à M. Palissot. On eût désiré, que ces Lettres fussent des injures. A force de le désirer, on alla jusqu’à le publier. Le silence de l’Auteur des Philosophes passait déja pour une preuve de sa confusion aux yeux de bien des gens.
     C’est à la fois pour venger M. de Voltaire, & lui, que nous imprimons ces Lettres, qui font honneur à tous deux. M. de Voltaire n’abandonne pas ceux, qu’il croit ses amis, mais il les défend avec la modération d’un homme supérieur à toutes ces disputes, & fait pour instruire tous les partis.
     M. Palissot défend son ouvrage avec tous les égards, tout le respect, que l’on doit à M. de Voltaire. Il semble, que c’est ainsi que les disputes littéraires pourraient tourner à l’avantage des Lettres, au lieu de les dégrader & de les avilir1546.’

Voltaire flaire alors une manoeuvre de division. Il écrit à d’Alembert, le 13 août 1760 (Best. D 9137) : « J’ai lu mon Commercium epistolicum que Charles Palissot a fait imprimer. Je ne sais pas si un bon chrétien comme lui, qui se respecte et qui observe toutes les bienséances, est en droit d’imprimer les lettres qu’on lui écrit. Il a poussé la délicatesse jusqu’à altérer le texte en plusieurs endroits ; mais il en reste encore assez pour que le public ait quelques reproches à lui faire sur sa conduite et sur ses oeuvres ». Et à Palissot lui-même, le 24 septembre (Best. D 9262) : « Je dois me plaindre, Monsieur, de ce que vous avez imprimé mes lettres sans mon consentement. Ce procédé n’est ni de la philosophie1547 ni du monde ». Voltaire lui fait alors part de la « situation très désagréable » dans laquelle cette maladresse (ou cette manoeuvre) l’a placé : « Je me suis donc trouvé entre vous et mes amis que vous déchirez ; vous sentez que vous me mettiez dans une situation très désagréable [...] ; votre commerce, qui m’était très agréable, a fini par m’attirer les reproches les plus vifs de la part de mes amis. Ils se sont plaints de ma correspondance avec un homme qui les outrageait ». D’Alembert écrivait par exemple à Voltaire, le 26 mai 1760 (Best. D 9001) : « On dit que Palissot vous a envoyé sa pièce avant qu’elle fût jouée. Il vient d’imprimer une préface où il vous loue à tour de bras [...]. Il ajoute dans cette préface qu’il est en commerce de lettres avec vous, et qu’il s’en fait gloire ». Et il ajoutait, avec une ironie douce amère : « Mais comme vous le dites fort bien il faut rire de tout ; aussi vous ne me verrez plus que rire ». En outre, dans la Correspondance littéraire du 1er juillet 1760, Grimm revenait sur l’affaire des dédicaces, qui était abondamment évoquée dans la première lettre de Voltaire à Palissot, et signalait que le contentieux avec Mme de La Marck avait été réglé. Or, s’étonnait-il, « lorsqu’on sait que tous ces faits ont été rendus à M. de Voltaire par M. d’Argental de la part de Mme de La Marck, on est surpris de ne le voir entrer dans aucune autre explication avec Palissot. Ainsi, si la première lettre était pardonnable, les autres ne le sont plus1548 ». La publication de la correspondance entre Voltaire et Palissot n’a évidemment pas arrangé une situation déjà délicate.

La réaction de Voltaire dans la querelle des Philosophes s’avère donc équivoque. Certes, dans sa correspondance avec Palissot, il ne se départit pas de son attitude de solidarité avec les philosophes, selon lui injustement étrillés. Mais, outre l’existence même de cette correspondance, qui ne se limite pas à une seule lettre et le rend éminemment suspect de complaisance aux yeux des « frères », Voltaire ne s’engage pas véritablement dans la campagne contre Palissot : ce dernier ne figure pas, par exemple, dans la vile cohorte des ennemis des philosophes qui défile dans Le Pauvre Diable. Jean Balcou le remarque en effet, « réjouissant, émoustillant, ce jeu de massacre comporte néanmoins un absent : Palissot. L’auteur des Philosophes avait ménagé Voltaire. Voltaire à son tour le ménage. La troisième “ fusée ” le nommera, mais seulement au détour d’un alexandrin1549 ». Certes, dans la lettre qu’il envoie à d’Alembert le 13 août (Best. D 9137), dans laquelle il proteste contre la publication par Palissot de leur « Commercium epistolicum », il annonce l’élaboration d’« une Dunciade », mais cette Dunciade ne verra jamais le jour, et en définitive, c’est... Palissot qui finira par l’écrire ! Certes, lorsqu’il constitue le Recueil des facéties parisiennes, Voltaire réimprime la Vision de Charles Palissot, dans une version expurgée des « deux versets [...] qui ont valu à l’auteur d’être mis à la Bastille », version qu’il enrichit cependant de « préfaces et de notes très-plaisantes ». Mais cette démarche intervient un peu tard selon Grimm, qui précise que, parmi ces notes, « il y en a plusieurs de très-violentes contre Palissot », et ajoute, implacable : « Il ne fallait ni faire l’office d’ami des lettres, ni prendre celui de bourreau dans les notes ; il fallait se respecter et se taire1550 ». La véritable réponse de Voltaire paraît alors devoir être cherchée dans cette comédie de L’Écossaise, « barbouillée en huit jours » (Best. D 8258). Mais elle est tout entière dirigée, non pas contre Palissot, mais contre Fréron...

La malheureuse affaire de la Vision amène donc Voltaire à méditer sur l’élémentaire prudence que les gens de lettres se doivent d’observer à l’égard des grands de ce monde. Alors que Palissot vient de faire paraître sa Dunciade, Voltaire déclare à Damilaville, le 26 mars 1764 (Best. D 11798), qu’« un aussi mauvais ouvrage que la Palissotise ne pouvait nuire en aucune manière qu’à son auteur ». Mais il ajoute aussitôt :

‘Il est vrai qu’il est protégé par un ministre ; mais ce ministre plein d’esprit et de mérite, aime fort la philosophie, et n’aime point du tout les mauvais vers. S’il fut un peu sévère il y a quelques années avec l’abbé Morellet il faut lui pardonner. L’article indiscret inséré dans une brochure au sujet de Mme la princesse de Robecq, indigna tous les amis de cette dame, qui en effet n’apprit que par cette brochure le danger de mort où elle était. Je suis persuadé que tous nos chers philosophes en se conduisant bien, en n’affectant point de braver les puissances de ce monde, trouveront toujours beaucoup de protection.’

Car les conséquences d’une telle maladresse se font encore sentir quelques cinq ans après ! En 1765, d’Alembert sollicite en vain une pension auprès de Choiseul. Voltaire lui écrit alors, le 8 juillet 1765 (Best. D 12790) : « Je suis persuadé que le ministre qui n’a rien répondu sur votre pension ne garde ce silence que parce qu’un autre ministre lui a parlé. On est fâché contre vous depuis la Vision. Je sentis cruellement le coup que cette Vision porterait aux philosophes. Je vous le mandai, vous ne me crûtes pas mais j’étais très instruit. [...] Depuis ce temps des trésors de colère se sont amassés contre nous tous, et vous ne l’ignorez pas ».

On voit donc que le “ silence ” de Voltaire dans la querelle des Philosophes ne s’explique véritablement que si l’on prend en considération tout un arrière-plan “ politique ” sur lequel se développe l’antagonisme qui oppose philosophes et anti-philosophes. D’une part, nous l’avons dit, et Voltaire le rappelle opportunément à ses « frères », les gens de lettres peuvent en général se déchirer avec une relative impunité, à condition toutefois de veiller à ne pas mêler à leurs querelles les grands de ce monde. D’autre part, la prudence que manifeste Voltaire à l’égard de ces grands répond à la “ politique ” qui est la sienne, laquelle se concrétise dans une stratégie des imprimés orientée vers la conquête des élites.

Notes
1538.

 Nous avons étudié cette querelle dans notre deuxième partie, chap. 3.

1539.

 Sur la figure mythique de Socrate, invoquée dans la guerre qui oppose philosophes et anti-philosophes, voir notre chap. 1, § 1.2.

1540.

 On se souvient en effet que l’édition originale du Pauvre Diable est datée de 1758, quoique les premiers exemplaires du texte soient signalés par l’inspecteur d’Hémery le 3 juillet 1760 (B.N.F., ms. fr. 22161, f° 102 verso). Sur ce point, voir notre troisième partie, chap. 1, § 1.1. Sur le choix du pseudonyme de Vadé, voir notre troisième partie, chap. 2, § 1.2.

1541.

 Dans sa Vision de Charles Palissot, Morellet avait en effet inséré deux versets particulièrement révoltants contre cette protectrice de Palissot, alors gravement malade : voir, sur cette question, notre chap. 2, § 1.

1542.

 Sur ce point, voir notre chap. 2, § 1.

1543.

 Sur la position du gouvernement au sujet des querelles entre gens de lettres, voir notre chap. 2, § 1.

1544.

 Sur cette question, voir notre chap. 1, § 2.

1545.

 Sur cette légitimité du recours au pamphlet en vertu de la loi du talion, voir notre deuxième partie, chap. 1, § 1.2.

1546.

 Palissot, éd., Lettres et réponses de Mr. Palissot et de Mr. de Voltaire, avec quelques Notes sur la dernière Lettre de Mr. Palissot, pp. XXXVII-XXXVIII.

1547.

 On se souvient que Palissot n’a de cesse de se présenter comme un “ véritable philosophe ”. Sur ce point, voir notre chap. 1, § 2.

1548.

 Cor. lit., t. IV, p. 259.

1549.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. VI, « Une offensive antiphilosophique », p. 91. Cette « troisième “ fusée ” » est la satire du Russe à Paris, dans laquelle le Français déclare en effet au Russe : « Le Franc de Pompignan par ses divins écrits, / Plus que Palissot même occupe nos esprits » (Le Russe à Paris, p. 25).

1550.

 Cor. lit., t. IV, pp. 306 et 303.