iii. La Conquête Des Élites

Cette prudence à l’égard des grands, qu’il reproche à ses « frères » les plus fougueux de négliger parfois, Voltaire ne l’oublie jamais lorsqu’il rédige des pamphlets contre ses adversaires. Nous avons déjà pu observer1551, à partir de l’exemple de la riposte qu’il lance contre l’Éloge historique de Monseigneur le duc de Bourgogne, comment les Car « à M. Lefranc de Pompignan » répondent au principe énoncé à l’intention de d’Alembert : « Il faut se mettre à genoux devant monsieur le dauphin, en fessant son historiographe » (Best. D 10080). Principe que Favart a bien compris, lorsqu’il écrit au comte de Durazzo, le 8 novembre 1761 :

‘Il y a de nouveaux car de M. de Voltaire, au sujet de l’Eloge historique du duc de Bourgogne, commandé à M. Lefranc de Pompignan par M. le D. et madame la D. Il sembloit qu’une matière aussi respectable eût dû mettre l’ouvrage du panégyriste à l’abri de la critique ; mais M. de Voltaire, qui possède souverainement l’art de passer décemment sur toutes les bienséances, a tourné sa plaisanterie satirique avec tant d’adresse que l’on n’y trouve point de traits offensans pour la cour ; ils retombent tous sur M. de Pompignan1552.’

Mais déjà en 1752, en écrivant le Tombeau de la Sorbonne à la suite de la condamnation de la thèse de l’abbé de Prades, Voltaire prenait garde de distinguer les indignes manoeuvres de l’évêque de Mirepoix, qu’il dénonce avec force, des décisions prises par le roi, dont il s’efforce d’atténuer la portée, à la faveur d’une de ces antithèses dont il a le secret : « Le roi ne pouvait faire un plus grand bien, ni l’évêque de Mirepoix un plus grand mal ; il est continuellement entouré de délateurs1553 ». Quand les autorités ne sont pas directement en jeu dans les querelles, sa stratégie apparaît lorsqu’on considère l’identité de certains des correspondants auxquels il fait parvenir ses textes, soit directement, soit par l’intermédiaire de relais qu’il sait bien placés dans l’entourage des grands1554. C’est ainsi par exemple qu’il assure une « large diffusion » à la « mise au point » qu’il effectue dans sa Lettre à M. Hume, qui retrace l’historique de ses relations conflictuelles avec Rousseau. Le 8 novembre 1766 (Best. D 13666) , il envoie le texte à Mme du Deffand, censée en faire part à la duchesse de Luxembourg. Mais Voltaire ne se limite pas aux seuls « protecteurs haut placés de Rousseau » ; « en accomplissant son devoir de légitime défense, il se montre bon serviteur de l’État1555 ». Le 12 novembre 1766, Damilaville reçoit également des exemplaires qu’il est invité à présenter comme sa « justification honnête et légitime, quoique plaisante, contre les accusations d’un petit séditieux nommé Jean-Jacques Rousseau, qui a osé insulter le roi et tous ses ministres dans tous ses ouvrages1556 ». Ainsi cette Lettre « venge la patrie » (Best. D 13669).

Plus généralement, il semble que Voltaire destine en priorité ses textes à ceux qu’il nomme les « honnêtes gens ». C’est ce qu’explique notamment René Pomeau, lorsqu’il analyse l’« objectif de l’opération Écrlinf ». « Par une telle propagande » en effet, « Voltaire compte gagner en France “ deux mille sages ”, qui en dix ans en produiront quarante mille. Estimation exagérée que ce dernier chiffre, si l’on tient compte d’une diffusion combien dérisoire en comparaison de l’efficacité de nos média modernes ? Tel était en tout cas l’objectif de l’opération Écrlinf : provoquer en quelques années une mutation non seulement intellectuelle mais religieuse dans une partie dirigeante de l’opinion. Et cela, par le seul pouvoir de l’imprimerie. Chimère, sans doute. Observons cependant qu’en ce dernier tiers du siècle nous sommes à la grande époque de l’ère Gutenberg. Les livres, les feuillets volants prolifèrent comme cela ne s’était jamais vu. [...] L’imprimé possède une redoutable puissance [...]. Il n’était donc pas déraisonnable de se fier à l’imprimé pour atteindre un objectif apparemment limité : une révolution « dans les esprits » - et de la seule classe cultivée -, en clair l’effacement du christianisme au profit d’une religion philosophique, exempte de superstition et de fanatisme1557 ».

Car dès le début de notre période, Voltaire « préconise l’alliance de la philosophie et du pouvoir », ce qui, outre les questions religieuses, l’oppose par exemple à La Mettrie, dont l’« antiphilosophisme [...] s’appuie [...] sur l’idée que la morale, fruit arbitraire de la politique, n’a pas à intervenir dans la philosophie ». Le « désengagement » et le « vertige individualiste » de La Mettrie sont ainsi en violente contradiction avec « tous ceux qui veulent organiser un parti actif, défenseur des idées nouvelles1558 ». C’est pourquoi Voltaire ne cesse de s’employer à conquérir « ceux qui habitent les hauts lieux », comme il l’affirme à d’Alembert le 14 avril 1764 (Best. D 11822). Car ces hauts personnages « sont philosophes, sont tolérants, et détestent les intolérants avec lesquels ils sont obligés de vivre ».

Reste à déterminer le sens de la politique de conciliation que Voltaire met en oeuvre à l’égard du pouvoir. Ses détracteurs n’ont pas manqué de l’interpréter comme la marque de l’impénitente courtisanerie de Voltaire. D’autres y ont vu au contraire un geste stratégique, visant à se servir des détenteurs du pouvoir pour mener à bien les combats dans lesquels il s’est engagé. Ainsi, explique Maurice Pellisson, Voltaire voulait « se garder de heurter le gouvernement. Bien plus, il s’appliquait, par politique, à l’amadouer, à le flatter même ; et, cette politique, il la conseillait sans cesse aux “ frères ”. Volontiers, il leur rappelait qu’on a besoin des hommes d’État contre les hommes de Dieu [...] ». Et même si un philosophe comme d’Alembert se montrait « peu souple » et « n’entendait pas se mettre en cette posture1559 », « à défaut de d’Alembert, il ne manqua pas de gens de lettres qui imitèrent la conduite de Voltaire ; et, si l’on peut trouver qu’elle n’a rien d’héroïque, en tout cas elle n’était point pour déplaire aux hommes au pouvoir ». D’ailleurs, les écrivains « dont le caractère était plus raide ou plus digne, si l’on veut, n’ont pas poussé la raideur jusqu’à l’arrogance1560 ». Jean Sareil considère également que « Voltaire était un écrivain engagé dans une lutte sans merci et qui ne voyait dans les puissants du jour que des ennemis à se concilier ou des alliés à gagner à sa cause ». Ainsi, contrairement à un d’Alembert qui « ne pouvait comprendre pourquoi Voltaire perdait son temps à courtiser un Richelieu ou une madame du Deffand, qui ne seraient jamais les alliés des philosophes et ne demandaient au fond qu’à leur nuire », on peut admettre que Voltaire avec pragmatisme « devait se dire que si un homme puissant se révélait un auxiliaire peu sûr, ce n’était pas une raison pour le rejeter dans le camp adverse et s’en faire un ennemi déclaré. Dans cet immense réseau de correspondants, si soigneusement entretenu, chacun avait son rôle, qui ne demandait qu’une fidélité limitée1561 ». Une telle “ utilité ” des puissants semble en effet corroborée par le témoignage du marquis de Villette :

‘S’il a caressé les rois et les grands, c’est qu’il avait besoin de leur appui contre la haine des fanatiques, des tartuffes et des sots ; il en avait besoin pour renverser plus sûrement les charlatans d’église et de robe ; il en avait besoin pour l’innocence outragée, la faiblesse, le malheur dont il prenait constamment la défense. Chaque grain d’encens était le passeport d’une leçon courageuse et d’une vérité hardie1562.’

De tels propos sentent malgré tout un peu leur hagiographie, et il nous semble qu’il faudrait quelque peu nuancer l’idée d’un Voltaire entièrement machiavélique, prêt à manipuler les puissants au profit de sa cause. Ou, plus exactement, si Voltaire se révèle fréquemment un habile stratège, il convient de préciser que la “ cause ” dont il espère, par ce moyen, assurer le triomphe ne s’oppose jamais franchement à ce qu’il estime être les intérêts de la monarchie. Encore faut-il préciser qu’il s’agit là d’une monarchie “ selon son coeur ”.

Alors que la guerre civile fait rage à Genève, Voltaire écrit à d’Alembert, le 16 octobre 1765 (Best. D 12937) :

‘J’espère que du moins cette fois-ci les parlements combattront pour la philosophie sans le savoir. Ils sont forcés de soutenir les droits du roi contre les usurpations des évêques. On ne s’était pas douté que la cause des rois fût celle des philosophes ; cependant il est évident que des sages qui n’admettent pas deux puissances, sont les premiers soutiens de l’autorité royale. La raison dit que les prêtres ne sont faits que pour prier Dieu ; les parlements sont en ce point d’accord avec la raison.’

Car l’enjeu fondamental de la lutte qu’il conduit aux côtés des philosophes paraît bien être, selon l’analyse de Jacques Proust, de rejeter « la vieille théorie de la monarchie de droit divin », de ruiner « l’alliance traditionnelle du trône et de l’autel », et de restituer « à la nation la propriété, sinon l’usufruit, de la souveraineté1563 ». Or une telle politique commence à montrer son efficacité dès lors que le gouvernement semble acquis à l’idée de tolérance civile, ce qui paraît chose faite à la fin de notre période. John Renwick signale ainsi qu’au moment de la querelle de Bélisaire, en 1767, « le gouvernement, certainement parce qu’il prenait acte de l’agitation philosophique qui s’était manifestée d’une manière de plus en plus apparente depuis l’affaire Calas, fut lentement mais sûrement orientée vers le principe de la tolérance civile1564 ».

On voit que, si l’on peut définir, avec René Pomeau, le monarchisme de Voltaire comme « un monarchisme qui ne fait grâce qu’à très peu de monarques », « à ceux qui furent les agents actifs, et hors série, du progrès1565 », la lutte qu’il s’agit de mener à bien apparaît indissociable, dans la pensée du Patriarche, du mythe du despote éclairé qu’il construit notamment, dans les années 1750-1770, autour des deux figures de Frédéric II de Prusse puis de Catherine II de Russie. Avant la déconvenue qui suit l’épisode prussien des années 1751-1753, Frédéric s’impose, sous la plume de Voltaire, comme l’incarnation du “ roi-philosophe1566 ”. C’est ainsi par exemple que le « Philosophe de Sans-Souci » recueille l’abbé de Prades lorsqu’il est contraint à l’exil, à la suite de la querelle qui se noue autour de sa thèse soutenue en Sorbonne. Cela vaut à Frédéric un éloge appuyé, à la fin du Tombeau de la Sorbonne :

‘Il n’est pas étonnant qu’un vrai philosophe tel que le roi de Prusse, instruit de tous les maux qu’ont fait au monde les querelles théologiques, et convaincu de l’innocence d’un gentilhomme si indignement persécuté par les cabales des jésuites, l’ait pris sous sa protection. L’univers sait combien ce grand homme est le protecteur de la raison et de l’innocence opprimée.’

Voltaire ajoute alors que « le public commence déjà à penser comme lui sur cette affaire » : « tôt ou tard, les tyrans particuliers trouvent dans le public un écueil contre lequel ils se brisent1567 ». L’ordre dans lequel Voltaire expose ces faits est ainsi significatif de sa conception du progrès des idées : en 1752, le « public » ne fait que « commencer » à être gagné aux idées de tolérance, et ce à la suite d’un despote éclairé comme Frédéric, présenté comme le « protecteur de la raison et de l’innocence opprimée ». C’est dire que les Lumières ne peuvent venir que d’en haut, et que la stratégie voltairienne va consister à s’adresser aux grands en priorité. À la fin de notre période, l’optimisme qu’il affiche au début des années 1750 semble quelque peu tempéré par les querelles qui se sont succédé, même si Voltaire manifeste à nouveau une certaine confiance dans les progrès de la raison et de la tolérance. Il écrit ainsi le 3 décembre 1768 au comte Schouvalov (Best. D 15349) :

‘Il est temps que le monstre de la superstition soit enchaîné. Les princes catholiques commencent un peu à réprimer ses entreprises ; mais au lieu de couper les têtes de l’hydre ils se bornent à lui mordre la queue. Ils reconnaissent encore deux puissances, ou du moins ils feignent de les reconnaître. Ils ne sont pas assez hardis pour déclarer que l’Église doit dépendre uniquement des lois du souverain. Leurs sujets achètent encore des dispenses à Rome. Les évêques paient des annates à la chambre qu’on nomme apostolique. Les archevêques achètent chèrement un licou de laine qu’on nomme un pallium.’

Si donc les « princes catholiques » en viennent à « commencer un peu à réprimer » les « entreprises » de la « superstition », mais continuent encore à (feindre de) reconnaître les « deux puissances » politique et religieuse, tel n’est pourtant plus la cas de son « Illustre Souveraine », qui est la seule à avoir « raison » : « elle paie les prêtres, elle ouvre leur bouche et la ferme ; ils sont à ses ordres, et tout est tranquille ». À la fin de notre période, c’est ainsi en Catherine II que Voltaire fonde tous ses espoirs de voir s’instaurer dans un État un régime de stricte séparation du politique et du religieux, le dernier étant nettement subordonné au premier1568. La « Sémiramis du Nord » est en effet celle qui, dès son accession au trône, dans les conditions troubles que l’on connaît, s’est employée à se façonner une image de souveraine gagnée aux idées des Lumières : ayant « conçu toute l’efficacité de la propagande organisée à l’échelle de l’Europe », « ce n’est pas seulement l’opinion russe qu’elle va s’efforcer de gagner, mais l’opinion civilisée1569 ». De là les nombreuses avances qu’elle manifeste à l’égard des philosophes : offre de préceptorat à d’Alembert, en 1762-1763 ; achat de la bibliothèque de Diderot ; disciple de Montesquieu, c’est aussi sous son haut patronnage que s’effectue la traduction, en russe, du Bélisaire de Marmontel ; elle verse aussi son écot et soutient la lutte entreprise par Voltaire en faveur des Sirven. Mais on ne peut que répéter, à la suite d’Albert Lortholary, que tout cela relève d’une opération de « propagande », et, en définitive, de la création d’un « mirage » séduisant dont les philosophes, à commencer par Voltaire, ont pu se montrer les dupes1570.

Voltaire pense donc l’organisation du clan des philosophes moins sur le modèle d’un « parti », supposant une large diffusion des idées philosophiques, que sur celui d’une « église » dont il serait le Patriarche. Une telle conception n’est pas sans rendre problématique la cohérence même du clan, dans la mesure notamment où la « synagogue » qui se constitue à Paris autour du baron d’Holbach ne tarde pas à prendre des distances par rapport à une telle conception de l’action philosophique. La stratégie voltairienne consiste en effet à s’adresser à des destinataires “ choisis ”, et à privilégier la diffusion des Lumières “ par le haut ”. L’exemple de ses relations avec Palissot nous apparaît dès lors significatif des ambiguïtés qui résultent de ce mode d’action. Jean Sareil explique à cet égard que si Voltaire « fut long à intervenir » contre des hommes de lettres comme Palissot, Dorat ou Imbert, « qui détestaient les philosophes mais se réclamaient de Voltaire », c’est sans doute moins « parce qu’il avait été épargné » que « parce qu’il souhaitait ne pas s’aliéner des écrivains d’un certain talent, qui tenaient par lui aux idées nouvelles ». Les « ménagements » dont Voltaire se rendrait coupable à leur égard ne s’expliqueraient alors que par des considérations d’ordre stratégique. Le groupe du baron d’Holbach se montrant de moins en moins prêt à faire sienne la stratégie voltairienne, le Patriarche peut être tenté de compter sur des hommes comme Palissot, « qui tenaient par lui aux idées nouvelles ». On peut par exemple observer ce phénomène dans les tentatives de rapprochement entre Palissot et les philosophes, qu’il s’efforce (en vain) de favoriser en 1764, au moment où Palissot se trouve aussi brouillé avec les anti-philosophes1571. À tout le moins, et ce point mérite d’être souligné, « ne pas s’aliéner » de tels écrivains ne signifie pas miser sur leur collaboration.

En outre, poursuit Jean Sareil, les « ménagements » de Voltaire à leur égard s’expliquent aussi par le souci de « ne pas compromettre ses relations avec leurs protecteurs déclarés », qui prend place dans une politique générale de conquête des élites et d’alliance avec le pouvoir monarchique. C’est pourquoi, nous l’avons vu, Voltaire est amené à respecter un certain silence lorsque, par des maladresses qu’il condamne, les philosophes mêlent à leurs querelles des grands comme Mme de Robecq. De telles prudences, qui peuvent apparaître comme des frilosités, s’avèrent alors toutes “ politiques ”. Car, comme le souligne Jean Sareil, on aurait tort de juger l’attitude de Voltaire « au nom de la morale » : « Constamment aux limites de ce qu’il était permis de dire, profitant de son ironie pour toujours pousser plus loin sa pointe, il ne cessait de chercher à tirer parti de chaque occasion. De là ses audaces continuelles, mais aussi ses retraites, ses désaveux. Sa conduite ne peut être comprise que si on l’envisage sous l’angle stratégique, et c’est presque toujours au nom de la morale qu’on l’a jugée1572 ! »

Cette stratégie a sans doute des limites, mais elle nous semble adaptée au contexte politique de la France des années 1750-1770. Il appartiendra à la génération suivante de se montrer plus audacieuse.

Les querelles littéraires de notre corpus mettent donc aux prises deux « armées », qui se constituent dans et par la polémique opposant philosophes et anti-philosophes. Les circonstances dans lesquelles s’effectue le recours au pamphlet révèlent en effet, d’un côté comme de l’autre, la conscience d’appartenir à un clan, ce qui se traduit par la solidarité que ses membres témoignent à l’égard de celui des leurs qui est agressé, voire par la manifestation d’une “ discipline ” au nom de laquelle les intérêts du “ parti ” prennent le pas sur les considérations personnelles. Toutefois si, à travers les représentations qui en sont proposées, la confrontation qui s’engage est donnée comme un avatar moderne du combat mythique des Socrate et des Aristophane, force est de constater qu’en réalité chacun des deux camps est travaillé par des tensions internes qui en rendent la cohérence problématique. C’est ainsi que le clan des anti-philosophes est grandement affaibli par la guerre que se livrent les jansénistes et les jésuites, mais aussi par l’ambiguïté qui résulte de l’attitude de Palissot à l’égard de Voltaire. Du reste, cette ambiguïté n’a elle-même d’égale que celle qu’entraînent les atermoiements du Patriarche lorsqu’il s’agit de prendre la plume contre cet anti-philosophe qui se présente comme son disciple. Car les sources de dissensions ne manquent pas non plus dans le clan des philosophes, entre les prises de position de Voltaire et celles de la « synagogue » qui se forme dans l’entourage du baron d’Holbach. D’un côté comme de l’autre se font jour des désaccords d’ordre idéologique, même si, au cours de notre période, chaque camp peut encore se rassembler autour d’un fonds commun de valeurs suffisamment générales pour faire l’unanimité dans ses rangs. Des désaccords d’ordre stratégique apparaissent aussi lorsqu’on considère, pour nous en tenir au seul exemple des philosophes, la politique voltairienne d’alliance avec le pouvoir royal et les grands, qui explique notamment le silence qu’observe le Patriarche dans l’affaire de l’abbé Morellet en 1760. Ces désaccords idéologiques et stratégiques se manifestent enfin avec éclat dans le cas de Rousseau, qui est la cible des attaques conjuguées, sinon concertées, des philosophes et des anti-philosophes, et qui illustre à ses dépens qu’il est difficile pour un homme de lettres de revendiquer son indépendance d’esprit, dans une période d’affrontement ouvert entre partis rivaux.

Au cours de notre période, le pamphlet apparaît donc comme une arme de clan, mise au service d’une lutte dont l’enjeu majeur semble être la conquête du pouvoir intellectuel. En témoignent notamment les actions concertées qu’entreprennent les uns et les autres en direction des détenteurs de l’autorité, auprès desquels les philosophes comme les anti-philosophes recherchent des protections. Le pamphlet se révèle ainsi particulièrement efficace lorsqu’il s’agit de porter atteinte à la réputation d’un adversaire, en le rendant ridicule ou odieux. La campagne contre Pompignan l’illustre, on ne peut guère espérer devenir précepteur des Enfants de France lorsqu’on a été passé par toutes les particules, et lorsque le Dauphin, que l’on croyait un protecteur acharné, répète en public un des traits assassins de Voltaire. D’ailleurs, il serait bien imprudent de miser sur le seul soutien des grands de ce monde. Si le Dauphin lui-même peut à l’occasion s’égayer des bons mots d’un philosophe auquel il voue une haine farouche, un ministre comme Choiseul peut aussi caresser Voltaire et encourager Palissot et Fréron à brocarder les philosophes, dès lors que le bruit occasionné par les querelles littéraires permet opportunément de faire oublier aux badauds de Paris les déboires militaires du pays. Car à la cour comme dans le gouvernement, on ne se soucie guère des disputes des gens de lettres, que l’on observe d’un oeil amusé, avec une condescendance mâtinée de mépris. Les « Puissances » sont décidément des alliées peu sûres. C’est pourquoi les pamphlétaires s’efforcent de conférer à leurs textes une audience auprès d’un « public » plus large, comme en témoignent la diversification des circuits de diffusion mais aussi le recours à une “ esthétique du plaisant ” susceptible de mettre les rieurs de leur côté. Car il s’agit bien de se rendre maître de l’« opinion », de façonner par le pamphlet la « réputation » dont bénéficie un adversaire auprès d’un public dont on sollicite l’arbitrage. Et l’évolution des stratégies de conquête qu’échafaudent les pamphlétaires rejoint celle du statut de l’homme de lettres, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui n’entend plus restreindre sa sphère d’influence à la seule clientèle des grands, mais prétend à une plus grande autonomie de pensée et d’action. Alors qu’à la fin de notre période, le public tend à se constituer en « opinion publique » au sens d’Habermas, les écrits abordant des questions “ sensibles ” ne cessent de proliférer et, avec eux, une aspiration de plus en plus marquée en faveur de l’instauration de la liberté de la presse. Cependant, si le pamphlet se fait parfois le relais des débats qui se nouent autour des idées, comme en témoigne notamment le tour que prend la querelle de Bélisaire, il demeure essentiellement une arme tactique, qui offre un renfort spécifique à l’offensive idéologique conduite dans d’autres textes polémiques. Car si le pamphlet participe du combat idéologique, il le fait d’abord et avant tout en jetant le discrédit sur celui qui les avance, à une époque où le retentissement des idées est indissociablement lié à la réputation de l’homme qui les soutient. Ce qui est en jeu dans ce type de textes, c’est donc bien une guerre d’images, qui passe par la mise en scène de l’autre et de soi qu’autorise la rhétorique pamphlétaire, et qui apparente les querelles littéraires à une vaste comédie sociale, dont les enjeux sont idéologiques c’est-à-dire, indissociablement dans les années 1750-1770, religieux et politiques.

Notes
1551.

 Voir notre deuxième partie, chap. 3, § 2.

1552.

 Mémoires... de C.-S. Favart, t. I, p. 198.

1553.

 Le Tombeau de la Sorbonne, p. 66.

1554.

 Sur les destinataires des pamphlets de Voltaire, voir notre troisième partie, chap. 2, § 2.2.

1555.

 H. Gouhier, Rousseau et Voltaire, pp. 299-300.

1556.

 De tels propos ne sont pas à l’honneur de Voltaire qui, comme nous l’avons vu, reproche notamment à Rousseau de s’être montré « délateur » à son égard : voir notre chap. 1, § 3.

1557.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. XIV, « Écrlinf », pp. 235-236.

1558.

 R. Pomeau et Ch. Mervaud, dir., De la Cour au jardin, 1750-1759, chap. V, « Avant l’orage : l’été 1752 », p. 89.

1559.

 Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter aux analyses que conduit d’Alembert dans son Essai sur les gens de lettres, dont nous avons fait état dans notre deuxième partie, chap. 1, § 2.1.

1560.

 M. Pellisson, Les Hommes de lettres au XVIII e  siècle, p. 36.

1561.

 J. Sareil, Voltaire et les grands, pp. 134 et 15-16.

1562.

 Lettres choisies, 15 juillet 1791 (Paris, 1792), p. 125, cité par J. Sareil, Voltaire et les grands, p. 17.

1563.

 J. Proust, L’Encyclopédie, p. 168.

1564.

 J. Renwick, « Marmontel, Voltaire and the Bélisaire affair », p. 291 (nous traduisons).

1565.

 R. Pomeau, Politique de Voltaire, p. 42.

1566.

 Sur les relations complexes entre Voltaire et Frédéric II, voir Ch. Mervaud, Voltaire et Frédéric II : une dramaturgie des Lumières, Oxford, The Voltaire Foundation, 1985.

1567.

 Le Tombeau de la Sorbonne, p. 73.

1568.

 Dans son étude intitulée Le Mirage russe en France au XVIII e  siècle (Paris, Boivin, 1951), Albert Lortholary montre que la Russie est considérée par les philosophes comme une « utopie », un pays de « lumières », et Catherine II comme le type du « despote éclairé ».

1569.

 A. Lortholary, Le Mirage russe..., p. 80.

1570.

 Nous avons posé la question de la duperie, ou de la duplicité de Voltaire à propos des affaires de Pologne dans les années 1764-1772, dans notre communication au colloque international sur La France et la Pologne : histoire, mythes, représentations (Lyon, 16-18 septembre 1998) : « Les parties de dames polonaises avec la Sémiramis du Nord ».

1571.

 Sur cette question, voir notre chap. 1, § 2.

1572.

 J. Sareil, Voltaire et les grands, pp. 8 et 6.