Suite De La Vie
d’abraham Chaumeix ;
histoire De Son Crucifiment.

Si c’est ici le triomphe de la grace efficace & de la Sainteté du bienheureux Paris ; l’une & l’autre ne s’y montrent que pour faire éclater l’innocence d’Abraham.

On rappelle cet évenement remarquable, qui en 1731, attira toute la Ville dans l’Eglise de St. Médard ; c’étoit la paroisse de M. Paris ; son corps qui y reposoit étoit paré comme un Autel ; le peuple y couroit en foule ; il s’y faisoit tous les jours quelque nouveau miracle ; la joye & la dévotion des assistans, éclatoient par des cris, des soupirs, des sanglots, des Hymnes, des juremens, des Litanies, des coups de poings & des Rosaires ; on bénissoit le Ciel, on disoit un mot à la Sainte Vierge, on invo [33] quoit sur tout Saint Paris ; on se convertissoit, & la masse des bonnes oeuvres avoit doublé en peu de tems dans la Capitale. Lorsqu’un Ministre qui n’étoit sans doute qu’un Encyclopédiste en embrion, eut l’impiété de défendre à Dieu de faire des miracles par l’intercession de St. Paris. Quel arrêt ! quel coup de foudre ! le peuple en fut consterné, parce qu’il perdoit un spectacle : il n’avoit pas eu besoin jusques-là de l’intercession du nouveau Saint ; dès ce moment il ne pouvoit plus s’en passer, tous ces Patrons n’étoient plus rien au prix. Sainte Geneviéve, n’étoit qu’une servante de cabaret, & Saint Denis n’étoit qu’un escamotteur de la foire, qui sa farce jouée alloit s’amuser à Nanterre : les zélés murmurerent, menacerent, & se tûrent : les femmes éclaterent en invectives contre la Cour : la Cour répondit par des éclats da rire, soutenus de quelques soldats la bayonnette au bout du fusil : le Ciel qui étoit seul offensé n’en témoigna rien : le bienheureux mort dissimula en enrageant ; & les plaisants qui ne tiennent à rien, qui ne vivent que de querelles publiques & ne s’amusent que de troubles, firent [34] comme la mouche du coche, & de la pointe de leur épigramme animerent les différens partis. Cependant les fidéles disciples resserrés dans leur zéle par cet ordre sacrilége, furent réduits comme les premiers Chrétiens, à cacher dans l’intérieur de leurs maisons & dans le silence d’une assemblée choisie, la vertu miraculeuse qui sortoit de la tombe : cette contrainte lui donna encore plus de force & de mérite ; ainsi l’eau resserrée dans des canaux étroits, s’élance jusqu’au Ciel en triomphant de la gêne qu’on lui impose : ainsi la pierre d’aimant emprisonnée entre deux lames d’acier, acquiert par les obstacles qui l’enchaînent une force d’attraction qu’elle n’auroit pas sans eux. En 1731, la tombe de St. Paris, n’avoit d’autre vertu que de faire cabrioler quelques petits Abbés bancales, aujourd’huy, (ô prodige ! ô merveilles !) elle guérit des coups de buche sur la tête, des coups d’épée dans l’oeil, des coups de lance dans le flanc, de la grillade sur un brazier ardent, & de la mort même, pourvû toutefois qu’on l’ait soufferte volontairement, & avec précaution, sur une croix préparée à cet effet ; encore ce dernier mi [35] racle n’a-t-il bien réussi que sur notre pieux Abraham Chaumeix ; ce qui prouve que le mérite du patient n’est pas inutile aux mérites du Saint, & que la gloire doit en être partagée entre eux deux. Chacun tirera ses conjectures comme bon lui semblera ; mais voici ce dont j’ai été témoin le premier Vendredi du Carême, avec cinquante-deux personnes, dont quelqu’unes étoient distinguées par leur rang & leurs emplois, plusieurs par l’ordre Religieux ou la livrée Ecclesiastique, presque toutes par une piété exemplaire.

Le deuxiéme du present mois de Mars, on nous(1688*) conduisit secretement vers les six heures du soir, dans une maison de la rue St. Denis, vis-à-vis l’Eglise Saint Leu : la nuit étoit obscure : nous passames à petit bruit au travers d’une longue allée, d’une cour, & de plusieurs chambres très-peu éclairées : nous arrivons dans une grande salle qui formoit un quarré long, [36] orné à peu près comme une chapelle de Protestans. L’assemblée étoit déjà formée & récitoit d’un ton pieux & traînant un Office composé exprès pour l’invocation de St. Paris : il falloit une grande attention, pour entendre quelques mots, car le ton imitoit le bourdonnement confus & monotone des Juifs dans leurs Sinagogues. Vers les sept heures, à la fin de l’Office, Abraham Chaumeix entra avec la figure & la démarche composée d’un predestiné : une longue tunique de laine blanche lui prenoit depuis les oreilles jusqu’aux talons, il se prosterna devant la croix instrument de son supplice, & fut une demie heure en méditation, si pénible & si douloureuse que son visage en devint affreux ; l’eau qui paroissoit découler de son front, mêlée avec du sang innondoit le parquet. Les prieres de l’assemblée reprenant alors avec plus de ferveur qu’auparavant, la sérénité reparut sur le front du patient, il tourna la tête pour demander du secours 1689. Je pensois qu’il s’étoit trouvé si mal, qu’il n’étoit pas curieux de pousser l’épreuve plus avant. Mais que j’étois loin du sens de ces paroles mistérieuses ! Une grande femme assés belle encore, d’une [37] douceur & d’une modestie touchante, qui l’entendoit mieux que moi, lui porta une couronne d’épine, armée de toutes parts de pointes très-fortes & très-aigues : on la pose sur la tête nue d’Abraham, & on l’enfonce à grands coups de buche. J’approchai en tremblant pour voir de plus près l’effet de ces pointes : je vis très distinctement qu’elles paroissoient entrer dans la tête à la profondeur de deux lignes, & qu’il n’en sortoit pas une seule goutte de sang. Cependant le choeur bourdonnoit des pseaumes : c’étoit le beaume spirituel, qu’on appliquoit après chaque opération : je dis le beaume, car il ranimoit sensiblement les forces du patient, & lui rendoit l’usage de la voix. Quelques instans après il demanda du secours. Quel secours, grand Dieu ! quatre hommes le saisissent, l’étendent sur une croix, & lui enfoncent à petits coups de marteau dans les mains & dans les pieds de longs cloux qui l’attachent au bois. On éleva ensuite la croix, & tout le corps du patient n’est plus suspendu que par trois cloux. Toutes les horreurs de la mort se peignent sur son visage, la tête plie, tombe sous le poids de la douleur, [38] & sans le bourdonnement des Hymnes qui recommença, il expiroit. Mais à ce son les forces renaissent, la tête se releve, & comme si un enthousiasme divin l’eut saisi, ses yeux devinrent étincellans, son visage vermeil, sa voix forte & terrible. Il prononça pendant une demie heure, un discours sans liaisons oratoires, mais d’autant plus vehement ; il sembloit tonner dans nos coeurs. Ses expressions & la hardiesse de ses tours m’ont échappé, il ne m’en reste que l’impression des idées avec quelques-unes de ces images. Voici le peu que j’en ai retenu presque mot pour mot, à cause de la singularité.

« Le voile qui couvre les différens Etats de la société se déchire, l’intérieur même de chaque particulier s’ouvre à mes regards, & la pensée la plus secrette cherche envain à m’échapper. Hommes ! femmes ! qui m’écoutés, jugés si les mouvemens de vos coeurs me sont connus, par ce que je vais vous dire. Il y a ici dans cette assemblée un homme qui jouit avec un secret orgueil d’une réputation criminelle qu’il ne mérite même pas : il est venu à cette cérémonie [39] comme on va aux spectacles profanes, pour s’amuser & pour en rire. Mais je vois dans son ame le goût de la raillerie tomber, les remords succeder, les doutes s’affoiblir ; je vois le bienheureux Paris, solliciter au pied du Trône de l’Eternel la grace pour ce coupable ; elle descend, son coeur est terrassé, les écailles tombent de ses yeux. Chers amis ! réjouissons-nous, ce sera dans le tems un martir de notre sainte foi, après avoir été l’Apôtre de l’erreur & du mensonge. »

A peine avoit-il achevé ses mots, qu’au grand étonnement de toute l’assemblée, un homme s’avança : c’étoit l’Auteur de l’ouvrage qui a pour titre, les Moeurs 1690 : il se prosterna au pied de la croix : il fait l’abjuration de toutes ses erreurs : il fait sa confession publique : il avoue que cet ouvrage dangereux qui courroit depuis plus de dix ans sous son nom, & dont il s’étoit si souvent enorgueilli, il y en avoit à peine le quart qui lui appartint, & que ce quart d’alliage diminuoit infiniment le prix du tout : il déclara que ce manuscrit lui avoit été donné sous le plus grand secret, & que l’esprit de Dieu en le révé [40] lant l’avoit puni par l’endroit le plus sensible ; il se réjouissoit cependant de la conclusion qu’il venoit d’essuyer, puisque cette honte salutaire le ramenoit à la bonne voye, dont il s’étoit écarté depuis long-tems : il supplioit toute l’assemblée d’intercéder pour lui auprès de Saint Paris, qu’il prenoit dès ce moment pour son Patron : il finit en demandant qu’on daignât l’admettre pour la prochaine assemblée à l’épreuve des coups de buche sur la tête. A la vue de ce miracle, la joye fut si vive & si sincere que je ne puis m’empêcher d’y prendre part : il est plus glorieux pour Saint Paris, s’écria-t on tout d’une voix, de ramener l’orgueil d’un esprit fort à l’humilité de l’Evangile, que de rendre la vue aux aveugles & la vie aux morts.

Le crucifié emporté par l’esprit Saint qui le dominoit, porta sa vue sur de plus grands objets. Toute la Cour comparut à son tribunal : quel tas de crimes, de perfidies, de trahisons ! Je cherche en vain, je n’y vois que des ames de boüe, revêtues d’une feuille d’or faux ; je n’y vois que le masque de la vertu & du sentiment. Le meilleur des Princes y est indignement [41] joué par des fourbes & des scelerats. On n’aspire plus aux premieres places de l’administration, que pour y exercer la tirranie, pour dévorer la plus pure substance du peuple, & pour lui laisser en se retirant le poids de pensions énormes qui achevent de l’écraser. La science des Généraux de l’Armée, n’est plus que l’art de voler, de piller & de perdre des batailles. Veuille le Ciel détourner le présage qu’il m’annonce ! France ! tu serois invincible si tu savois choisir tes guerriers ; mais puisque la cabale l’emporte, & que les hommes de génie sont mis à l’écart, tu perdras encore deux batailles & tu seras réduite à faire une paix honteuse.

Qu’est devenu ce Clergé si fameux, le premier Corps de l’Etat, la gloire du Royaume, la vertu & l’exemple de la Patrie ? O combien il est changé ! J’ai peine à le reconnoitre sous les voiles de l’impureté & de l’ignorance : les biens des pauvres deviennent la proye des courtisanes : l’esprit de lumiere & de charité, s’est changé en esprit de tenébres & de discorde. Brulés, méchans, ces billets de proscription que l’esprit de parti a imaginé1691. Que voulés- [42] vous à ce pieux mourant ? ô crime ! ô honte ! il a droit à votre charité, aux trésors spirituels, & non contens de l’en priver vous venés l’assassiner,

Et vous illustres Magistrats, dont le zéle est si cher à la France, vous conservés encore l’esprit de ces grands hommes, qui assis comme vous sur les fleurs de lys, se sont acquis une gloire immortelle. La justice, le bien de l’Etat, le bonheur des peuples, l’amour la gloire du Prince, sont encore aujourd’hui votre unique ambition ; mais pourquoi faut-il qu’un sentiment si noble paye tribut à la foiblesse humaine ? comment votre vigilance s’est-elle laissée surprendre à l’hypocrisie des Jésuites, & à la feinte déclaration qu’ils vous ont présentée contre leur Busembaum ? cette Requête illusoire n’étoit qu’un mensonge d’un bout à l’autre, & vous l’avés acceptée ! comment dans l’affaire de Damien, n’avés vous pas fait comparoitre le Pere Latour (1692*), [43] sur la déposition si précise de Madame Labourdonnaye ? ne vous suffisoit-il pas qu’il eut donné Damien à Monsieur de Labourdonnaye pour un domestique de confiance, formé sous les yeux de l’intriguant Principal ? quel autre indice attendiés-vous ? vous auriés vû comme ce serpent dans un interrogatoire se seroit replié en contours serrés & impénétrables. Vous auriés vû accourir Pere Freï, homme plus fourbe & plus rusé [44] encore, épuiser tous les tours de sa politique, toutes les finesses de son art perfide, & vous auriés aisément contreminé l’un par l’autre.

Abraham révéla encore sur la croix beaucoup d’autres secrets importans, qui sont ignorés mêmes de nos Ministres, & que l’esprit de St. Paris lui découvroit, pour le bien de l’Etat & de la Religion : que j’ai de regret de n’avoir pû retenir que quelques traits d’un discours si intéressant & si instructif !

Il finit en demandant du secours : on lui ouvrit le flanc d’un coup de lance, qui entra en lâ profondeur de quatre pouces. Le patient après avoir recueuilli ses forces pour invoquer St. Paris, expira, & laissa toute l’assemblée dans une sainte consternation. On reprit l’Office avec ferveur ; on porta de la terre de la tombe du Saint : on descendit Abraham de la croix : on en frotta ses playes qui parurent consolidées dans l’instant ; son corps déjà flétri par le souffle de la mort, se ranima ; son teint parut vermeil ; & la sérénité de son visage se répandit sur toute l’assemblée.

Voilà le témoignage authentique que je dois à la vérité à l’innocen [45] ce & à la sainteté d’Abraham Chaumeix. Si le commencement de sa vie paroit bas & ignoble, la suite en est d’autant plus éclatante. Après une résurrection si glorieuse & si bien constatée, il est inutile de tirer de nouvelles conséquences contre ses adversaires : voilà les faits ; vous pouvés juger.

FIN.

Notes
1688.

(*) Je dis nous, parce qu’étant chargé de la cause de M. Chaumeix, j’avois choisi un de mes confreres Avocat au Conseil, pour déposer avec moi sur tout ce que nous aurions vu ; en conséquence il a signé au bas du Mémoire. (Note de l’auteur.)

1689.

 Grimm signale, dans la Correspondance littéraire du 1er juin 1759, que « pour sentir l’à-propos du crucifiement dont on fait usage dans le Mémoire pour Abraham Chaumeix, il faut savoir que les convulsionnaires se font crucifier dans Paris depuis cinq ou six mois, et qu’ils ont substitué le secours de la croix au secours de la bûche et de la barre de fer » (t. IV, p. 114). Le Journal de Barbier rapporte, en mai 1760, que trois jeunes personnes jansénistes « avaient été crucifiées », et « lorsqu’on les arrêta [...] il y en avait une sur la croix » (t. IV, p 349).

1690.

 Duclos, qui fait paraître, en 1751, des Considérations sur les moeurs de ce siècle.

1691.

 Allusion aux billets de confession, dont le principe a été imaginé pour éradiquer le jansénisme.

1692.

(*) Note intéressante pour l’Etat.

Le Pere Latour, est un Jésuite gros & gras, ignorant, bavard, d’une vanité impertinente, & d’un esprit très-médiocre : il n’a d’autre mérite que celui de l’intrigue, mais il est prodigieux dans cette partie. Sa société lui a confié l’emploi délicat de placer & déplacer tous les domestiques, tous les précepteurs & tous les Gouverneurs de Paris : ce sont autant d’espions à ses gages. C’est par cette innocente voye qu’il se rend maître des secrets des familles, que les autres Peres vérifient par la confession, & qu’il domine despotiquement à la Cour & à la Ville. Le Marquis de Fontanges attaché à la Maison de Conty, avoit proposé il y a six ans, d’établir un bureau general des domestiques, dans lequel il y auroit un chef de considération, qui auroit répondu à chaque particulier, des talens, de la conduite & de la fidélité de chaque domestique. Ce projet étoit digne d’un citoyen zélé ; le Lieutenant de Police y avoit applaudi, il avoit passé au Conseil. Le Pere Latour s’y opposa de toutes ses forces ; il gagna le Prince de Conty & fit échouer l’entreprise, qui auroit ruiné une branche considérable de son commerce d’intrigue, & peut-être à la longue entraîné toutes les autres.

Notons en passant que le Marquis de Fontange, qui n’étoit pas trop d’avis d’abandonner son projet, mourut subitement environ six semaines après. (Note de l’auteur.)