les Quand,
notes Utiles,
sur Un Discours Prononcé Devant L’académie Française, Le 10 Mars 1760.

[Note: Rien ne laissait prévoir que l’arrivée de Jean-Jacques Lefranc de Pompignan à l’Académie française serait aussi tumultueuse. Le nouvel académicien avait été élu en 1760 à l’unanimité des suffrages pour occuper la place laissé vacante à la mort de Maupertuis et, malgré les tensions croissantes entre philosophes et anti-philosophes des années 1758-1759, l’Académie restait un terrain neutre. Or c’est précisément Pompignan qui, dans le discours de réception qu’il prononce le 10 mars 1760, brise le consensus en s’en prenant violemment aux « nouveaux philosophes », à la grande stupéfaction de ses confrères. Sa virulente sortie marque alors le début d’un nouvel affrontement entre les deux clans, qui se cristallise autour de l’opposition entre Pompignan, devenu pour un temps le porte-parole du parti dévot, et celui qu’un autre anti-philosophe, l’abbé Guyon, avait pu, en 1759, désigner comme l’« Oracle des nouveaux philosophes » : M. de Voltaire1693.] [Note: Car c’est Voltaire qui donne le signal de la riposte, en rédigeant un court texte construit sur la reprise anaphorique du mot « Quand », qui donne aussi son titre au pamphlet. Le Patriarche est vite relayé par l’abbé Morellet, qui fait paraître à son tour des Si et des Pourquoi. Nous reproduisons le texte de la sixième édition des Quand, augmentée des Si et des Pourquoi (Genève, 1760 ( Ars., 8°BL 34230(8)).] [Note: La querelle prend de l’ampleur lorsque paraissent successivement, pour nous en tenir aux seuls textes que nous faisons figurer par la suite, Les VII Quand en manière des VIII de M. de V ***, puis les Réponses aux Quand, aux Si et aux Pourquoi, une autre série de Pourquoi, présentée comme une « Réponse aux ridicules Quand de M. le comte de Tornet », enfin les Quand, ou Avis salutaires à un Pécheur notoire de fait & de droit, qui tend à l’impénitence finale.] [Note: Certains de ces pamphlets sont réédités par Voltaire, lorsqu’il fait paraître le Recueil des facéties parisiennes. Il fait alors précéder le texte de ses Quand de l’avertissement suivant qui rappelle, de manière polémique, le contexte de la querelle :] [Note: « LE Sieur L. F. Auteur de la priére du Déiste que l’on trouvera ici, & du voyage de Provence, ayant été enfin admis à l’Académie Française, fit attendre six mois sa harangue de remerciement, & la prononça enfin le 10. Mars 1760. Mais au lieu de remercier l’Académie, il fit un long discours contre les belles-lettres, & contre l’Académie, dans lequel il dit, que l’abus des talens, le mépris de la Religion, la haine de l’autorité sont le caractère dominant des productions de ses confrères, que tout porte l’empreinte d’une littérature dépravée, d’une morale corrompüe & d’une philosophie altiére qui sappe également le Thrône & l’Autel ; que les gens de lettres déclament tout haut contre les richesses (parce qu’on ne déclame point tout bas,) & qu’ils portent envie secrettement aux riches, &c.] [Note: Cet étrange discours si déplacé, si peu mesuré, si injuste, valut au Sieur L. F. les piéces qu’on va lire 1694 . ] [Note: Le Sieur L. F. au lieu de se retracter honnêtement comme il le devait, composa un mémoire justificatif, qu’il dit avoir présenté au Roi, & il s’exprime ainsi dans ce Mémoire : Il faut que l’Univers sache que le Roi s’est occupé de mon Mémoire &c. Il dit ensuite, Un homme de ma naissance. Ayant poussé la modestie à cet excès, il voulut encore avoir celle de faire mettre au titre de son Ouvrage : Mémoire de M. L. F. imprimé par ordre du Roi ; mais comme sa Majesté ne fait point imprimer les ouvrages qu’elle ne peut lire, ce titre fut supprimé : cette démarche lui attira l’Epitre d’un frére de la Charité1695 , qu’on trouvera aussi dans ce Recueil » (Recueil des facéties parisiennes pour les six premiers mois de l’année 1760, pp. 33-34).]

QUAND on a l’honneur d’être reçu dans une Compagnie respectable d’Hommes de Lettres, il ne faut pas que la Harangue de réception soit une satyre contre les Gens de Lettres ; c’est insulter la Compagnie & le Public.

QUAND par hasard on est riche, il ne faut pas avoir la basse cruauté de reprocher aux Gens de Lettres leur pauvreté dans un Discours Académi [3] que, & dire avec orgueil qu’ils déclament contre les richesses, & qu’ils portent envie en secret aux riches1696 ; premiérement, parce que le Récipiendaire ne peut savoir ce que ses Confreres moins opulens que lui, pensent en secret. 2°. Parce que aucun d’eux ne porte envie au Récipiendaire.

QUAND on ne fait pas honneur à son siecle par ses Ouvrages, c’est une étrange témérité de décrier son siecle.

QUAND on est à peine homme de Lettres, & nullement Philosophe, il ne sied pas de dire que notre Nation n’a qu’une fausse Littérature & une vaine Philosophie1697.

QUAND on a traduit & outré même la priere du Déiste1698 composée par Pope, quand on a été privé six mois entiers de sa Charge en Province pour avoir traduit & envénimé cette formule du déisme ; quand enfin on a été redevable à des Philosophes de la jouissance de cette Charge, c’est man [4] quer à la fois à la reconnoissance, à la vérité, à la justice, que d’accuser les Philosophes d’impiété, & c’est insulter à toutes les bienséances de se donner les airs de parler de Religion dans un Discours public, devant une Académie qui a pour maxime & pour loi de n’en jamais parler dans ses Assemblées.

QUAND on prononce devant une Académie un de ces Discours dont on parle un jour ou deux, & que même quelquefois on porte aux pieds du Trône ; c’est être coupable envers ses Concitoyens d’oser dire dans ce Discours que la Philosophie de nos jours sappe les fondemens du Trône & de l’Autel 1699. C’est jouer le rôle d’un délateur d’oser avancer que la haine de l’autorité est le caractére dominant de nos productions, & c’est être délateur avec une imposture bien odieuse, puisque non-seulement les gens de lettres sont les sujets les plus soumis, mais [5] qu’ils n’ont même aucun privilége, aucune prérogative qui puisse jamais leur donner le moindre prétexte de n’être pas soumis. Rien n’est plus criminel que de vouloir donner aux Princes & aux Ministres des idées si injustes sur des Sujets fideles, dont les études font honneur à la Nation ; mais heureusement les Princes & les Ministres ne lisent point ces Discours, & ceux qui les ont lus une fois, ne les lisent plus.

QUAND on succede à un homme bizarre1700, qui a eu le malheur de nier dans un mauvais Livre les preuves évidentes de l’existence d’un Dieu, tirées des desseins, des rapports & des fins de tous les Ouvrages de la Création, seules preuves admises par les Philosophes, & seules preuves consacrées par les Peres de l’Eglise ; quand cet homme bizarre a fait tout ce qu’il a pu pour infirmer ces témoignages éclatans de la nature entiere ; quand [6] à ces preuves frappantes qui éclairent tous les yeux, il a substitué ridiculement une équation d’algebre, il ne faut pas dire à la vérité que ce raisonneur étoit un Athée, parce qu’il ne faut1701 accuser personne d’athéisme, & encore moins l’homme à qui l’on succede : mais aussi ne faut-il pas le proposer comme le modele des Ecrivains religieux1702 ; il faut se taire, ou du moins parler avec plus d’art & de retenue.

QUAND on harangue en France une Académie, il ne faut pas s’emporter contre les Philosophes qu’a produit l’Angleterre, il faudroit plutôt les étudier.

QUAND on est admis dans un Corps respectable, il faut dans sa Harangue cacher sous le voile de la modestie l’insolent orgueil qui est le partage des têtes chaudes & des talens médiocres.

Notes
1693.

 Nous avons analysé le développement de la querelle qui oppose Pompignan aux philosophes dans notre deuxième partie, chap. 3.

1694.

 Outre les Quand, le Recueil des facéties parisiennes réimprime les Si, les Pourquoi, l’Assemblée des monosyllabes, la Vanité, le Russe à Paris, le Pauvre Diable et la Prière universelle traduite de l’anglais de Mr. Pope.

1695.

 Il s’agit de la Vanité.

1696.

 Dans son Discours de réception, Pompignan ironise sur « cette Philosophie trompeuse qui dément ses maximes par ses actions ; qui déclame tout haut contre les richesses, & porte envie secretement aux riches » (p. 18).

1697.

 Pompignan déclare : « S’il étoit vrai que dans le siècle où nous vivons, dans ce siècle enyvré de l’Esprit Philosophique & de l’amour des Arts, l’abus des Talens, le mépris de la Religion, & la haine de l’autorité, fussent le caractère dominant de nos Productions, n’en doutons pas, MESSIEURS, la Postérité, ce Juge impartial de tous les siècles, prononceroit souverainement que nous n’avons eu qu’une fausse Littérature & qu’une vaine Philosophie » (Discours de réception, pp. 3-4).

1698.

 Sur cette question, l’abbé Morellet apporte à nouveau son concours en faisant paraître La Prière universelle, traduite de l’anglais de M. Pope, par l’auteur du Discours prononcé le 10 mars à l’Académie française, qu’il a soin d’agrémenter de notes assassines.

1699.

 Après avoir brocardé successivement les « Libelles scandaleux », les « Vers insolens », les « Ecrits frivoles ou licencieux », les « systèmes ouvertement impies », une pratique de l’Histoire qui fait un large accueil aux « traits satyriques contre les choses les plus saintes, & contre les maximes les plus saines du Gouvernement », Pompignan conclut : « Tout, en un mot, dans ces Livres multipliés à l’infini, porteroit l’empreinte d’une Littérature dépravée, d’une Morale corrompue, & d’une Philosophie altière, qui sape également le Trône & l’Autel » (Discours de réception, pp. 5-6).

1700.

 Maupertuis avec lequel Voltaire était entré dans une querelle retentissante en 1753. Voltaire fait notamment rédiger au P. Pancrace, « inquisiteur pour la foi », un « Décret de l’inquisition de Rome » qui fait suite à l’examen des « Oeuvres et Lettres » de Maupertuis, désigné comme un « jeune inconnu déguisé sous le nom d’un président » : « Nous avons, après avoir invoqué le Saint-Esprit, trouvé dans les Oeuvres, c’est-à-dire dans l’in-quarto de l’inconnu, force propositions téméraires, malsonnantes, hérétiques et sentant l’hérésie. [...]

Nous anathémisons spécialement et particulièrement l’Essai de Cosmologie, où l’inconnu [...] insinue, contre la parole de l’Écriture, que c’est un défaut de Providence que les araignées prennent les mouches, et dans laquelle Cosmologie l’auteur fait ensuite entendre qu’il n’y a d’autre preuve de l’existence de Dieu que dans Z égal à BC divisé par A plus B » (Histoire du docteur Akakia, dans Mélanges, éd. établie par J. van den Heuvel, p. 294).

1701.

 Variante : « parce qu’on ne doit accuser personne d’athéisme », dans le Troisième Recueil de pièces fugitives de Mr. de Voltaire (Genève et Paris, Duchesne, 1762).

1702.

 Dans la partie de son Discours de réception qu’il consacre à l’éloge de son prédécesseur, Pompignan affirme que « ce ne fut pas dans les bras de cette Philosophie » qu’il vient de dénoncer avec force « que M. de Maupertuis chercha du remède à ses maux, & qu’il voulut terminer ses jours » : « Celle qu’il avoit cultivée étoit bien différente, & dans les derniers temps de sa vie il ne la sépara plus des lumières de la Religion » (pp. 20-21).