les Pourquoi

réponse

aux Ridicules Quand

de M. Le Comte De Tornet.

‘Cave, cave : namque in malos asperrimus
Parata tollo cornua. (Hor., Epod. Ode VI.)’ [Note: Nous reproduisons le texte de l’édition originale de ce pamphlet (B.N.F., Zp 2442), dont nous ignorons l’auteur, et que l’inspecteur d’Hémery signale le 22 mai 1760 (B.N.F., ms. fr. 22161, f° 96).]

POURQUOI le comte de Tornet prend-il parti pour une compagnie de gens de lettres dont il n’est point aimé, & dont il est peu estimé ?

POURQUOI le comte défend-il aujourd’hui ceux qu’il a toujours enviés, haïs & dénigrés ?

POURQUOI a-t-il oublié que les membres d’une compagnie respectable se rappellent avec douleur que le comte leur confrère a fait la Pucelle, cette ennuyeuse plaisanterie de huit mille vers, où il a pris le dérèglement pour de l’invention, les ordures pour de la gaieté, & la hardiesse pour de la philosophie ; que le même comte a fait autrefois l’insolent Temple du Goût, & l’Epître à Uranie ; que depuis, il a fait imprimer plusieurs mensonges historiques, décrié ses maîtres & sa nation, & a fini par [1] se faire chasser de la Prusse ; où il se croyoit nécessaire ?

POURQUOI le comte de Tornet se croit-il obligé de prendre le parti de son siècle ? M. de Crébillon, M. de Buffon, M. de Montesquieu, tous ceux dont le génie passant d’âge en âge apprendra aux autres siècles quels furent, dans le nôtre, les progrès de l’esprit humain, tous ces hommes illustres sçavent bien que M. de Pompignan n’a point eu l’intention de les attaquer ?

POURQUOI le comte de Tornet se charge-t-il de défendre les Philosophes ? Qu’a-t-il de commun avec la philosophie ? & quels sont les philosophes qu’il s’imagine défendre ?

POURQUOI le comte ne nous donne-t-il pas la définition d’un philosophe ? Entend-il, par ce mot, un homme qui apprend des vérités utiles à ses semblables, qui enfante des systèmes ingénieux ou satisfaisans, qui donne aux hommes de nouvelles leçons de modération & de justice ? Entend-il, par un philosophe, un citoyen obscur & paisible, sans humeur, sans passion & sans envie, qui apprécie les choses au poids de la raison, qui, bien loin de faire des mensonges pernicieux, tairoit des vérités nuisibles, dont les discours sont mesurés, & dont la conduite est estimable ?

POURQUOI le comte de Tornet se récrie- [2] -t-il contre les outrages que l’on fait à la philosophie, si l’on n’a attaqué aucun des philosophes qui ressemblent aux portraits que je viens de faire ?

POURQUOI le comte montre-t-il autant d’aigreur, à moins qu’il ne se représente un philosophe, que comme un coloriste frondeur & insensé ?

POURQUOI le comte de Tornet parle-t-il avec autant d’insolence d’un magistrat respectable, qui honore les lettres & les cultive avec succès ?

POURQUOI le comte feint-il d’ignorer que l’auteur de Didon1711 pense fortement, qu’il sçait dialoguer, qu’il intéresse pendant cinq actes, & ne court point après l’esprit aux dépens de la raison & de la vraisemblance ?

POURQUOI le comte de Tornet, s’il est philosophe, hait-il jusqu’à la mémoire des gens d’esprit1712 ?

POURQUOI, toujours implacable, cherche-t-il à décrier la philosophie d’une mauvaise tête ?

POURQUOI, ayant autant de ressemblance avec le mort, ne se contente-t-il pas d’avoir sur lui l’avantage d’exister & d’écrire plus long-temps ?

POURQUOI le comte, après avoir rempli le monde de son ignorance en philosophie & en physique, de sa mauvaise logique, de ses critiques passionnées, dictées par l’or [3] gueil & l’envie ; pourquoi ce désordonné comte ose-t-il après cela nommer ou écrire le nom de philosophe, mot auquel il ne peut attacher aucune idée ?

POURQUOI le comte de Tornet conseille-t-il aux autres d’étudier les philosophes Anglois ? Oublieroit-il qu’il n’a jamais entendu Newton ? Quoiqu’il ait entrepris de nous expliquer son système, il doit se souvenir qu’il ne l’a pas mieux compris que les pensées de Paschal qu’il a réfutées1713.

POURQUOI le comte est-il plus acharné que jamais contre toute espèce de mérite ? Ne s’apperçoit-il pas que son talent ne fait plus pardonner son injustice ? Qu’il prenne garde que l’auteur de tant de mauvais écrits & de plats libelles ne fasse oublier l’homme d’esprit qui a peint les grands tableaux de la Henriade, & qui a menti avec agrément dans le Siècle de Louis XIV. Ces deux ouvrages, & les beautés de détail que l’on trouve dans les tragédies du comte, l’honoreront pendant sa vie, pourvu qu’il cesse d’intriguer, de chercher à occuper uniquement la scène Françoise, de discuter des matières philosophiques, de se déchaîner contre les gens d’esprit, & de vouloir être à la fois profond, amer & plaisant.

FIN.

[4]

Notes
1711.

 Lefranc de Pompignan est l’auteur d’une tragédie intitulée Didon, représentée pour la première fois sur le théâtre de la Comédie française le 21 juin 1734. Voltaire s’en prend à cette oeuvre de Pompignan dans son Fragment d’une lettre sur Didon, qui figure notamment dans le Recueil des facéties parisiennes.

1712.

 Allusion à Maupertuis.

1713.

 L’auteur fait ici référence aux Éléments de la philosophie de Newton et à la vingt-cinquième lettre des Lettres philosophiques, « Sur les Pensées de M. Pascal ».