preface

de La Comedie

des

philosophes,

ou

la Vision

de Charles Palissot.

[Note: Il s’agit sans doute là du pamphlet de notre corpus qui a fait le plus de bruit, et pour lequel son auteur, l’abbé André Morellet, a connu un séjour de six semaines à la Bastille. Les poursuites engagées par les autorités à cause des personnalités contre le Princesse de Robecq ont donné lieu à une masse de documents officiels et de témoignages, qui nous ont permis de reconstituer la filière de l’édition de ce pamphlet (voir notre troisième partie, chap. 2).] [Note: Ce texte, dont nous reproduisons l’édition originale, figure également dans les Mélanges de littérature et de philosophie du dix-huitième siècle de Morellet, précédé de l’avertissement suivant :] [Note: « L’AUTEUR met la pièce suivante au nombre des Delicta juventutis ; et, par cette raison même, il l’aurait retranchée de ce recueil, si elle ne faisait pas partie de l’histoire littéraire du dix-huitième siècle, et si elle n’avait pas été conservée avec des pièces de Voltaire du même temps, dans le recueil intitulé les Facéties parisiennes ; de sorte qu’elle a été trop répandue pour qu’on puisse espérer de la supprimer tout-à-fait. Mais, en la réimprimant, on a dû en retrancher les imputations violentes et les exagérations que les bruits publics et sans doute l’esprit de parti avaient répandues contre l’auteur de la pièce des Philosophes, qui avait certes des torts bien graves envers ceux qu’on appelait de ce nom, mais qu’il ne fallait pas combattre avec les armes que lui-même employait. L’auteur de la Vision, lié avec les éditeurs de l’Encyclopédie, à laquelle il fournissait quelques articles, était excusable de vouloir les défendre auprès du gouvernement, de l’espèce de persécution qu’on suscitait contre eux. Mais, en défendant la cause de ses amis et la sienne, il convient qu’il a passé les justes bornes, et demande que cette pièce ne soit imprimée que telle qu’elle est ici. » (pp. 1-2)] [Note: Nous avons précisé, dans les notes, les variantes et ajouts que l’on peut observer en comparant le texte original avec celui qui figure dans les Mélanges de 1818.]

ET le premier jour du mois de Janvier de l’an de grace 1760. j’étois dans ma chambre, rue basse du Rempart, & je n’avois point d’argent,

[ET Madame ** ne me payoit plus, parce que je ne lui étois plus bon à rien & je ne pouvois plus [3] vendre *** parce que je l’avois déjà vendu plusieurs fois.]1718

ET je disois : oh, qui me donnera l’éloquence de Chaumeix, la légèreté de Berthier & la profondeur de Fréron, & je ferai une bonne Satyre [contre quelqu’un de mes Bienfaiteurs], & je la vendrai 400. Francs & je me donnerai un habit neuf à Pâques ;

ET je roulois ces pensées dans mon esprit, & j’entendis une voix qui m’appelloit par mon nom, & je fus saisi de crainte, car j’ai peur même quand je suis seul, & la voix me rassura & me dit :

JE t’ai choisi entre mille pour sanctifier le Théatre de la Comédie Françoise, pour en faire une Ecole de Religion & pour y combattre la Philosophie, comme [4] on y a combattu le ridicule jusqu’à ce jour ;

ET la Comédie deviendra un spectacle d’édification, & les Capucins y enverront leurs Novices, & les Supérieurs de Séminaire leurs jeunes Clercs, & la dévotion sera réconciliée avec le Théatre, comme on l’a déjà réconciliée avec l’esprit (1719a) ;

ET on reconnoîtra1720 désormais les dévots à leur assiduité à la Comédie & aux applaudissemens qu’ils te prodigueront, & les hommes irréligieux & Philosophes au mépris qu’ils feront de ta piece & de tes admirateurs ;

ET tu peindras de couleurs odieuses la Philosophie, & tu accuseras les Philosophes de n’avoir ni moeurs ni probité, d’exciter la [5] sédition & de hair le Gouvernement & je ferai taire en ta faveur les Loix qui proscrivent la calomnie ;

ET tu grossiras les fautes du petit nombre de ceux qui dans des ouvrages métaphysiques ont poussé trop loin la liberté de penser & tu envenimeras même ce qu’ils auront dit de vrai ;

ET tu persuaderas à tes spectateurs que les hommes ressemblent toujours à leurs livres, parceque tu gagnerois encore à n’être pas plus décrié que tes ouvrages ;

ET tu donneras à entendre que tous ceux qu’on appelle Philosophes ont les mêmes opinions, afin que les fautes d’un seul rendent tous les autres odieux ;

ET le nom de Philosophe sera [6] une injure en François & lorsqu’on voudra nuire à quelqu’un on dira qu’il est homme de lettres1721[, & on se gardera bien de choisir des hommes instruits & des Philosophes pour remplir les grandes places de l’administration] ;

ET pour nommer aux places des Académies on ne demandera pas quels sont les ouvrages des Candidats, mais quel est leur Confesseur & on mettra un trone & un bénitier à la porte de la Salle & les discours de réception seront des Sermons contre l’incrédulité,

ET on fera venir des Colonies de Moines Espagnols & Portugais pour ramener la simplicité de la foi & la pureté des moeurs des siecles d’ignorance, & pour extirper [l’orgueil de] la Philosophie, [&] on [7] établira plusieurs Tribunaux de sainte Inquisition,

ET on n’imprimera rien qui ne soit approuvé par douze1722 Docteurs en Théologie de Co[n]imbre ou de Salamanque & par quatre Inquisiteurs ;

ET il y aura chaque année un bel1723 auto-da-fé où on brûlera à petit feu1724 un certain nombre de gens de Lettres pour le salut & l’édification des autres ;

ET lorsque la lumière odieuse de cette maudite Philosophie sera tout-à-fait éteinte & que tous les hommes célebres qui sont aujourd’hui parmi vous se seront dispersés en Hollande, en Prusse, en Angleterre, vous vous réjouirez & vous direz :

          Enfin tout Philosophe est banni de céans,

          Et nous n’y vivrons plus qu’avec d’honnêtes gens1725. [8]

ET ce sera ta Comédie qui aura produit ces grandes choses ;

ET je dis à la voix comment s’accomplira ta parole, car j’ignore le théatre ; je n’ai de célébrité que par les [grands] Philosophes sur lesquels j’ai fait mes petites Lettres1726. Ma Tragédie de Zarés n’a été qu’au second Acte, on a oublié jusqu’au nom de mes Tuteurs, & pour avoir fait à Nancy ma Piece des Originaux qui est ignorée jusqu’à ce jour, peu s’en est fallu qu’on ne m’ait chassé d’une Académie ;

ET la voix reprit : ne crains rien, je serai avec toi & je donnerai un heureux succès à ta Piece, & Maître Aliboron, dit Fréron de l’Académie d’Angers, t’aidera [9] dans ton travail, & l’Auteur des Cacouacs1727 que j’ai inspiré & Abraham Chaumeix & l’Auteur de l’Apologie de la St. Barthélemy1728 que j’ai appellé mon fils, & l’Auteur du Discours qui sera prononcé le 10. Mars à l’Académie Françoise1729 ;

ET vous recueillerez1730 [toutes] les épigrammes des Préfets du College de Clermont & [toutes] les déclamations du Journal de Trevoux & [toutes] les injures de l’année littéraire & [toutes] les délicatesses des Cacouacs & [tous] les arguments de la Gazette ecclésiastique, & [toutes] les saillies de tes caillettes, & [tous] les traits d’éloquence des Mandements ;

ET vous prendrez une intrigue commune, & vous mettrez quel [10] ques scenes les unes auprès des autres, & ces scenes seront ou des raisonnements vagues ou des injures grossieres ou des personnalités révoltantes, & vous appellerez cela les Philosophes1731 ;

ET tu liras ta Piece [qui ne sera pas ta Piece] à Monseigneur l’Evêque D*1732 avant qu’on la joue, & il la trouvera très édifiante ;

ET la Cour & la Ville voudront voir ta Comédie, & la foule y sera plus grande qu’aux représentations de Zaïre, & on y doublera la garde, & il se vendra vingt mille exemplaires de ta Piece imprimée,1733

ET on verra une grande Dame bien malade1734 désirer pour toute consolation avant de mourir d’assister à ta première représentation, [11] & dire : c’est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre servante en paix, car mes yeux ont vu la vengeance(1735a).

ET cette grande Dame fera un legs pieux par son testament pour acheter à perpétuité tous les billets de parterre aux représentations de ta Comédie, & ils seront distribués pour l’amour de Dieu à des gens qui s’engageront à applaudir1736, & pour être encore plus sûr de leurs suffrages tu feras dire finement par un de tes Acteurs que l’ancien goût tient encore au parterre.

ET bien que ta Piece soit sans intrigue & sans intérêt, qu’elle soit triste & affligeante mes serviteurs applaudiront aux méchancetés que tu y auras prodiguées, & nous rendrons les gens instruits [12] ridicules & les Philosophes odieux.

ET je dis à la voix : je suis dans ta main comme l’argile est entre les mains du Potier, mais les Magistrats ne voudront pas permettre que ma Comédie soit représentée, ni que ce genre de spectacle s’établisse dans ma nation ; les Comédiens ne voudront pas la jouer, & si elle est représentée je cours fortune d’être assommé par quelqu’un de ceux que j’aurai insulté[s].

ET la voix reprit : prends confiance, j’applanirai devant toi toutes les difficultés ; des hommes puissans protégeront ta Piece & s’en cacheront, & on s’écartera pour toi seul des loix ordinaires de la Police, & on ne permettra pas de jouer l’hypocrisie & le scandale & la fri [13] ponnerie & l’ignorance & les sottises, &c. mais seulement la Philosophie ;

ET les Comédiens aimeront mieux l’argent que l’honneur, & ils n’attendront pas qu’on les force à jouer ta Piece, & si quelqu’un de leurs camarades1737 leur représente qu’ils vont perdre [l’estime &] l’amitié des gens de Lettres qui les honoroient, ils trouveront bon que tu insultes sur leur théatre même à ce censeur indiscret, & tu feras dire à tes Acteurs que ces fripons de Philosophes ont trouvé un parti jusques parmi les Actrices1738 ;

ET pour te rassurer contre la correction que tu dois craindre, parce que là où les loix se taisent, la violence reprend ses droits : j’endurcirai ton dos comme la bosse [14] des chameaux de Madian & d’Epha1739 & ta peau comme celle des Onagres du désert ;

ET si tu fais ainsi mes volontés quoique tu ne sois que le moindre des littérateurs, tu deviendras tout d’un coup célebre, & on te montrera au doigt, & on dira : voilà l’Auteur de la Piece des Philosophes, le voilà, parce que j’ai choisi ton petit esprit pour confondre le génie, & ton ignorance pour décrier le savoir ;

ET les honnêtes gens1740 ne voudront pas plus te recevoir dans leurs maisons qu’avant ta Comédie, mais ils demanderont qui tu es & ce que tu faisois avant de faire ta Piece des Philosophes ?

ET on leur racontera comment tu es natif de Nancy, & comment [15] tu as fait de bonne heure de petits ouvrages & de grandes friponneries1741,

ET comment tu as fait une Comédie en Lorraine1742 où tu as mis sur la scene une femme respectable par sa naissance & par ses talens1743, & un Philosophe dont tu n’es pas digne de dénoüer les cordons des souliers1744, & comment les honnêtes gens de ton pays ont voulu te faire chasser de l’Académie de Nancy, & comment le Philosophe que tu avois insulté & que tu insulteras encore a été ton intercesseur,

[ET comment tu as fait des satyres contre des personnes qui te recevoient chez elles, & comment tu as volé tes associés au privilege des Gazettes étrangeres, & comment tu as volé une caisse qui [16] t’étoit confiée & comment tu as fait banqueroute,]

ET comment tu as fait abjurer le Christianisme à un de tes camarades1745 dans une partie de débauche & comment tu as fait de ta maison un mauvais lieu & comment ******** &c.

ET comment [Maître Aliboron, dit] Fréron, de l’Académie d’Angers, t’a trouvé propre à seconder ses grands desseins & t’a pris dans son trou pour abboyer avec lui & pour insulter aux talens & au génie,

[ET tous tes autres faits & gestes ainsi qu’ils seront un jour écrits au livre des grandes chroniques de Bissêtre ;]

ET lorsqu’on aura remué les ordures de ta vie1746, on s’étonnera de [17] te voir devenu tout à coup l’Apôtre des moeurs & le défenseur de la Religion, [& on demandera comment un homme qui n’a ni Religion, ni moeurs, ni probité, ose-t-il parler de probité, de moeurs & de Religion,] & tu répondras que la foi couvre la multitude des péchés, & qu’il vaut mieux être frippon qu’incrédule & crapuleux que Philosophe1747, & on trouvera ta réponse bonne ;

ET si on te demande qui t’a envoyé & qui t’a ordonné d’écrire ta Comédie, tu diras que c’est moi, & je vais me faire connoître à toi & dessiller tes yeux ;

ET la voix cessa de parler & je sentis comme un nuage se dissiper devant mes prunelles, & je vis une petite femme vêtue d’un ha [18] bit de différentes couleurs & elle avoit une ancienne coëffure de la fin du régne de Louis XIV. & elle tenoit un stilet dans sa main droite & dans sa gauche un chapelet, & de son bras pendoient par des cordons des croix de différents ordres, des Bâtons de Commandement, des Mortiers, beaucoup de Mitres, des Brevets de toute espece & une grande quantité de Bourses,

ET elle faisoit beaucoup de grimaces,

ET elle avoit les yeux baissés, regardoit en dessous & derriere elle avec inquiétude.

ET je la voyois grandir sensiblement pendant que je la regardois, & je conjecturai que dans peu de temps elle seroit forte & puissante ;

ET sur son front étoit écrit la dévotion politique1748 ;

ET je me prosternai à ses pieds, & elle me donna une de ses bourses, & elle mit sa main sur ma tête, & je me sentis animé de son esprit, & je me mis à écrire ma Comédie des Philosophes comme il s’ensuit. [19]

Notes
1718.

 Nous avons fait figurer entre crochets les passages supprimés dans l’édition des Mélanges.

1719.

(a) Allusion à un ouvrage de l’évêque du Puy, frère de M. de Pompignan, sous le titre de la Dévotion réconciliée avec l’esprit, dont d’Alembert disait que c’était la réconciliation normande. (Note ajoutée dans l’édition des Mélanges.)

1720.

 Variante : « on connaîtra désormais ».

1721.

 Variante : « on dira qu’il est philosophe ».

1722.

 Variante : « par trois docteurs ».

1723.

 Variante : « un petit auto-da-fé ».

1724.

 Variante : « on brûlera en effigie, seulement pendant les premières années un certain nombre de gens de Lettres ».

1725.

 Ajout : « (Deux vers de la pièce des Philosophes.) »

1726.

 Allusion aux Petites Lettres sur les grands philosophes, publiées par Palissot en 1757.

1727.

 Ajout : « (Moreau) ».

1728.

 Ajout : « (Caveyrac) ».

1729.

 Ajout : « (Pompignan) ».

1730.

 Variante : « Et tu recueilleras ».

1731.

 Variante : « Et tu prendras [...] et tu mettras [...] et tu appelleras ».

1732.

 Variante : « l’Evêque B... (Dupuy) ».

1733.

 Dans l’édition des Mélanges, ce verset est placé après celui qui commence par « Et cette grande Dame fera dans son testament un legs pieux... ».

1734.

 Ajout : « (madame de R...) ».

1735.

(a) Madame de Robecq avait en effet été insultée par Diderot, dans la préface du Fils naturel. (Note ajoutée dans l'édition des Mélanges.)

1736.

 Variante : « Et cette grande Dame fera dans son testament un legs pieux pour acheter cent billets de parterre à chaque représentation de ta Comédie, et ils seront distribués pour la plus grande gloire de Dieu et pour la tienne à des gens qui s’engageront à applaudir ».

1737.

 Ajout : « (mademoiselle Clairon) ».

1738.

 Mlle Clairon, qui s’était opposée à la réception de la comédie des Philosophes.

1739.

 Madian, fils d’Abraham ; Epha, fils de Madian (Genèse, 25, 2 et 4).

1740.

 Variante : « Et les amis des lettres ne voudront pas ».

1741.

 Variante : « de grandes sottises ».

1742.

 Le Cercle ou les Originaux, pièce représentée pour la première fois sur le théâtre de Nancy le 26 novembre 1755.

1743.

 Ajout : « (madame du Châtelet) ».

1744.

 Ajout : « (J. J. Rousseau) ».

1745.

 Variante : « Et comment, dans une orgie, tu as fait abjurer le Christianisme à un de tes camarades (Poinsinet) ».

1746.

 Variante : « Et lorsqu’on aura ainsi recueilli tes faits et gestes, et pris quelque connaissance de tes petits ouvrages, on s’étonnera... »

1747.

 Variante : « il vaut mieux être délateur qu’incrédule et calomniateur que Philosophe ».

1748.

 Ajout : « , et sur sa poitrine : J’attends ».