relation D’une Grande Bataille.

[Note: Ce texte, qui relate la « bataille » qui s’est déroulée lors de la première représentation de la comédie de l’Écossaise, a été inséré par Fréron dans l’Année littéraire de juillet 1760 (pp. 209-216). Il est également reproduit par Jean Balcou, dont nous exploitons abondamment les notes.]

On m’a envoyé cette Relation, Monsieur ; j’avois d’abord refusé de l’insérer dans mes Feuilles ; mais, toutes réflexions faites, j’ai cru qu’elle pourroit vous divertir.

Hier Samedi 26 de ce mois, sur les cinq heures & demie du soir, il se donna au Parterre de la Comédie Françoise une des plus mémorables batailles dont l’Histoire Littéraire fasse mention. Il s’agissoit du Caffé ou de l’Ecossoise qu’on représentoit pour la pre [209] mière fois. Les gens de goût vouloient que cette Pièce fût sifflée ; les Philosophes s’étoient engagés à la faire applaudir. L’Avant-Garde de ces derniers, composée de tous les rimailleurs & prosailleurs ridiculisés dans l’Année Littéraire, étoit conduite par une espèce de Savetier appelé Blaise qui faisoit le Diable à quatre 1749. Le redoutable Dortidius 1750 étoit au centre de l’armée ; on l’avoit élu Général d’une voix unanime. Son visage étoit brulant, ses regards furieux, sa tête échevelée, tous ses sens agités, comme ils le sont, lorsque dominé par son divin enthousiasme, il rend ses oracles sur le trépied philosophique. Ce centre renfermoit l’élite des troupes, c’est-à-dire, tous ceux qui travaillent à ce grand Dictionnaire dont la suspension fait gémir l’Europe 1751, les Typographes qui l’ont imprimé, les Libraires qui le vendent, & leurs garçons de boutique.

L’aîle droite étoit commandée par un Prophète de Boëhmischbroda, le Calchas de l’Armée, qui avoit prédit le succès du combat1752. Il avoit sous ses ordres deux Régimens de Clercs de Procureurs & d’Ecrivains sous les Charniers1753. La gauche, [210] formée de deux Brigades d’apprentifs Chirurgiens & Perruquiers, avoit pour chef le pesant la M..... cet usurpateur du petit Royaume d’Angola 1754. Un Bataillon d’ergoteurs Irlandois, charmés d’obéïr à l’Abbé Micromégan leur compatriote, faisoit l’arrière-garde1755 ; ils avoient juré d’user jusqu’au dernier lobe de leurs poumons pour défendre la charmante Ecossoise, cette nouvelle Hélène, qui trouble la Littérature & la Philosophie. Il y avoit jusqu’à un corps de réserve de Laquais & de Savoyards en redingottes & en couteaux de chasse, qui recevoient l’ordre d’un petit Prestolet que la secte elle-même méprise & qu’elle emploie1756, chassé de l’autre parti dès qu’on a connu son peu d’esprit & de talent, dévoré de la rage d’être Journaliste, & ne pouvant y réussir : chose pourtant si aisée au rapport des Philosophes ses protecteurs.

La veille & le matin de cette grande journée, on avoit eu soin d’exercer tous ces nobles combattans, & de leur bien marquer les endroits où ils devoient faire feu, & applaudir à toute outrance. Le sage Tacite 1757, le prudent Théophraste 1758, & tous les graves Sénateurs [211] de la République des Philosophes ne se trouvèrent point à cette affaire ; ils ne jugèrent pas à propos d’exposer leurs augustes personnes. Ils attendoient l’événement aux Tuileries, où ils se promenoient inquiets, égarés, impatiens. Ils avoient donné ordre qu’on leur envoyât un courier à chaque Acte.

Les gens de goût s’avancèrent tranquillement, mais en très-petit nombre, sans Commandans, sans dispositions, & même sans troupes auxiliaires ; ils se reposoient sur la justice de leur cause : confiance trop aveugle !

La toile se lève ; le signal est donné ; l’armée philosophique s’ébranle ; elle fait retentir la Salle d’acclamations ; le choc des mains agite l’air, & la terre tremble sous les battemens de pieds. On fut quelque temps sans dépêcher le courier, parce qu’on ne sçavoit si le premier Acte étoit fini ; lorsqu’on en fut certain, le Général honora de cet emploi un de ses plus braves Aides de Camp, Mercure exilé de l’Olympe & privé de ses fonctions Périodiques1759 ; il partit plus prompt qu’un éclair, arriva aux Tuileries, annonça ce brillant début aux Sénateurs assemblés, leur [212] dit qu’on avoit applaudi à tout rompre, même avant que les Acteurs ouvrissent la bouche ; que le seul nom de Wasp (mot Anglois qui signifie Guêpe) avoit excité des transports d’admiration ; que rien n’étoit échappé, & qu’on avoit saisi tout l’esprit, tout le sel, toute la finesse des épigrammes d’Araignée, de Vipère, de Coquin, de Faquin, de Fripon, &c, &c, &c. LE SENAT, en récompense d’une si heureuse nouvelle, assûra le Messager qu’il releveroit toutes ses pièces tombées, qu’il forceroit le Public à les trouver nobles & touchantes, ou du moins qu’il les feroit jouer devant lui. Au second, au troisième, au quatrième Actes, nouveaux couriers, nouveaux avantages. Enfin, le foible Détachement du Goût fut écrasé par la supériorité du nombre, & les Barbares se virent maîtres du champ de bataille. L’armée victorieuse fit une marche forcée pour se rendre aux Tuileries, où elle déboucha par le Pont-Royal, au bruit des Trompettes & des Clairons 1760. LE SENAT TRES-PHILOSOPHIQUE fut dans un instant entouré des vainqueurs couverts de sueur & de poussière. Tous parloient en même temps ; tous s’écrioient : Triom [213] phe, Victoire, Victoire complette. Les Anciens leur imposèrent silence, &, après avoir embrassé deux fois leur habile Général, ils voulurent apprendre de lui-même les particularités de l’action. Le vaillant Dortidius en fit le récit d’un style sublime, mais inintelligible. On eut recours au petit Prestolet qui fut clair, mais plat. Ses yeux pétilloient d’allégresse. Cependant sa joie étoit mêlée d’un peu d’amertume ; il regrettoit qu’on eût mis Wasp à la place de Frélon 1761 ; il prétendoit que ce dernier nom eût été bien plus plaisant ; il ne concevoit pas pourquoi on l’avoit supprimé ; il sçavoit que l’auteur de l’Année Littéraire lui-même avoit demandé qu’on le laissât*1762 . LE SENAT fut très-satisfait de tout ce qu’il venoit d’entendre. Le Général lui présenta la liste des Guerriers qui s’étoient le plus distingués. Sur la lecture qui en fut faite à haute voix, on ordonna au petit Prestolet de l’insérer en entier dans sa première Gazette Littéraire, avec de grands éloges pour chaque héros ; [214] ensuite les Sénateurs tendirent la main à l’un, sourirent agréablement à l’autre, promirent à celui-ci un exemplaire de leurs Oeuvres Mêlées 1763, à celui-là de le louer dans le premier ouvrage qu’ils feroient, à quelques-uns des places de courtier dans l’Encyclopédie, à tous des billets pour aller encore à l’Ecossoise gratis, en leur recommandant de ne point s’endormir sur leurs lauriers, & de continuer à bien faire leur devoir ; ils leur représentèrent qu’il étoit à craindre que la vigilance des ennemis ne profitât de leur inaction pour leur dérober le fruit de leur victoire. Après ce discours éloquent & flatteur, LE SENAT les congédia, & invita à souper le Général & les principaux Officiers. Avant le Banquet, on tira un beau feu d’artifice ; il y eut grande chère, un excellent concert de Musique Italienne, un Intermède exécuté par des Bouffons, des illuminations à la façade de [215] tous les Hôtels des Philosophes. Un Bal philosophique qui dura jusqu’à huit heures du matin, termina la fête. Les Sénateurs, en se retirant, ordonnèrent qu’on eût à s’assembler aux Tuileries sur les six heures du soir pour chanter un TE VOLTARIUM. [216]

Notes
1749.

 Sedaine, auteur de Blaise le savetier et du Diable à quatre.

1750.

 Le nom dont Palissot affublait Diderot dans sa comédie des Philosophes.

1751.

 Expression employée par Voltaire dans la Préface de l’Écossaise.

1752.

 Par le petit prophète de Boëmischboda, brochure du 21 janvier 1753, Grimm déclenche la « querelle des Bouffons ».

1753.

 Le charnier des Saints-Innocents était le lieu de rendez-vous des nouvellistes faméliques.

1754.

 Angola, oeuvre de la Morlière, parue en 1746.

1755.

 L’abbé Méhégan, auteur d’un pamphlet contre Fréron intitulé Lettres sur l’An lit. (en particulier sur la feuille du 11 mai 1755).

1756.

 Ce prestolet ou petit prêtre n’est autre que l’abbé de La Porte.

1757.

 D’Alembert avait traduit Tacite.

1758.

 Palissot avait joué Duclos, auteur des Considérations sur les moeurs de ce siècle, sous le nom de Théophraste.

1759.

 Marmontel avait été accusé d’avoir rédigé, en 1760, une parodie de Cinna dans laquelle le duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre du roi et chargé de l’administration de la Comédie Française, était attaqué sous les traits d’Auguste. Cette affaire valut à Marmontel un bref séjour à la Bastille, du 28 décembre 1759 au 7 janvier 1760, et la perte de la direction du Mercure de France. Le texte incriminé émanait en réalité de Bay de Cury..

1760.

 Mlle Clairon défendait à la Comédie les intérêts du parti philosophique. Elle s’est notamment opposée à la réception de la comédie des Philosophes.

1761.

 Pour la représentation de L’Écossaise, on avait en effet substitué le nom de « Wasp » à celui de « Frélon », qui figure dans le texte de la pièce imprimée.

1762.

* Cette circonstance est très-vraie. Les Comédiens sont témoins que je les ai priés de conserver le nom de Frélon, & même de mettre celui de Fréron, s’ils croyoient que cela pût contribuer au succès de la pièce. Ils étoient assez portés à m’obliger ; apparemment qu’il n’a pas dépendu d’eux de me faire ce plaisir ; & j’en suis très-fâché. Notre Théâtre auroit acquis une petite liberté honnête dont on auroit tiré un très-grand avantage pour la perfection de l’art Dramatique. (Note de Fréron.)

1763.

Allusion aux Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie de d’Alembert (édition de 1758 en 2 volumes).