“ À Propos De bélisaire ”

[Note: Nous reproduisons ci-dessous un extrait du compte rendu que Fréron consacre au Bélisaire de Marmontel, dans la livraison de janvier 1768 de L’Année littéraire (t. I, pp. 17-22). Après avoir proposé une critique générale de l’ouvrage, qu’il présente comme « une espèce de Morale à tiroir1776 », le journaliste en vient à l’examen du « quinziéme Chapître », qui a « fait tout le bruit que l’auteur pouvoir desirer, & [...] n’a pas peu contribué au succès de son Livre » (p. 17). S’il n’est guère étonnant que Fréron approuve ceux qui se sont élevés contre ce chapitre, la forme que prend son analyse a de quoi surprendre : aux critiques strictement littéraires1777 succède en effet un développement, explicitement adressé aux « Philosophes », qui tourne à la diatribe.] [Note: Ce passage1778, que nous présentons ici, illustre l’ambiguïté de la démarche de Fréron qui, considérant ses « feuilles » comme son « champ de bataille1779 », oscille souvent entre « critique littéraire » et pamphlet1780.]

[...] Je n’ai ni la science, ni la mission nécessaires pour les combattre avec les foudres de la théologie ; mais, sans attaquer, sans avoir même en vûe aucun d’eux en particulier, je puis me servir des armes de la [17] raison, & leur dire : Eh quoi, vous avez l’ambition de passer pour Philosophes, & chaque jour vous dérogez à la noblesse de ce nom par vos discours, vos écrits & vos actions. Ignorez-vous les devoirs que vous impose ce titre auguste ? Il faudroit, pour le bien remplir, qu’on admirât en vous des modèles de sagesse & d’humanité ; & vous ne donnez au monde que des exemples de démence & de fureur. Vous n’êtes ni sujets, ni citoyens, ni hommes : ni sujets puisque vos blasphêmes ou vos dérisions tombent avec une liberté cynique sur une croyance que votre Roi professe & qu’il vous ordonne de respecter ; ni citoyens, puisque vous troublez l’ordre de la société où l’on vous permet de vivre ; ni hommes, puisque vous êtes assez barbares pour vouloir ôter à des millions de vos semblables le seul appui qui les soutienne dans leurs malheurs.

Quel fruit espérez vous recueillir de votre audace sacrilège ? Est-ce de rendre l’univers plus vertueux & plus heureux ? Ne voyez-vous pas que vous rompez, au contraire, une des plus fortes digues de [18] la corruption & de la scélératesse, & qu’à la place de cette douce paix, de cette juste confiance, de cet espoir consolant que donne le Christianisme, vous portez dans l’ame de tous ceux que vous égarez, le trouble, l’amertume & le désespoir ?

Est-ce de voir les peuples plus soumis aux Loix & à leurs Souverains ? Mais vous dissimulez vous que les autels sont les fondemens de bien des trônes ? Pensez-vous qu’une Nation qui secouera un joug sacré, portera docilement un joug humain ?

Est-ce de détruire les erreurs & le fanatisme ? Mais où sont les vérités que vous substituez à ces prétendues erreurs ? Et le fanatisme de votre irréligion n’est-il pas plus absurde & plus dangereux que le fanatisme de la superstition ? Car la Religion ne connut jamais ce monstre.

Est-ce de hâter le regne de la Tolérance, grand mot que vous faites retentir sans cesse à nos oreilles ? Commencez donc vous mêmes par tolérer la foi de vos pères ! Vous ne parlez que de Tolérance, & jamais secte ne fut plus intolérante que la vôtre. [19]

Est-ce de vous distinguer & de procurer un débit plus rapide à vos ouvrages ? Vous êtes bien dépourvûs de génie, si, pour amorcer le lecteur, vous avez besoin de cette misérable ressource ! Apprenez que les applaudissemens d’une foule de jeunes libertins & de quelques femmelettes qui se donnent les airs d’être philosophes, ne compensent pas la juste indignation des gens sensés & des ames honnêtes. Scachez que ce succès est un opprobre ; qu’il n’est rien de plus aisé que d’exciter quelque sensation par une pareille témérité ; que le plus chétif barbouilleur de papier peut se promettre le même éclat ; que vous ne faites que tourner & retourner les pensées d’autrui ; que depuis vingt ou trente ans que vous vous êtes avisés de ce moyen pour vous tirer de l’obscurité dont vous ne seriez jamais sortis, il ne vous est pas encore échappé une seule idée, un seul trait, une seule objection, une seule plaisanterie qui soit à vous ; qu’enfin, cette manie de faire de la Religion l’objet de vos sophismes ou de vos épigrammes, est l’annonce d’un esprit faux & d’un [20] coeur gâté, le gage d’une imagination stérile, le sceau d’une éternelle médiocrité. Ouvrez les fastes de la Littérature ancienne & moderne ; rappellez vous ces illustres écrivains qui font tant d’honneur aux Nations qui les ont produits ; les Homères, les Pindares, les Démosthènes, les Thucydides, les Xénophons, les Sophocles, les Virgiles, les Horaces, les Cicérons, les Tite-Lives, les Tasses, les Miltons, les Corneilles, les Molières, les la Fontaines, les Boileaux, les Jean-Baptiste Rousseaux, &c, &c, &c : ces auteurs immortels se sont-ils permis des écarts contre la Religion de leur païs ? Non, sans doute ; ils l’ont toujours respectée ; plusieurs même en ont célébré la grandeur, inspiré l’amour, étendu l’empire. Et cependant quels hommes, quels esprits, quels génies !

Est-ce d’être comparés aux grands Philosophes de l’Antiquité ? Mais parmi ces Philosophes il y en eut qui, après avoir profondément étudié l’homme, firent des systêmes de Religion ; & ces Religions, toutes fausses qu’elles soient, en imposoient aux peuples, ré [21] primoient le vice, excitoient à la vertu : voilà ce que j’appelle de la raison, des lumières & de la Philosophie. Et vous, que votre bonheur a fait naître dans le sein d’une Religion, la seule vraie, la seule émanée du Ciel, vous avez conçu, vous suivez & vous tâchez de remplir le projet exécrable d’en effacer l’empreinte dans tous les esprits & dans tous les coeurs ! Vous faites consister la Philosophie à détruire un culte qu’elle devroit s’efforcer de rétablir, si nous avions le malheur de le perdre ! La Religion, la Morale & les Loix ne sont pas, de l’aveu de tout le monde, des barrières suffisantes contre la violence des passions ; & vous travaillez à les renverser ! Au lieu de briser ces freins nécessaires, imaginez-en d’autres encore que nous puissions adopter : alors vous ferez de vos veilles & de vos talens un emploi non moins utile que glorieux ; alors je vous reconnoîtrai pour de grands Philosophes & pour les bienfaiteurs du genre humain.

Revenons à Bélisaire. [...] [22]

Notes
1776.

 « Cette fable [...] est foible, commune, monotone, remplie d’invraisemblances & de situations forcées. On voit par-tout l’auteur qui s’arrange pour amener tel exemple ou pour débiter telle maxime ; c’est une espèce de Morale à tiroir ; & rien, comme vous sçavez, de plus fatiguant & de plus ennuyeux que ce genre, lorsque l’ouvrage est long, & que son uniforme prolixité n’est pas rachetée par beaucoup d’esprit ou par des idées neuves & piquantes » (p. 4).

1777.

 « On s’est élevé contre ce Chapître avec d’autant plus de fondement qu’il n’a ni vraisemblance dans la bouche de Bélisaire, ni liaison avec le reste de l’ouvrage ; c’est un morceau détaché, un accessoire étranger, un mince centon des vains argumens de nos Porphyres modernes » (p. 17).

1778.

 Ce passage s’isole aisément au sein de l’article : il est introduit par une phrase qui amène la prise de parole personnelle du journaliste (« je puis [...] leur dire ») ; la fin est marquée par l’expression « Revenons à Bélisaire », qui confère au texte qui précède le statut d’un excursus.

1779.

 Lettre à Malesherbes du 31 juillet 1760, citée par J. Balcou, Le Dossier Fréron, p. 285.

1780.

 Sur cette question, voir notre première partie, à l’article “ Critique ”.