Introduction générale

Osons énoncer une banalité : en sociologie (et sans doute en sciences humaines en général), un sujet n'est jamais choisi au hasard. Le travail présenté ici est l'aboutissement d'une interrogation qui trouve ses fondements dans la confrontation entre une expérience et une exigence sociologique. Une expérience d'abord en tant qu'élève de l'école expérimentale primaire Freinet ouverte dès 1968 à Ste Foy lès Lyon (Rhône) où je n'avais pas clairement conscience d'être scolarisée dans une pédagogie "différente", sauf au moment de l'entrée au collège où j'ai senti ce que la sociologie m'a permis d'interpréter ultérieurement comme étant un décalage entre deux formes d'imposition de l'ordre scolaire. Ma scolarité en 6ème a été une suite d'incompréhensions et de résistances (qui ne m'ont pas quittée, prenant d'autres formes, tout au long du collège et du lycée) notamment relativement à la discipline dans un mode de fonctionnement où un certain nombre de mes comportements étaient interprétés comme autant d'affronts à l'autorité professorale heurtant les exigences d'un ordre scolaire différent de celui que j'avais connu à l'école Freinet où nous n'avions pas de devoirs, pas de notes, où nous pouvions manger, bouger dans la classe et en sortir sans demander l'autorisation, où nous avions dans certaines limites la possibilité de contester auprès de l'instituteur sa manière d'enseigner et l'organisation de la classe, où les apprentissages scolaires impliquaient plus d'initiatives personnelles (exercices sur fichiers autocorrectifs 1 , plans de travail 2 ) et où les échanges entre élèves étaient plus valorisés (travail de groupe, aide entre enfants, régulation de la vie quotidienne par les "responsabilités" et les réunions hebdomadaires). L'inadéquation de mon comportement s'est retrouvé aussi dans la confrontation avec les apprentissages scolaires, puisque j'ai mis longtemps avant d'accepter ce qui n'avait pas tellement de sens pour moi: apprendre des leçons et des règles "par coeur" (les seules récitations à l'école Freinet concernaient des poésies et les tables de calcul).

Toute recherche en sciences sociales se heurte au risque d'adopter un regard qui en dit plus sur le rapport à l'objet que sur l'objet lui-même. Dans une analyse sociologique sur l'école, cette difficulté prend une tonalité particulière: d'une part, chacun sait combien dans nos sociétés occidentales actuelles, la période de l'enfance est l'objet d'une certaine "mythisation" 3 , propice à un souvenir nostalgique enjolivé et d'autre part, l'école peut être un lieu de projections (notamment pour tous ceux qui ont l'expérience d'une scolarité prolongée, comme c'est le cas pour les sociologues). La très grande familiarité avec l'objet d'étude peut s'insinuer comme un obstacle, faisant apparaître comme "évidentes" des notions qui ne le sont pas et dont la perception doit beaucoup à notre expérience individuelle 4 . L'explicitation des raisons à l'origine de notre intérêt pour un travail portant sur la discipline scolaire et ses différentes formes d'imposition a contribué au travail nécessaire d'objectivation de notre rapport à l'objet, conduisant à une vigilance sur plusieurs plans: d'abord ne pas généraliser cette expérience individuelle de l'école C.Freinet (tous les élèves passés par cette pédagogie n'ont pas vécu douloureusement leur passage au collège ou peuvent avoir connu d'autres souffrances), ensuite ne pas idéaliser la période de l'enfance (ce qui pourrait conduire indirectement à vouloir démontrer à tout prix que la pédagogie Freinet est "meilleure" que les autres) et enfin ne pas "régler des comptes" avec la discipline scolaire.

Mais prendre conscience de son rapport à l'objet ne suffit pas, il faut encore qu'il soit dépassé par l'analyse sociologique: la démarche scientifique 5 et son explicitation (construction et définition de l'objet, problématique et hypothèses, fondements épistémologiques et méthodologiques de la recherche) sont au coeur de ce travail d'objectivation pour regarder avec plus de distance l'expérience de l'élève, pour rendre étranger à nous même ce qui nous est familier: dans notre cas, cette distance s'appliquait davantage aux écoles "novatrices" dont la forme pédagogique est la plus proche de ce que nous avions connu, qu'aux écoles adoptant un fonctionnement plus "traditionnel" où l'effet de surprise et de découverte a été le plus important.

Notre travail procède de deux questions principales: premièrement, est-ce qu'on peut dire que la discipline scolaire existe encore dans les pédagogies "novatrices", différentes des formes "traditionnelles" de l'école? Deuxièmement, si on trouve encore de la discipline dans ces pédagogies (ce qui sera notre hypothèse), quelles formes prend-elle et quels sont ses effets sur les élèves? Derrière cette question sur la discipline, nous avons l'espoir de contribuer modestement à la compréhension sociologique des phénomènes très complexes qui conduisent certains élèves à l'échec scolaire. En effet, pour reprendre des termes de P.Perrenoud 6 , on sait bien qu'être "bon élève", c'est être capable d'assimiler des savoirs scolaires en même temps qu'on se conforme à un "métier d'élève" qui relève d'un rapport au monde et à autrui spécifique.

Par ailleurs, la question de la discipline intéresse nombre d'enseignants, confrontés dans leurs pratiques à des comportements qui viennent heurter l'ordre scolaire, entraînant des questionnements et des difficultés dans la conduite de la classe. Mise à part la confrontation pratique lors des "stages", la formation des instituteurs les prépare peu aux problèmes d'indiscipline dont ils n'osent pas toujours parler (par peur d'apparaître comme un "mauvais maître", dépassé par la situation, incapable de "s'imposer" face à des enfants) et qu'ils résolvent davantage par les conseils glanés auprès des "anciens", par leurs réajustements sur le terrain que par des applications de ce qu'ils ont appris à l'Ecole Normale. Certaines écoles se tournent vers des psychologues, des psychiatres, des sociologues afin de comprendre pourquoi certains enfants développent une attitude "agressive", perturbent la classe, manquent d'"autonomie" et n'ont pas le sens de la "civilité" ni de la "citoyenneté".

En choisissant d'aborder le thème de la discipline scolaire à l'école primaire 7 , notre attention se concentre délibérément sur ce qui apparaît souvent comme le versant le moins noble du rôle de l'instituteur et se trouve souvent occulté dans les instructions officielles de l'école qui insistent davantage sur l'acquisition des savoirs que sur la conduite de la classe et l'organisation de la vie quotidienne de l'écolier. Or la prise en compte de cette réalité, qui vient heurter parfois l'image de l'entreprise pédagogique "le plus souvent présentée seulement sous ses aspects attrayants et bienfaisants" 8 nous paraît être une dimension essentielle pour la compréhension sociologique de ce que sont, dans nos formations sociales actuelles, l'école et son travail pédagogique sur les enfants. D'ailleurs notre travail sur la discipline à l'école primaire rejoint des préoccupations politiques d'actualité 9 énoncées dans le cadre de la préparation du plan contre la violence à l'école: les mesures annoncées par le ministre de l'Education Nationale, C.Allègre, semblent se concrétiser dans le sens d'un "renforcement de l'encadrement et du suivi des élèves <...> afin d'améliorer le sentiment de sécurité, les comportements et le respect par tous des règles fondamentales de la vie en commun" 10 . Dans ce contexte, une analyse sociologique de la discipline à l'école primaire peut contribuer à mieux comprendre les comportements désignés sous le terme de "violence", sans reprendre pour autant le discours commun sur les problèmes rencontrés par les établissements scolaires, discours dont le risque est de conduire à une stigmatisation 11 .

Cependant, l'intérêt d'un travail sociologique portant sur la discipline scolaire ne se limite pas au champ des pratiques éducatives ou de la politique en matière d'éducation: à travers l'analyse du rapport pédagogique, on touche inévitablement à des questions d'ordre politique au sens large. E.Durkheim est sans doute l'un des premiers à avoir montré que la fonction de l'éducation dépasse la simple transmission de savoirs et qu'elle a pour objet "non de donner à l'enfant des connaissances plus ou moins nombreuses, mais de constituer chez lui un état intérieur et profond, une sorte de polarité de l'âme qui l'oriente dans un sens défini non pas seulement pendant l'enfance, mais pour la vie" 12 . L'action éducative de l'école s'articule en effet sur un travail de "moralisation" donc sur l'imposition de contraintes et l'instauration de rapports de force qui comportent inévitablement des effets de pouvoir. Derrière cette conception de la scolarisation se profile un questionnement qui considère comme principales les modalités concrètes d'un processus par lequel on parvient à inculquer une forme de relation de pouvoir, conduisant à une interrogation philosophique plus générale: est-il possible d'éduquer à la liberté sans contraindre? Les réflexions philosophiques sur le rapport pédagogique peuvent ainsi contribuer à une meilleure compréhension des différentes modalités par lesquelles l'éducation scolaire arrive à contraindre l'élève tout en prétendant l'éduquer à la liberté. Car le problème est d'arriver à former en l'enfant le futur adulte citoyen, autrement dit de lui donner l'habitude d'obéir tout en travaillant à l'élaboration de son autonomie. P.Canivez résume ainsi cette contradiction inhérente à l'éducation scolaire: "comment donner à l'individu l'habitude d'obéir sans entraîner celle de se soumettre? Comment exercer sur lui l'autorité, si elle ne doit pas faire de lui un éternel mineur, toujours dépendant de l'ordre établi ou des <<autorités>>, à savoir de l'homme politique, du supérieur hiérarchique, des <<meneurs>>? Comment donc doit s'exercer l'autorité pour produire la liberté plutôt que le pouvoir, l'autonomie plutôt que le conditionnement, la responsabilité plutôt que l'assujettissement?" 13 .

C'est dire si notre questionnement sur la discipline scolaire est lié au domaine de la philosophie politique: la dimension politique de l'éducation renvoie à celle de l'éducation au politique. P.Meirieu rappelle combien les valeurs se transmettent dans la quotidienneté concrète de chaque activité éducative et non pas dans les cours de morale: " <...> toutes les pratiques didactiques ne se valent pas au regard des valeurs qu'elles prétendent promouvoir: la mise en place d'une situation-problème n'est pas équivalente à l'organisation de cours strictement informatifs, la proposition de groupes de besoin ou d'ateliers différenciés n'a pas la même portée éthique que la gestion indifférenciée d'un groupe de niveau, la pratique du <<conseil d'élèves>> n'a pas la même valeur que la simple annonce d'un règlement" 14 . L'enfant à l'école apprend à cohabiter avec d'autres enfants sous l'autorité d'une même règle: il s'exerce ainsi à ses futures fonctions de citoyen, en s'habituant au respect d'une loi et à des formes d'obéissance dont nous verrons qu'elles peuvent varier en fonction des modalités d'imposition de l'ordre scolaire valorisées dans chacune des configurations analysées. Notre objet d'étude vient donc interroger le projet démocratique de l'éducation à la citoyenneté par l'école laïque, modèle républicain de scolarisation dont cycliquement on annonce la "fin" 15 ou en tout cas la "crise". Par conséquent, l'analyse des diverses formes prises par la discipline scolaire moderne sera aussi pour nous l'occasion d'interroger la pertinence de cette mort annoncée de l'école de Jules Ferry.

Une interrogation sociologique sur la discipline scolaire dépasse donc le cadre du champ de l'éducation dans le sens où l'école n'est pas indépendante des autres rapports sociaux. L'analyse socio-historique peut nous aider à comprendre comment dans nos formations sociales apparaît au XVIème siècle une forme inédite de relation sociale entre un "maître" et un "élève", ce que G.Vincent a nommé la "forme scolaire" 16 dont l'école élémentaire paraît comme l'archétype 17 et dont la construction sociale se poursuit encore sous nos yeux. Les travaux des historiens et des sociologues (notamment Chartier, Chervel, Elias, Foucault, Weber, Durkheim) s'avèrent précieux pour éclairer la nature des liens étroits entre la modification des relations de pouvoir liées à une réorganisation du champ politico-religieux et la forme d'exercice du pouvoir caractéristique de cette forme historique de relation sociale qu'est le rapport pédagogique. L'objectif n'est pas de faire une historiographie chronologique de la constitution de l'école, mais bien de repérer le sens de cette construction dans laquelle la discipline scolaire apparaît non pas comme un élément surajouté à l'acte pédagogique, mais comme partie constituante essentielle de la forme scolaire, traversant l'ensemble de l'acte pédagogique (y compris les savoirs scolaires et la manière de les transmettre).

Mener une interprétation sociologique de l'école en termes de "forme" et d'approche socio-historique ne signifie pas pour autant que nous remettons en cause les analyses soulignant le rôle du système d'enseignement dans le maintien d'une structure sociale inégalitaire. Les théories de la "correspondance" (dans lesquelles s'inscrivent C.Baudelot et R.Establet) identifient l'école à un "appareil idéologique de la classe dominante" et trouvent une liaison directe entre les divisions scolaires et les divisions sociales. P.Bourdieu et J.C Passeron interprètent l'école comme une instance de légitimation d'inégalités préexistantes: elle ne fabrique pas des inégalités mais les dissimule, perpétuant ainsi des rapports sociaux (donc des rapports de domination). Notre problématique partage avec ces théories la conception selon laquelle les processus de sélection et d'élimination du système scolaire conduisent à une reproduction de positions sociales inégales dans la société. Cependant, elle s'appuie sur une autre manière de penser l'école et de concevoir le social, articulée à une théorie de la forme qui permet, à la différence des théories structuralistes, d'intégrer la dimension historique de l'école et ses modifications. L'approche théorique que nous adoptons renoue de cette manière avec la tradition durkheimienne dans son intérêt porté à la genèse des systèmes scolaires et pédagogiques: l'école sera ainsi appréhendée comme une forme socio-historique particulière dont les transformations se poursuivent encore sous nos yeux. Notre analyse de la discipline scolaire sera menée sur la base de configurations permettant de considérer conjointement les formes de relation maître-élève dans une classe et des éléments d'interprétation plus larges que ceux engagés le plus visiblement dans les situations observées (données relatives à l'établissement, caractéristiques sociales des élèves, réflexions pédagogiques, dimensions socio-historiques de la forme scolaire).

Notre travail ne se désintéresse donc pas de la question de "l'inégalité des chances", mais en portant l'accent sur la compréhension des modalités concrètes du processus de production de cette inégalité entre les enfants, notamment dans l'esprit du travail d'E.Plaisance sur les modèles éducatifs à l'école maternelle. L'auteur distingue entre 1945 et 1980 le modèle "productif" ("caractérisé par des qualités concernant les productions enfantines sous l'angle de la perfection et de la réussite") et le modèle "expressif" ("où s'affirment des qualités concernant les enfants eux-mêmes"): le modèle productif correspondrait mieux aux attentes des familles populaires que le modèle expressif, davantage "en connivence avec les valeurs des familles des classes cultivées et sans doute plus nettement encore avec celles des classes moyennes" 18 . L'une des perspectives de notre analyse sociologique de la discipline à l'école primaire sera donc de tenir compte de l'origine sociale des élèves dans la compréhension des différentes manières de s'intégrer aux diverses modalités d'imposition de l'ordre scolaire.

Le questionnement sociologique sur la discipline scolaire n'est pas nouveau: des auteurs comme C.Baudelot et R.Establet 19 , B.Charlot, E.Bautier et J.Y Rochex 20 , A.Coulon 21 , F.Dubet 22 , G.Felouzis 23 , J.P Payet 24 , R.Sirota 25 , G.Snyders 26 , J.Testanière 27 , P.Willis 28 , P.Woods 29 dans des perspectives théoriques différentes, ont été amenés à traiter de la question en mettant l'accent sur la compréhension des comportements indisciplinés et du chahut des élèves relativement à leurs performances scolaires et/ou à certaines caractéristiques sociales (origine sociale, ethnique, sexe, âge...). Sans nier l'intérêt de ces travaux pour notre objet de recherche, nous avons préféré prendre un autre angle d'approche en nous intéressant non pas directement aux réactions des enfants face à ce que l'école leur impose, mais en mettant le projecteur d'abord et avant tout sur la compréhension des caractéristiques de l'ordre scolaire moderne. Notre recherche ne porte donc pas tant sur "l'indiscipline" que sur la "discipline", espérant contribuer par ce "détour" à l'analyse des comportements "non conformes" à l'école: on peut ainsi faire l'hypothèse que les difficultés (relatives à des résistances ou à de l'incompréhension) rencontrées par certains enfants pour se conformer à l'ordre scolaire proviennent d'un décalage entre deux espaces de socialisation (l'école et la famille) valorisant différemment des formes d’exercice de l’autorité.

Une analyse sur les formes actuelles de la discipline à l'école ne peut passer outre les critiques adressées au système scolaire, la "crise" de l'école étant "devenue un classique du discours social et politique" 30 . Paradoxalement, on n'a jamais autant parlé de l'école, et pourtant son image n'a jamais été aussi négative. La forme scolaire subit une forte dévalorisation, notamment au regard du rapport universitaire au savoir 31 , du rapport savant à la pédagogie (contre le rapport scolaire à la pédagogie des praticiens) et de la concurrence d'"autres modes de transmission de savoirs (le groupe des pairs et les médias notamment)" qui font apparaître la pédagogie scolaire comme "ennuyeuse, contraignante, et finalement peu performante" 32 ."L'école est aujourd'hui une institution désacralisée, dévalorisée, qui traverse une crise de légitimité" 33 selon B.Charlot: on critique son inefficacité (les élèves sont "médiocres" et les effets de sélection, notamment sociale, n'ont pas disparu), les parents perçoivent de la confusion là où ils ne retrouvent plus leurs repères familiers, les enseignants doutent de leur identité sociale et professionnelle.

Le consensus républicain avait réussi à imposer une forte cohérence à l'école, l'école laïque véhiculant les valeurs conservatrices de la bourgeoisie tout en affirmant le droit de chacun à l'instruction: "Si l'école laïque résout ou apaise les contradictions qui traversent la forme éducative de la société bourgeoise de la fin du XIXème siècle, c'est précisément parce que la bourgeoisie réussit, avec l'école laïque, à lier intimement conservatisme social et accès du peuple à une nouvelle forme de dignité" 34 . Cette forte cohérence éclate dans les années 1960, avec l'ouverture du premier cycle d'enseignement secondaire à tous les jeunes 35 : alors que le modèle de l'école laïque de J.Ferry survit encore dans l'imaginaire social, la "massification" de l'enseignement ne conduit pas à une égalisation totale des chances face à l'éducation scolaire. Par ailleurs, l'école qui occupe une place centrale dans le système éducatif ne peut plus répondre comme avant à certaines attentes de la société, dont les exigences ont évolué à son égard. A. Van Haecht souligne combien s'il est possible de voir dans l'élévation des taux de scolarisation une "extension de la demande d'éducation scolaire", il faut recouper cette tendance avec une "élévation permanente des exigences en matière de titres scolaires, liés à l'obtention d'emplois dont la position dans la hiérarchisation socio-professionnelle varie très peu. Et une telle augmentation se ramène encore, au moins partiellement, à un camouflage du chômage virtuel affectant les classes d'âge considérées" 36 . Pire encore, à travers son analyse de l'école primaire genevoise, W. Hutmacher donne l'exemple d'une contradiction possible entre les objectifs et les effets d'une politique éducative contre les inégalités sociales devant l'école. Depuis les années soixante-dix, l'enseignement primaire a connu dans ce pays une rénovation pédagogique dans un contexte socio-politique et scolaire très favorable à la lutte contre l'échec scolaire. Or les mesures mises en place (ressources supplémentaires, diminution des effectifs, dispositif de pédagogie compensatrice, efforts de modernisation culturelle, recours aux méthodes de l'école active) ont produit l'effet inverse de ce qui était espéré, puisque les taux de redoublement se sont mis à augmenter, avec une discrimination sociale accrue: "L'augmentation de la fréquence des redoublements est quasi nulle pour les enfants de cadres supérieurs et de dirigeants; elle est atténuée pour ceux de la classe moyenne salariée. C'est pour les enfants d'ouvriers que les conditions de scolarisation se sont massivement aggravées, et très particulièrement pour ceux de parents peu ou pas qualifiés, et pour les étrangers parmi eux" 37 .

Selon J.M Berthelot, le passage de la société industrielle à la société post-industrielle développerait des incertitudes face auxquelles l'école se trouverait "fissurée de toutes parts": "L'unité de culture, l'homogénéité autour d'une langue et de principes communs, se heurtent aussi bien à l'existence de pôles de pluralité ethnique irréductibles qu'au développement de formes de cultures médiatiques standardisées. Le soutien au système socio-productif, la formation de flux de compétences hiérarchisés selon un spectre continu réalisant un modèle d'ajustement pyramidal, s'affrontent à une segmentation de plus en plus poussée en trois grands contingents: les exclus de l'école et de l'emploi, les nantis du diplôme et de la carrière, les intermédiaires voués à toutes les incertitudes" 38 . A suivre l'analyse de J.M Berthelot, la multiplication de nouvelles formes d'accès au savoir (développement de la formation continue, de la formation en alternance, des stages d'insertion ou de qualification) viendrait remettre en question la prééminence de l'enseignement initial et de la "forme scolaire" dans la formation des compétences. Le procès de scolarisation, même s'il reste dominant dans notre société, ne constitue selon J.M Berthelot qu'un mode de socialisation parmi d'autres (familiaux, religieux, professionnels...) qui doivent être étudiés de manière articulée entre eux afin de saisir le "procès global de socialisation propre à une société donnée".

Pourtant, la forme scolaire et le mode scolaire de socialisation nous paraissent dominer encore la socialisation, même si "l'école comme institution est contestée, son monopole pédagogique et celui des enseignants est entamé, menacé": "C'est au moment où la scolarisation n'a jamais été aussi grande que l'école est la cible de nombreuses critiques car la prédominance de l'école entraîne des exigences plus grandes et plus diversifiées vis-à-vis d'elle. D'une certaine manière, l'institution scolaire paye le <<succès>> du mode de socialisation dont elle a été le principal vecteur et dont on peut dire qu'elle n'a plus le monopole" 39 . "Crise" de l'école, "dévalorisation" de la forme scolaire ne correspondent pas à une disparition de la forme scolaire, mais plutôt à un "éclatement" entre plusieurs modèles pédagogiques et plusieurs conceptions de l'être à former. Les nombreuses innovations constatées dans l'enseignement (certains murs tombent avec les écoles "ouvertes", des classes fonctionnent en décloisonnement, des emplois du temps annuels sont adaptés aux "rythmes biologiques" avec la semaine des quatre jours...) comportent sans doute un aspect contestataire par les remises en cause qu'elles occasionnent, mais elles peuvent être interprétées aussi comme autant d'adaptations nécessaires au maintien de la dominance de la forme scolaire qui, au lieu de s'effacer au profit d'un autre mode de socialisation, s'accommode des nouvelles contraintes de l'école en cherchant d'autres moyens pédagogiques, plus efficaces.

A travers les critiques contradictoires de ses fonctions (entre ceux qui dénoncent l'invasion du "pédagogique" aux dépens des "savoirs" et ceux qui regrettent le manque d'"éducation" et d'"ouverture" de l'école au profit de l''instruction" 40 ), l'école paraît ainsi comme "éclatée" entre plusieurs modèles pédagogiques. Pour saisir la nature de la discipline scolaire moderne, il nous faut tenir compte de la diversification des pratiques pédagogiques qui conduisent à une variabilité importante dans la manière d'imposer l'ordre à l'école. Pour autant, notre objectif n'est pas d'étudier de manière exhaustive l'ensemble des "innovations" pédagogiques, mais d'observer comment dans l'école contemporaine cohabitent plusieurs modèles du rapport pédagogique, "anciens" comme "nouveaux" (dont l'analyse socio-historique montre ce qu'ils doivent aux formes antérieures de scolarisation) conduisant à différentes modalités d'imposition de l'ordre scolaire.

Notre objet d'étude a été approché de deux manières, présentées en deux parties pour les besoins de l'exposition, mais qui sont restées très complémentaires tout au long de notre travail. Dans une première partie, nous apportons une définition sociologique de la "discipline scolaire", afin de mettre en valeur quelles sont les formes et les modalités d'exercices du pouvoir impliquées dans la relation pédagogique à l'école primaire. La compréhension des formes de domination engagées à l'école primaire s'appuie sur les analyses menées par E.Durkheim, M.Weber, M.Foucault et N.Elias qui, à travers des perspectives théoriques différentes, nous permettent de resituer la relation pédagogique relativement à des transformations plus générales dans la société, affectant d'autres relations sociales que celles engagées à l'école. Par ailleurs, nous utilisons l'approche socio-historique des savoirs scolaires, de leur transmission et de la manière d'imposer l'ordre à l'école ainsi que des recherches sociologiques portant sur la transmission de savoirs non scolaires: ces deux perspectives permettent de souligner la spécificité de la forme scolaire d'apprentissage actuelle. Notre définition de la "discipline scolaire" s'appuie également sur des modèles philosophiques de la relation pédagogique dégagés par Rousseau, Kant, Alain permettant de mieux comprendre la diversité des formes d'imposition de l'exercice du pouvoir au principe du rapport pédagogique moderne. La deuxième partie de notre travail présente cinq configurations à partir desquelles nous distinguerons les différentes modalités engagées dans l'imposition de l'ordre scolaire moderne: l'analyse est menée en relation avec la réflexion théorique et problématique ainsi que par croisements et comparaisons à l'intérieur même des configurations.

Notes
1.

Après l'effectuation d'un exercice, chaque élève le corrigeait lui-même à partir d'un fichier consultable librement comprenant les réponses exactes avant de soumettre l'exercice et sa correction à l'instituteur.

2.

Chaque élève recevait le lundi l'ensemble des exercices et des travaux à effectuer pour la semaine (en fonction des difficultés et des lacunes décelées par l'instituteur) et répartissait son travail sur un planning personnel dans les plages réservées à cet effet (c'est à dire en dehors des apprentissages et des regroupements collectifs). A la fin de la semaine, le plan de travail était remis à l'instituteur pour qu'il vérifie si les engagements de l'élève avaient bien été tenus. Ce mode de fonctionnement conduisait à des rythmes personnels différents, puisqu'un enfant pouvait très bien décider de mener l'intégralité de son travail hebdomadaire en trois jours, puis se consacrer à d'autres activités (travaux manuels, lecture, dessin...) pendant que d'autres répartissaient leur travail sur l'ensemble de la semaine.

3.

"Les hommes ont toujours eu tendance à rechercher la nature et la signification des êtres et des choses dans leur première forme, la meilleure et la plus vraie. Lorsqu'ils ne peuvent connaître le commencement d'un être ou d'une chose, ils créent un mythe d'origine. Les problèmes que posent à chacun le début de la vie individuelle et la signification mystérieuse de l'existence humaine ont souvent conduit à une certaine mythisation de l'enfant et de l'enfance <...>" , M.J Chombart de Lauwe, Un monde autre: l'enfance. De ses représentations à son mythe, Ed. Payot, Paris, 1971, p.12

4.

E.Durkheim rappelait la prudence nécessaire pour tout travail sociologique portant sur l'éducation: "Gardons-nous donc de croire qu'il suffit d'un peu de sens et de culture pour résoudre au pied levé des questions comme celle-ci: <<Qu'est-ce que l'enseignement secondaire, qu'est-ce qu'un collège, qu'est-ce qu'une classe?>> <...> Bien loin que nous soyons fondé à poser comme évidente la notion que nous portons en nous, il faut, au contraire, la tenir pour suspecte; car, produit de notre expérience restreinte d'individu, fonction de notre tempérament personnel, elle ne peut être que tronquée et trompeuse. Il faut en faire table rase, nous obliger à un doute méthodique, et traiter ce monde scolaire, qu'il s'agit d'explorer, comme une terre inconnue où il y a de véritables découvertes à faire"(Education et sociologie, PUF, Paris, 1989, p.125)

5.

Sans oublier que la connaissance scientifique n'est pas indemne de biais, dont le plus essentiel selon P.Bourdieu ne résulte pas de la "position sociale", ni même de "la position spécifique du sociologue dans le champ de production culturelle (et du même coup, dans un espace de position théoriques et méthodologiques possibles)": "Dès que nous observons le monde social, notre perception de ce monde est affectée d'un <<biais>> lié au fait que, pour l'étudier, pour le décrire et pour en parler, nous devons nous en abstraire plus ou moins complètement. Le <<biais>> théoriciste ou intellectualiste consiste à oublier d'inscrire, dans la théorie du monde social que nous construisons, le fait qu'elle est le produit d'un regard théorique, d'un <<oeil contemplatif>> Une sociologie véritablement réflexive doit être sans cesse en garde contre ces épistémocentrismes, cet <<ethnocentrisme de savant>>, qui consiste à ignorer tout ce que l'analyse projette dans sa perception de l'objet du fait qu'il est extérieur à l'objet, qu'il l'observe de loin et de haut <...> Cela conduit à conclure non que la connaissance théorique ne vaut rien, mais qu'il faut en connaître les limites et associer à tout compte rendu des limites des compte rendus scientifiques: la connaissance théorique doit nombre de ses propriétés les plus essentielles au fait que les conditions de sa production ne sont pas celles de la pratique"(Réponses, Ed du Seuil, Paris, 1992, pp.49 et 50)

6.

La fabrication de l'excellence scolaire, Librairie Droz, Genève, 1984, p.305

7.

Nous avons choisi de limiter notre recherche au niveau élémentaire qui est la première confrontation de l'enfant au système éducatif, en nous concentrant uniquement sur l'école primaire, où les enjeux de réussite scolaire commencent à apparaître de manière plus cruciale qu'en maternelle et qui marque le passage à la scolarisation obligatoire (même si beaucoup d'enfants fréquentent l'école maternelle).

8.

G.Vincent, L'école primaire française, PUL, Lyon, p.49 "<...> il faudra bien, un jour, qu'en contrepoint à toutes nos trop belles histoires des institutions scolaires, soit fait non plus seulement le récit des malheurs individuels d'enfants trop sensibles, mais celui des révoltes collectives d'écoliers et de collégiens: on s'apercevra alors que l'histoire véridique de l'école est <<pleine de bruit et de fureur>>, parfois de sang"(p.49)

9.

Le discours politique récurrent depuis une quinzaine d'année sur la nécessité du "retour de l'éducation civique" à l'école montre que ces considérations actuelles ne sont cependant pas récentes:"Jean-Pierre Chevènement voulait en faire une discipline à part entière, assortie de programmes, horaires et instructions. François Bayrou ambitionnait de la <<revitaliser>> dans une société qui aurait eu <<droit au sens>>. Lionel Jospin <...> souhaite que <<soient enseignées et pratiquées non seulement l'instruction civique, mais aussi la morale civique>> <...> Claude Allègre <recommande> d'inventer pour les jeunes <<une citoyenneté moderne fondée sur la raison et sur l'universalité <...> Ségolène Royal <a rappelé> quelques valeurs: la tolérance, la responsabilité, le respect des droits et des devoirs, la laïcité, la solidarité, la politesse"(Journal Le Monde, 2.12.97). La journaliste B.Gurrey critique d'ailleurs cette "énième revitalisation de l'éducation civique": "les incivilités et les violences au sein même de l'école se sont développées aussi vite qu'enflait le discours sur l'éducation civique". L'éducation civique ne serait ainsi qu'un "pauvre camouflage" significatif de la difficulté du politique à "traiter les vrais problèmes que sont le chômage, la dévalorisation des diplômes ou la pauvreté croissante".

10.

Journal Le Monde, 6.11.97

11.

Le souci de ne pas en rajouter dans le sens d'une stigmatisation sur le thème de la violence rejoint la volonté de s'efforcer à ne pas porter un "regard catastrophiste sur l'évolution actuelle de l'école dans les quartiers urbains défavorisés" telle que l'énonce J.P Payet (L'espace scolaire et la construction des civilités, thèse doctorale de sociologie en sciences sociales, sous la direction de P.Fritsch, Université Lyon II, janvier 1992).

12.

L'évolution pédagogique en France, PUF, Paris, 1990, p.38

13.

Eduquer le citoyen?Ed. Hatier, Paris, 1995, p.28. P.Meirieu souligne cette contradiction inhérente à l'acte éducatif en ces termes: "l'éducation doit-elle préparer l'enfant, par l'autorité de la transmission culturelle, à l'accès à la citoyenneté ou bien, au contraire, doit-elle reconnaître à priori l'enfant comme un pair, un sujet avec qui engager une rencontre qui, seule, rende possible l'accès à la culture?"(La pédagogie entre le dire et le faire, Ed. ESF, collection pédagogies, Paris, 1995, p.117)

14.

Le choix d'éduquer. Ethique et pédagogie, Ed ESF, collection pédagogies, Paris, 1991, p.147

15.

Selon C. Coutel dans La République et l'école. Une anthologie, Ed. Presses Pocket, Paris, 1995, p.9

16.

Ce concept a été élaboré dans une perspective de sociologie historique, à partir de l'usage qu'en faisaient des historiens comme R.Chartier, MM. Compère et D.Julia dans L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976

17.

selon L.Demailly, Le collège: crise, mythes et métiers, PUL, Lille, 1991, p.151. L'auteur ajoute plus loin que la forme scolaire est "plus pure" à l'école primaire que dans le melting pot du collège "où elle se juxtapose ou se mêle aux résidus (moribonds) de la forme universitaire" (p.167)

18.

L'enfant, la maternelle, la société, PUF, Paris, 1986, p.77

19.

L'école capitaliste en France(1971), Allez les filles!(1992)

20.

Ecole et savoir dans les banlieues...et ailleurs(1993)

21.

Ethnométhodologie et éducation(1993)

22.

Les lycéens(1991)

23.

Filles et garçons au collège. Comportements, dispositions et réussite scolaire en 6ème et 5ème(1990)

24.

L'espace scolaire et la construction des civilités(1992)

25.

L'école primaire au quotidien(1988)

26.

Ecole, classe et lutte des classes (1976)

27.

"Chahut traditionnel et chahut anomique dans l'enseignement du second degré", Revue française de sociologie, n°8, 1967; "Crise scolaire et révolte lycéenne", Revue française de sociologie, n°13, 1972

28.

"L'école des ouvriers", Actes de la recherche en sciences sociales, n°24, 1978

29.

L'ethnographie de l'école(1990)

30.

B.Charlot, L'école en mutation. Crise de l'école et mutations sociales, Ed. Payot, Paris, 1987, p.10

31.

L.Demailly souligne combien"les savoirs scolaires sont perçus comme besogneux, vieillots, coupés de la pratique, insuffisamment maîtrisés, figés, dépouillés des problématiques, des hésitations, des polémiques qui marquent leur construction, coupés de la réflexion critique qui devrait les accompagner"(Le collège: crise, mythe et métiers, PUL, Lille, 1991, p.176)

32.

Le collège: crise, mythe et métiers, PUL, Lille, 1991, p.177

33.

L'école en mutation, Ed. Payot, Paris, 1987, p.14

34.

idem, p.55

35.

La réforme Berthoin de 1959, qui ne devient effective qu'en 1967, prolonge la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans.

36.

L'école à l'épreuve de la sociologie. Questions à la sociologie de l'éducation, Ed. De Boeck Université, Bruxelles, 1998, p.172

37.

Quand la réalité résiste à la lutte contre l'échec scolaire. Analyse du redoublement dans l'enseignement primaire genevois, Cahier n°36, Service de la recherche sociologique, Genève, 1993, pp.85 et 86

38.

Ecole, orientation, société, PUF, Paris, 1993, pp.172 et 173

39.

B.Lahire, D.Thin et G.Vincent, "Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'éducation prisonnière de la forme scolaire? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, PUL, Lyon, 1994, p.47

40.

Dans les années 1980, plusieurs ouvrages sont venus entretenir la polémique sur les fonctions de l'école et sur l'égalité face aux savoirs. Certains auteurs ont dénoncé l'affaiblissement des savoirs et des valeurs transmis par l'école ainsi qu'une importance trop grande accordée au "pédagogisme": Despin et Bartholy (Le poisson rouge dans le Perrier, 1982); Milner (De l'école, 1984); Maschino (Voulez-vous vraiment des enfants idiots?, 1984); de La Martinière (Lettre ouverte à tous les parents qui refusent le massacre de l'enseignement, 1984); de Romilly (L'enseignement en détresse, 1984). D'autres auteurs au contraire ont plaidé l'adaptation nécessaire de l'école à son public: Hatmon et Rotman (Tant qu'il y aura des profs, 1984); Ranjard (Les enseignants persécutés, 1984); Duneton (A hurler le soir au fond des collèges, 1984); Hiernaux et Nizet (Violence et ennui, 1984)