Première partie

Introduction de la première partie. les « disciplines » et la « discipline » scolaires

Les mots ont toute une histoire et c'est toute une histoire que de les définir. Tel pourrait être le point de départ de notre interrogation sociologique sur la "discipline scolaire": l’analyse historique lui ôte son caractère "naturel" (selon lequel la "discipline" serait "nécessaire" dès lors qu'il s'agit d'un apprentissage destiné à des enfants); le double sens attribué couramment au terme "discipline" dans le cadre scolaire lui confère une ambiguïté dont il nous faut éclaircir la signification avant de prendre comme objet de recherche sociologique la "discipline scolaire".

La nécessité d'une vigilance épistémologique, soulignée par P. Bourdieu, J.C Chamboredon et J.C Passeron comme le préalable indispensable à toute recherche sociologique, s'impose donc en tant que "séparation entre l'opinion commune et le discours scientifique" 41 , travail qui permet d’éviter l’utilisation ambiguë des mots relevant de “choses dont nous parlons sans cesse” comme le précisait E.Durkheim dans les Règles de la méthode sociologique : "Nous sommes tellement habitués à nous servir de mots, qui reviennent à tout instant dans le cours des conversations, qu’il nous semble inutile de préciser le sens dans lequel nous les prenons. On s’en réfère simplement à la notion commune. Or celle-ci est très souvent ambiguë. Cette ambiguïté fait qu’on réunit sous un même nom et dans une même explication des choses, en réalité, très différentes. De là proviennent d’inextricables confusions ” 42 . Le langage commun peut se permettre de conserver sans dommage les “contradictions logiques ou théoriques” car elles ne nuisent pas à la compréhension des interlocuteurs qui ne relèvent d’ailleurs pas ces contradictions, sinon cela freinerait le déroulement de la communication. En revanche, écrit J.C Passeron, “la pratique d’une description scientifique du monde <...> repose sur des théories issues d’un long processus historique de reconstruction des concepts” 43 .

Le travail de définition préalable des mots utilisés s’impose d'autant plus vivement pour nous que l'interrogation sur la "discipline scolaire" relève plus souvent du domaine des sciences de l'éducation que de la sociologie, et que le sens donné habituellement par les sciences de l'éducation au terme de "discipline" reste flou, "à la frontière de la morale pratique et de la pédagogie" 44 .

La construction de notre objet d'étude dans le cadre d'une recherche sociologique doit donc passer par une analyse de ce que le "sens commun pédagogique" désigne couramment par "discipline": à l'école, la "discipline" est à la fois l'ordre qui doit régner dans une classe et une matière d'enseignement ou un domaine scientifique (dont les limites sont répertoriées et même parfois clairement définies). La deuxième signification du terme "discipline" recoupe donc le contenu de la connaissance et le caractère méthodique et rigoureux de la démarche produisant ce contenu. Cette acception rejoint évidemment le caractère contraignant de la "discipline" entendue comme ordre. Est-il alors pertinent et légitime de considérer séparément d'une part la "discipline" comme une manière de “maintenir l’ordre” et d'autre part les "disciplines" en tant que "savoir", et faire comme s'ils étaient deux objets d'étude bien distincts?

L’historien A. Chervel dans sa réflexion sur l'"histoire des disciplines scolaires" 45 pose ce problème lorsqu'il se donne pour tâche de définir préalablement ce que recouvre la notion de “discipline” avant d’analyser l’histoire des disciplines scolaires entendues comme les contenus de l’enseignement. Dans son essai pour en saisir les contours, l'auteur souligne que le terme de "discipline" et l'expression "discipline scolaire" ne désignent jusqu'à la fin du XIXème siècle que la "police des établissements, la répression des conduites préjudiciables à leur bon ordre, et cette partie de l'éducation des élèves qui y contribue" 46 . A.Chervel fait remarquer que dans le sens qui l'intéresse pour son étude, à savoir les "contenus de l'enseignement", le terme de "discipline" est une "invention" du début du XXème siècle (on parle alors des "disciplines scolaires"): cette signification est absente de tous les dictionnaires du XIXème siècle et même encore du Dictionnaire de l’Académiede 1932.

L’évolution de la signification du mot “discipline” est à relier au mouvement de pensée pédagogique dans la seconde moitié du XIXème siècle et se rapporte à l’idée d’une “gymnastique intellectuelle”. Aux prémices de la crise des études classiques, dans les années 1850, les partisans des langues anciennes vont défendre le latin en tant que matière permettant d’exercer l’intelligence. De manière plus générale, et notamment à travers la rénovation pédagogique et les changements apportés aux objectifs de l’enseignement primaire au cours des années 1870, la formation de l’enfant va être repensée de manière différente, avec le souci non plus d’inculquer un savoir, mais de former, de discipliner l’intelligence de l’enfant: il convient maintenant de s’intéresser au développement du jugement et de la raison, cette nouvelle préoccupation “formant l’objet d’une science spéciale qui s’appelle la pédagogie” 47 . Le terme de “discipline” va passer ensuite du sens général d’”exercice intellectuel” au sens plus particulier de “matière d’enseignement susceptible de servir d’exercice intellectuel”. Cette évolution, datée aux alentours des premières années du XXème siècle, a pour conséquence qu’on peut parler maintenant des “disciplines scolaires”. Au lendemain de la première guerre mondiale, le terme “discipline” perdrait selon A.Chervel de la force qui le caractérisait jusque là: “Il devient une pure et simple rubrique qui classe les matières d’enseignement en dehors de toute référence aux exigences de la formation de l’esprit” 48 .

L’histoire du mot “discipline” se retrouve dans la polysémie actuelle de ce terme, polysémie où s’imbriquent d’une part (quand le mot est au singulier) la méthodologie, la formation d’un esprit par des exercices et l’apprentissage de règles et d’autre part (quand le mot est au pluriel) les contenus et les matières d’enseignement. L’usage du mot n’est plus tellement approprié pour désigner le maintien de l’ordre à l’école. Mais pour autant, il ne s’agit pas d’interpréter cet apparent “adoucissement” de la signification du mot “discipline” comme la disparition d’une contrainte et d’un contrôle sur les élèves à l’école, ni même comme un amoindrissement de la discipline: notre analyse s'efforcera de montrer que les variations sémantiques du terme ne marquent pas la disparition des rapports de pouvoir au sein de l’espace scolaire, mais plutôt la redistribution et la redéfinition de ces rapports de pouvoir.

Cependant, A. Chervel semble distinguer artificiellement "les disciplines" (en tant que contenus d'enseignement) et "la discipline" (c'est à dire "l'ordre disciplinaire"), alors qu'il souligne précisément que "les disciplines" ne peuvent être réduites à leur contenu: "le contact avec le verbe discipliner n'ayant pas été rompu, la valeur forte du terme est toujours disponible. Une <<discipline>>, c'est aussi, pour nous, en quelque domaine qu'on la trouve, une façon de discipliner l'esprit, c'est à dire de lui donner des méthodes et des règles pour aborder les différents domaines de la pensée, de la connaissance et de l'art” 49 . Les matières enseignées et l'ordre qui passe par leur "disciplinarisation" seraient donc liés: "La discipline scolaire est constituée par un assortiment à proportions variables suivant les cas, de plusieurs constituants, un enseignement d'exposition, des exercices, des pratiques d'incitation et de motivation et un appareil docimologique, lesquels, dans chaque état de la discipline fonctionnent évidemment en étroite collaboration” 50 .

Mais dans sa définition, A. Chervel en négligeant de s'appuyer sur une théorie sociologique, reprend tel quel le langage des sciences de l'éducation (la pédagogie doit se comprendre à partir des "finalités sociales" de l'école qui aurait une double "fonction" d'instruction et d'éducation), ce qui l'oblige à poser en termes de "nécessité fonctionnelle" le rapport entre la manière d'enseigner et les méthodes, les règles propres aux savoirs à transmettre. Nous rejoignons l’analyse de B.Lahire, D.Thin et G.Vincent selon lesquels“Cet auteur voit bien que l’histoire des <<disciplines>> scolaires ne peut être faite sans construire le concept de discipline, que la <<pédagogie>> est une <<composante interne des enseignements>> et doit se comprendre à partir des <<finalités>> sociales de l’école, mais il ne recourt pas assez aux travaux des sociologues pour pousser plus loin l’analyse” 51 .

P.Perrenoud développe quant à lui dans La fabrication de l'excellence scolaire une analyse intéressante, même si elle semble au premier abord ne pas concerner le problème de la définition et du sens à donner au terme de "discipline scolaire". L'auteur perçoit bien que le jugement scolaire positif s'applique aux enfants qui ont à la fois une proximité suffisante avec le travail scolaire et les "attitudes conformes" de l'écolier: "Etre bon élève, ce n'est pas seulement être capable d'assimiler des savoirs et savoir-faire complexes. C'est aussi être disposé à <<jouer le jeu>>, à exercer un métier d'élève qui relève du conformisme autant que de la compétence. L'habitus des élèves les prédispose inégalement à ce conformisme, même s'ils en sont intellectuellement capables" 52 . Cette interprétation rejoint la théorie du sens pratique de P.Bourdieu selon lequel "pour se mettre en règle, il faut connaître la règle, les adversaires, le jeu sur le bout des doigts" 53 . Mais dans cette définition des conditions de l'"excellence scolaire", P.Perrenoud dissocie ce qui au fond est différencié artificiellement dans les deux sens de l'expression "discipline scolaire": il y aurait d'un côté les contenus d'enseignement et la manière de les apprendre (ce qui relève de la "compétence") et de l'autre la "manière d'être" et de se comporter en classe (la "conformité"). A.Coulon, relatant les travaux d'H.Mehan, est conduit au même type de distinction, discernant deux aspects (forme et contenu de la transmission scolaire des savoirs) devant être "synthétisés" par l'élève: "Un élève compétent sera celui qui saura faire la synthèse entre le contenu académique et les formes interactionnelles nécessaires à l'accomplissement d'une tâche. Toute séparation de la forme et du contenu sera immédiatement interprétée par l'enseignant comme le signe d'une incompétence" 54 .

Or, si l'on observe concrètement les pratiques d'une classe, on s'aperçoit que les "savoirs scolaires" et la relation maître-élève sont étroitement intriqués. Pendant une leçon, les enfants qui veulent participer doivent se manifester selon un code et des règles préétablis, c'est à dire des règles supra-personnelles dont le maître est garant (mais auxquelles il doit aussi se plier): il faut "lever le doigt", "ne pas couper la parole". Lorsqu'on écrit en classe sur un cahier, il faut organiser sa feuille selon des règles définies : dans un espace souvent déterminé par le maître (ou laissé à la "libre appréciation de l'élève", mais à condition que cela "reste propre", c'est à dire en faisant comme si certaines règles "allaient de soi"), par exemple "mettre la date en haut à gauche" ou tout simplement, ranger la feuille de telle manière dans le classeur et il faut agir dans un temps limité (pour un contrôle, pendant que le maître écrit au tableau ou dicte aux enfants). Pour "apprendre scolairement", il faut donc de toute façon avoir "intégré" certaines règles de comportement et de "manières de faire" qui relèvent de la "discipline" en tant qu'ordre scolaire et rapport de pouvoir avec le maître.

Par conséquent, le problème de la délimitation entre la "discipline" et les "disciplines" dans le cadre scolaire semble être mal posé, et il apparaît bien qu'on ne peut les analyser de manière dissociée. C’est pourquoi, il nous semble indispensable pour définir la “discipline scolaire” de passer par une analyse socio-historique de la “discipline” entendue comme l’ordre qui doit régner dans une classe, puis de la “discipline” en tant que contenu et savoirs scolaires. Mais auparavant, il convient de se demander quelle est la nature du rapport entre l'école et le "politique", afin de comprendre les changements qui ont modifié la forme des relations de domination entre le “maître” et ses “élèves” et conséquemment, afin de mieux saisir ce qu'est la "discipline scolaire" actuelle. En effet, la sociogenèse de la forme scolaire 55 permet “d'établir qu'il existe des rapports entre la forme scolaire et d'autres formes sociales, notamment politiques" 56 et elle élargit ainsi la compréhension des formes d’exercices du pouvoir à l’école en liaison avec les autres relations sociales.

Notes
41.

Le métier de sociologue , Ed Mouton, Paris, 1983, p.35

42.

E.Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, Paris, 1960, p.37

43.

JC. Passeron, “L’espace mental de l’enquête”, dans Enquête, n°1, Ed. Parenthèses, Marseille, 1er semestre 1995, pp. 26 et 27

44.

G. Mialaret, Vocabulaire de l'éducation , PUF, Paris, 1979, p.165

45.

"L'histoire des disciplines scolaires", Histoire de l'éducation, n°38, mai 1988, pp.59 à 119

46.

idem, p.61

47.

d’après le linguiste Frédéric Baudry reprenant les terme du livre de Michel Bréal, cité par A.Chervel dans "L'histoire des disciplines scolaires", Histoire de l'éducation, n°38, mai 1988 p.62

48.

"L'histoire des disciplines scolaires", p.64

49.

"L'histoire des disciplines scolaires", Histoire de l'éducation, n°38, mai 1988, p.64

50.

idem, p.97

51.

"Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'éducation prisonnière de la forme scolaire? , sous la direction de G.Vincent, PUL, Lyon, 1994, p.18

52.

P.Perrenoud, La fabrication de l'excellence scolaire, Droz, Genève, 1984, p.305

53.

"Habitus, code et codification", Actes de la recherche en sciences sociales, n°64, sept 1986, pp.40 à 44

54.

Ethnométhodologie et éducation, PUF, Paris, 1993, p.141

55.

Forme scolaire telle que G.Vincent la définit dans L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980

56.

L'école primaire française, p.20