a) La discipline

Le rôle de la morale est "en premier lieu de déterminer la conduite, de la fixer, de la soustraire à l'arbitraire individuel" et de "régulariser la conduite" 69 , le "sens de la régularité et le sens de l'autorité" n'étant que "deux aspects d'un seul et même état d'esprit plus complexe, que l'on peut appeler l'esprit de discipline" 70 : "la morale <...> est essentiellement une discipline. Or, toute discipline a un double objet: réaliser une certaine régularité dans la conduite des individus, leur assigner des fins déterminées qui, du même coup, limitent leur horizon. La discipline donne des habitudes à la volonté et elle lui impose des freins. Elle régularise et elle contient. Elle répond à ce qu'il y a de régulier, de permanent dans les relations des hommes entre eux" 71 .

La moralité n'est pas une abstraction et se révèle de manière concrète et directement appréhendable par les règles morales, règles définies qui sont "comme autant de moules, aux contours arrêtés, et dans lesquels nous sommes tenus de couler notre action. Ces règles, nous n'avons pas à les construire au moment où il faut agir, en les déduisant de principes plus élevés; elles existent, elles sont toutes faites, elles vivent et fonctionnent autour de nous. Elles sont la réalité morale sous sa forme concrète" 72 . Lorsque nous adoptons une conduite, nous ne nous conformons pas à des principes généraux, à une "loi supérieure" mais nous savons adapter notre conduite parce que nous sommes contraints par des règles particulières: "Bien loin que ces règles particulières ne soient que des corollaires de préceptes plus généraux, sans existence propre par elles-mêmes; bien loin qu'elles tirent toute leur autorité de maximes plus élevées, ce sont elles, au contraire, qui, directement et sans intermédiaire, obligent à chaque instant la volonté" 73 .

L'aspect formel de la morale, la discipline, est donc très lié chez Durkheim à la contrainte par l'intermédiaire des règles morales, qui se caractérisent par leur régularité mais surtout par leur autorité: “Nous disons que toute règle commande, mais la règle morale est tout entière commandement et n’est pas autre chose <...> La morale n’est donc pas simplement un système d’habitudes, c’est un système de commandements” 74 . Les règles morales se distinguent des autres règles par leur caractère obligatoire. Pour reconnaître la présence de ce caractère, il est difficile d'interroger notre conscience, variable en fonction des conditions dont dépendent les phénomènes moraux (et donc variable en fonction des sociétés). Il faut se référer à un fait externe reflétant cet état intérieur, à savoir la sanction: "nous pouvons dire que tout fait moral consiste dans une règle de conduite sanctionnée" 75 . La règle morale peut ainsi se définir par la sanction qui y est attachée, non pas parce que le sentiment de l'obligation serait un produit de la sanction mais "parce que celle-ci dérive de celui-là"et qu'elle peut donc servir à la symboliser: "comme ce symbole a le grand avantage d'être objectif, accessible à l'observation et même à la mesure, il est de bonne méthode de le préférer à la chose qu'il représente" 76 .

L'obéissance aux règles morales doit se faire de manière impérative, quelque soit la crainte qu’on peut avoir concernant les conséquences fâcheuses du non-respect de ces règles:“Pour que la règle soit obéie comme il convient qu’elle soit obéie, il faut que nous nous y soumettions non pas pour éviter des peines ou pour avoir des récompenses, mais tout simplement parce que la règle commande, et par respect pour elle et parce qu’elle nous apparaît comme respectable” 77 ;"Il faut obéir au précepte moral par respect pour lui, et pour cette seule raison” 78 . C'est que la règle s'impose à l'individu de manière extérieure, comme "une manière d'agir que nous ne nous sentons pas libres de modifier à notre gré" 79 : "toute règle commande; c'est là ce qui fait que nous ne nous sentons pas libres d'en faire ce que nous voulons" 80 . L'obéissance à la règle est la soumission à l'autorité, par laquelle il faut entendre "l'ascendant qu'exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme supérieure à nous" 81 .

Enfin, Durkheim ne cesse d'insister sur l'utilité sociale et individuelle de la discipline qui nous apprend la "modération du désir sans laquelle l'homme ne saurait être heureux" 82 : "Bien loin donc que règle et liberté s'excluent comme deux termes antinomiques, la seconde n'est possible que par la première; et la règle ne doit plus être simplement acceptée avec une docilité résignée; elle mérite d'être aimée" 83 . L'application des règles morales permet la maîtrise de soi qui ouvre la possibilité d'accéder à la liberté au lieu de la limiter: chacun à leur manière, l'anarchiste (qualifié d'"incomplet moral") et le despote se leurrent en croyant trouver dans l'absence de limitation extérieure les conditions de leur liberté, alors qu'ils sont au contraire faibles, dépendants de leurs désirs, incapables d'être maîtres d'eux-mêmes.

Notes
69.

L'éducation morale, p.23. La moralité suppose chez l'individu "une certaine aptitude à répéter les mêmes actes dans les mêmes circonstances et, par conséquent, elle implique un certain pouvoir de contracter des habitudes, un certain besoin de régularité"(L'éducation morale, p.24)

70.

idem, p.30 "La discipline a pour objet de régulariser la conduite; elle implique des actes qui se répètent eux-mêmes dans des conditions déterminées; mais elle ne va pas sans autorité. C'est une autorité régulière"(L'éducation morale, p.27)

71.

ibid, p.41

72.

ibid, p.23

73.

"Définition du fait moral", cité dans Textes 2- religion, morale, anomie, Ed. de Minuit, Paris, 1975, p.268

74.

L’éducation morale, p.27

75.

"Définition du fait moral", cité dans Textes 2- religion, morale, anomie, Ed. de Minuit, Paris, 1975 p.275

76.

idem, pp.275, 276

77.

“L’enseignement de la morale à l’école primaire”, texte inédit d’E.Durkheim, Revue française de sociologie, XXXIII, 1992, p.614

78.

L’éducation morale, p.26

79.

idem, pp.24 et 25

80.

ibid, p.26

81.

L'éducation morale, p.25

82.

idem, p.42

83.

ibid,p.47