2- Le rôle de l'école dans l'éducation morale de l'enfant

a) L'apprentissage de la société politique par les relations développées dans le milieu scolaire

Tout comme la morale en société, la moralité scolaire repose selon Durkheim sur deux principes: la soumission (l'obéissance à l'autorité) et la régularité (la répétition, l'accoutumance) qui ne sont pas présentes de manière "innée"chez l'enfant. La conception durkheimienne de l'enfant s'oppose ainsi à l'idéologie rousseauiste 90 : l'enfant qui vient de naître est "égoïste", moralement imparfait et l'éducation doit avoir pour but de former en lui "un être capable de mener une vie morale et sociale" en accoutumant sa conscience aux deux éléments de discipline qui lui manquent:

  1. Le goût de l'existence régulière: l'enfant est instable, il passe "d'une impression à l'autre, d'une occupation à l'autre, d'un sentiment à l'autre, avec la plus extraordinaire rapidité" et "son humeur n'a rien de fixe":"la colère y naît et s'y apaise avec la même instantanéité; les larmes succèdent aux rires, la sympathie à la haine, ou réciproquement, sans raison objective ou, tout au plus, sous l'influence de la plus légère circonstance. Le jeu qui l'occupe ne le retient pas longtemps; il s'en lasse vite pour passer à un autre"L'éducation morale, p.110.
  2. La modération des désirs et la maîtrise de soi: "L'enfant n'a nullement le sentiment qu'il y a des bornes normales à ses besoins; quand il aime quelque chose, il en veut à satiété. Ni il ne s'arrête de lui-même, ni il ne veut facilement qu'on l'arrête. Il n'est même pas contenu par cette notion qu'a l'adulte de la nécessité des lois naturelles: car il n'a pas le sentiment de leur existence. Il ne sait pas distinguer le possible de l'impossible, et, par conséquent, il ne sent pas que la réalité oppose à ses désirs des limites infranchissables. Il lui semble que tout devrait lui céder, et il s'impatiente des résistances des choses aussi bien que de celles des hommes"idem, p.112.

Pour autant, la nature infantile a des prédispositions à recevoir et à accepter l'éducation morale, par une grande réceptivité à l'habitude (qui permet de "contenir sa mobilité, son instabilité constitutionnelles" et de "faire prendre goût à la vie régulière" 93 ) ainsi qu'à la suggestion (qui permet de "lui donner comme un premier sentiment de ce qu'est l'autorité morale" 94 ).

L'éducation scolaire de l'enfant devra tenir compte des tendances naturelles de l'enfant pour arriver progressivement à former en lui l'être qui vivra demain dans la société politique: l'art du maître consiste alors à concilier par paliers successifs l'envie de vivre, de bouger de l'enfant et la maîtrise de soi. L'organisation pédagogique est obligée de prendre en considération l'état "primitif" de l'enfant, notamment son besoin de mouvement qui subsiste jusqu'à l'adolescence et qu'il ne sert à rien de réprimer (on peut obtenir "plus de travail et d'application" en "changeant souvent d'objet", "en faisant cesser la leçon au moment précis où cesse l'attention" 95 ). Mais cette tendance "spontanée" qui conduit l'enfant à commencer à travailler comme il joue"de tout son coeur, avec tout son être, avec cette plénitude d'activité, cette ardeur et cette vivacité qui ne le fatiguent jamais, tant qu'elles se déploient spontanément, librement, naturellement" ne peut pas rester en l'état et l'objectif pédagogique est de dépasser "cette absence de suite et d'équilibre" pour que "l'enfant apprenne à coordonner ses actes et à les régler; il faut qu'il ne se sente pas à la remorque des circonstances sous la dépendance des sautes de son humeur et des incidents de la vie extérieure; qu'il sache se maîtriser, se contenir, se dominer, se faire la loi; qu'il contracte le goût de la discipline et de l'ordre dans la conduite" 96 .

L'enfant avant de fréquenter l'école ne connaît que les liens de parenté et les relations qu'il a pu développer avec des amis par "libre sélection". Or, souligne Durkheim, "les liens qui unissent les uns aux autres les citoyens d'un même pays ne tiennent ni à la parenté ni à des inclinations personnelles" 97 . Seul le milieu scolaire permet de faire parvenir l'enfant à l'état moral requis pour s'insérer dans la société politique: "C'est une association plus étendue que la famille et que les petites sociétés d'amis; elle ne résulte ni de la consanguinité, ni du libre choix, mais d'un rapprochement fortuit et inévitable entre des sujets qui sont placés dans des conditions d'âge et des conditions sociales sensiblement analogues" 98 .

Les relations familiales ayant un caractère trop personnel 99 , "qui s'accommode mal d'une réglementation" 100 , l'école doit être considérée comme "le centre par excellence de la culture morale" 101 pour éviter qu'une personnalité "anomique" se constitue: "Si la famille peut bien et peut seule éveiller et consolider les sentiments domestiques nécessaires à la morale et même, plus généralement, ceux qui sont à la base des relations privées les plus simples, elle n'est pas constituée de manière à pouvoir former l'enfant en vue de la vie sociale. Par définition, pour ainsi dire, elle est un organe impropre à une telle fonction" 102 . Cette éducation morale, l'école peut la réaliser notamment en donnant le goût de la régularité et du respect des règles, autrement dit à travers la discipline scolaire: "A l'école <...> existe tout un système de règles qui prédéterminent la conduite de l'enfant. Il doit venir en classe avec régularité, il doit s'y présenter à heure fixe, dans une tenue et une attitude convenables; en classe, il ne doit pas troubler l'ordre; il doit avoir appris ses leçons, fait ses devoirs et les avoir faits avec une suffisante application, etc. Il y a ainsi une multitude d'obligations auxquelles l'enfant est tenu de se soumettre. Leur ensemble constitue ce qu'on appelle la discipline scolaire. C'est par la pratique de la discipline scolaire qu'il est possible d'inculquer à l'enfant l'esprit de discipline" 103 .

L'école, sorte d'antichambre préparant la transition entre les liens familiaux et les futures relations sociales de l'enfant, ne ressemble pas totalement à la société politique: "elle est assez limitée pour que des relations personnelles puissent s'y nouer; ce n'est pas un trop vaste horizon, et la conscience de l'enfant peut bien l'embrasser aisément. Par là, elle se rapproche de la famille" 104 . La discipline, forme proprement scolaire de la moralité est "plus impersonnelle, moins chargée d'affectivité que la morale domestique" mais "aussi moins sévère et moins abstraite que la morale civique, à laquelle pourtant elle prépare l'enfant" 105 .

La discipline scolaire, intermédiaire entre la morale affectueuse de la famille et la morale plus sévère de la vie civile apparaît donc chez Durkheim comme l'"instrument, difficilement remplaçable" de l'éducation morale: "il y a dans le caractère moral, des éléments essentiels qui ne peuvent être dus qu'à elle. C'est par elle, et par elle seule, que nous pouvons apprendre à l'enfant à modérer ses désirs, à borner ses appétits de toute sorte, à limiter, et, par cela même, à définir les objets de son activité; et cette limitation est condition du bonheur et de la santé morale" 106 . La discipline scolaire n'est donc pas seulement un moyen "d'assurer l'ordre extérieur et la tranquillité de la classe", "de faire régner dans l'école une paix extérieure qui permette à la leçon de se dérouler tranquillement", elle constitue véritablement la morale de la classe "comme la morale proprement dite est la discipline du corps social": "Chaque groupe social, chaque espèce de société a, et ne peut pas ne pas avoir sa morale, qui exprime sa constitution. Or, la classe est une petite société: il est donc naturel et nécessaire qu'elle ait une morale propre, en rapport avec le nombre, la nature des éléments qui la composent et avec la fonction dont elle est l'organe. La discipline est cette morale" 107 .

Notes
90.

Voir supra dans la première partie, chapitre 4,I: "Rousseau ou l'élève épanoui"

93.

ibid, p.122. "En même temps que l'enfant est une sorte d'anarchiste, ignorant de toute règle, de tout frein, de toute suite, il est un petit traditionaliste, et même un routinier. A-t-il été amené à reproduire plusieurs fois un mouvement? Il le reproduira sans fin" ("Enfance", E.Durkheim et F.Buisson, 1911,Textes 3- Fonctions sociales et institutions, Ed. de Minuit, Paris, 1975, p.368)

94.

L'éducation morale, p.122

95.

"Enfance", E.Durkheim et F.Buisson, 1911, Textes 3- fonctions sociales et institutions, Ed. de Minuit, Paris, 1975, p.367

96.

idem, pp.367 et 368

97.

L'éducation morale, p.195

98.

L'éducation morale,p.195

99.

"la société scolaire est plus voisine de la société des adultes que ne l'était la famille. Car, outre qu'elle est plus nombreuse, les individus, maîtres et élèves, qui la composent, y sont rapprochés, non par des sentiments personnels, des affinités électives, mais pour des raisons tout à fait générales et abstraites, je veux dire la fonction sociale des uns et la condition mentale où se trouvent les autres par suite de leur âge"(L'éducation morale, p.126)

100.

L'éducation morale, p.125

101.

idem, p.16

102.

ibid,p.16

103.

ibid, p.125

104.

ibid, p.195

105.

J.C Forquin, "L'enfant, l'école et la question de l'éducation morale. Approches théoriques et perspectives de recherche", Revue française de pédagogie, n°102, janvier-février-mars 1993, p.79

106.

L'éducation morale, p.38

107.

idem, pp.125 et 126