b) L'autorité pédagogique et la soumission aux règles scolaires impersonnelles supra-individuelles

Le maître est investi d'une autorité 108 dans la classe qui en fait le représentant de la règle qu'il doit présenter "non comme une oeuvre qui lui est personnelle" mais comme "un pouvoir moral supérieur à lui, dont il est l'organe et non l'auteur" 109 et qui s'impose à lui comme elle s'impose aux enfants, avec son caractère immuable et impératif. C'est ce qui confère à la fonction du maître laïque une dimension similaire à la mission du prêtre: "Lui aussi, il est l'organe d'une grande réalité morale qui le dépasse, et avec laquelle il communique plus précisément que l'enfant communique avec elle. De même que le prêtre est l'interprète de Dieu, lui est l'interprète des grandes idées de son temps et de son pays" 110 .

L'éducation morale, aux fondements de la socialisation "méthodique" de l'enfant à l'école inscrit donc la relation entre l'élève et le maître dans une relation de pouvoir qui repose sur une autorité impersonnelle, tout comme la société moderne: "Car c'est à cette condition, et à cette condition seulement, qu'il pourra éveiller chez eux un sentiment qui, dans une société démocratique comme la nôtre, est ou devrait être à la base de notre conscience publique: c'est le respect de la légalité, le respect de la loi impersonnelle, tirant son ascendant de son impersonnalité même. Car du moment où la loi ne s'incarne plus dans un personnage déterminé qui la figure d'une manière sensible aux yeux, il faut, de toute nécessité, que l'esprit apprenne à la concevoir sous une forme générale et abstraite, et à la respecter comme telle. L'autorité impersonnelle de la loi n'est-elle pas, en effet, la seule qui survive et qui puisse normalement survivre dans une société où le prestige des castes et des dynasties n'est plus reconnu?" 111 .

Son autorité, le maître la tient non pas "du dehors", de la crainte qu'il inspire ou de la peur des châtiments: la punition n'acquiert une "valeur morale" que "si la peine est reconnue comme juste par celui qui la subit, ce qui implique que l'autorité qui punit est elle-même reconnue comme légitime" 112 . Si Durkheim est persuadé qu'"une classe bien disciplinée est une classe où l'on punit peu" 113 , il trouve par contre "une connexité étroite entre l'idée de règle et l'idée de punitions qui répriment l'infraction à la règle" 114 : il n'y a pas de règles sans sanctions. La punition ne fait pas l'autorité de la règle, mais elle l'empêche de perdre son autorité constituée par le sentiment d'inviolabilité de la règle: "Chez l'enfant, comme chez l'adulte, l'autorité morale est chose d'opinion, et tire toute sa force de l'opinion. Par conséquent, ce qui fait l'autorité de la règle à l'école, c'est le sentiment qu'en ont les enfants, c'est la manière dont ils se la représentent comme une chose inviolable, sacrée, soustraite à leurs atteintes; et tout ce qui pourra affaiblir ce sentiment, tout ce qui pourra induire les enfants à croire que cette inviolabilité n'est pas réelle, ne pourra manquer d'atteindre la discipline à sa source. Or, dans la mesure où la règle est violée, elle cesse d'apparaître comme inviolable; une chose sacrée qui est profanée cesse d'apparaître comme sacrée, si rien de nouveau n'intervient qui lui restitue sa nature primitive. On ne croit pas à une divinité sur laquelle le vulgaire peut porter impunément la main. Aussi, toute violation de la règle tend, pour sa part, à entamer la foi des enfants dans le caractère intangible de la règle" 115 .

Ainsi donc, la fonction de la punition n'est pas uniquement de prévenir l'inobservation de la règle (son rôle serait préventif, avec une intimidation liée à la menace du châtiment), ni de réparer l'infraction et ses conséquences mais de rappeler la foi dans l'autorité morale de la règle. Selon J.C Forquin, les punitions scolaires ont chez Durkheim avant tout une fonction de "manifestation" et d'"ostentation": "il s'agit de montrer, de faire voir, d'attester sans équivoque possible qu'aux yeux de l'institution la règle est toujours la règle, qu'elle reste en vigueur malgré l'offense dont elle a été l'objet et mérite toujours le même respect" 116 . La loi violée doit témoigner qu'elle n'a rien perdu de sa force et de son autorité malgré l'acte d'indiscipline qui l'a niée: "Le respect de la règle est tout autre chose que la crainte des punitions et le désir de les éviter: c'est le sentiment qu'il y a dans les préceptes de la conduite scolaire quelque chose qui les rend intangibles, un ascendant qui fait que la volonté n'ose pas les violer" 117 . La punition joue donc un rôle éducatif (que n'a pas la récompense), à condition qu'elle soit en rapport avec la faute commise (il convient selon Durkheim d'instaurer à l'école une "pénalité scolaire" avec un "code pénal"), qu'elle soit irrévocable (pour faire sentir à l'enfant dans la loi "une nécessité égale à celle des lois de la nature" 118 ) mais aussi qu'elle paraisse respectable à l'élève.

Les sanctions sont nécessaires au fonctionnement des règles, mais elles doivent être appliquées dans un certain esprit, "sans torturer autrui dans son corps ou dans son âme" 119 (la peine corporelle convient au dressage de l'animal, mais pas à l'éducation de l'enfant) et en gardant une certaine impersonnalité, sans céder à l'emportement:"On a souvent dit qu'il ne faut pas punir ab irato. Et, en effet, il ne faut pas que l'enfant puisse croire qu'il a été frappé dans un mouvement de colère irréfléchie, d'impatience nerveuse: cela suffirait pour déconsidérer la peine à ses yeux et lui enlever toute signification morale. Il faut qu'il sente bien qu'elle a été délibérée, et qu'elle résulte d'un arrêt rendu de sang-froid. Aussi est-il bon de laisser s'écouler un temps, si court soit-il, entre l'instant où la faute est constatée et celui où la punition est infligée; un temps de silence réservé à la réflexion" 120 .

Mais s'il ne faut pas punir par colère, il ne faut pas pour autant faire preuve d'un excès de sang-froid et d'impassibilité qui n'est "pas d'un meilleur effet qu'un excès d'emportement". Le maître doit s'intéresser suffisamment à ses élèves pour témoigner de la souffrance face à leurs fautes et faire montre de ses sentiments: "En effet, punir, avons-nous dit, c'est blâmer, et blâmer, c'est protester, c'est repousser de soi l'acte que l'on blâme, c'est témoigner de l'éloignement qu'il inspire. Si donc la punition est ce qu'elle doit être, elle ne va pas sans une certaine indignation ou, si le mot paraît trop fort, sans un mécontentement plus ou moins accusé. Que toute passion s'en retire, et elle se vide de tout contenu moral" 121 . La punition doit exprimer une part des sentiments du maître qui, formulés immédiatement après le délit, rappellent la relation affective à l'enfant contrairement au principe de fonctionnement des "tribunaux universitaires" dans l'enseignement secondaire dont Durkheim critique l'efficacité: "je doute que, dans les cas ordinaires <c'est à dire en dehors de la peine d'exclusion> elle rend tous les services qu'on a pu en attendre. Une sentence solennelle, rendue longtemps après que l'acte a été accompli, en des formes officielles, par une sorte de magistrature impersonnelle, peut-elle toucher autant l'enfant que quelques parole de son professeur ordinaire, prononcées au moment même de la faute, sous le coup de l'émotion pénible qu'elle a causée, si, du moins, l'élève aime ce professeur et tient à son estime?" 122 .

L'un des principaux pouvoirs que doit développer l'éducation est la capacité à se maîtriser soi-même, qui passe selon Durkheim par l'obéissance aux règles et la soumission à une autorité supérieure, donc par la discipline scolaire. La conception durkheimienne de l'autorité pédagogique conduit à une conception de l'autonomie chez l'enfant différente de celle de Tolstoï (qui peut être considéré selon J.C Filloux 123 comme l'un des précurseurs des pédagogies libertaires et des conceptions de Carl Rogers ou Ivan Illich). Tolstoï, influencé par des auteurs comme Rousseau, Pestalozzi et Froebel, crée une école de paysans sur la base d'une éducation où le maître comme l'élève sont libres: l'instruction doit être l'acquisition spontanée d'une culture, par une sorte d'osmose "naturelle" entre le maître et l'élève où l'enfant apprend par l'expérience. Durkheim critique la disparition de la "discipline" au sens de vertu morale, notamment par l'absence de pénalité scolaire: Tolstoï (suivant une inspiration rousseauiste) pense que la sanction "pédagogique" doit venir de la contrainte que l'enfant se donne à lui-même alors que pour Durkheim, la pénalité scolaire permet d'anticiper sur des conséquences naturelles qui ne se manifestent que dans la vie adulte (par exemple l'élève ne perçoit pas immédiatement les effets d'un manque de travail).

La difficulté réside dans la conciliation entre l'imposition d'une autorité et l'autonomie de l'esprit, difficulté dépassée par l'explication rationnelle de la morale qui doit induire chez les enfants un tel état d'esprit qu'en participant volontairement aux règles qui lui sont imposées, l'élève participe activement et consciemment à la construction de son autonomie. La morale ne doit pas être inculquée (sinon on "dresse"), mais enseignée aux élèves, en leur présentant sous une forme rationnelle: l'enfant doit connaître ses devoirs mais aussi le pourquoi de ces devoirs: "Il nous faut donc armer son intelligence de raisons solides, qui tiennent tête aux doutes et aux discussions inévitables" 124 . Cette éducation morale rationnelle ne peut être selon Durkheim que laïque, "exclusive de tous principes empruntés aux religions révélées" 125 : "Car enseigner la morale, ce n'est pas la prêcher, ce n'est pas l'inculquer: c'est l'expliquer. Or, refuser à l'enfant toute explication de ce genre, ne pas chercher à lui faire comprendre les raisons des règles qu'il doit suivre, c'est le condamner à une moralité incomplète et inférieure" 126 . La morale étant variable en fonction des peuples et des sociétés, il faut donc apprendre aux enfants qu'elle peut changer, ce que ne permet pas la morale religieuse immuable et fondée en Dieu.

Pour rester efficace, le rapport pédagogique doit garder une certaine souplesse: l'obéissance consentie est préférable à la soumission violente. Contre l'action excessive du maître, il convient que l'élève ne soit pas éduqué par une seule personne mais soit confronté à différents enseignants, ce qui évite sa dépendance: "cet assujettissement de l'homme à l'homme est immoral; c'est seulement devant la règle impersonnelle et abstraite que la volonté humaine doit apprendre à se soumettre" 127 . Si le maître doit être ferme et constant dans l'imposition de son autorité, il ne doit pour autant pas faire preuve d'un excès de sévérité et préserver une dimension affective dans la relation pédagogique: "L'autorité du maître doit donc se tempérer de bienveillance, de manière que la fermeté ne dégénère pas en rudesse et en dureté <...> le devoir <a> deux aspects: par l'une de ses faces, il apparaît comme sévère et impératif; par l'autre, comme désirable et attrayant" 128 . Enfin, s'il est nécessaire de garder un cadre fixe dans la vie de la classe soumise à des règles, un abus de réglementation peut nuire à l'autorité de la règle dans laquelle l'enfant risque soit de ne voir que "des mesures odieuses ou absurdes, destinées à le gêner et à l'ennuyer", soit de se soumettre "passivement et sans résistance, ce qui éteint en lui toute initiative" 129 .

Notes
108.

Durkheim définit l'autorité comme "un caractère dont un être, réel ou idéal, se trouve investi par rapport à des individus déterminés, et par cela seul qu'il est considéré par ces derniers comme doué de pouvoirs supérieurs à ceux qu'ils s'attribuent à eux-mêmes" (L'éducation morale, p.74)

109.

L'éducation morale, pp. 131 et 132

110.

L'éducation morale,p.131

111.

idem, p.132

112.

ibid, p.130

113.

ibid, p.135

114.

ibid, p.135

115.

L'éducation morale, p.139

116.

J.C Forquin, "L'enfant, l'école et la question de l'éducation morale. Approches théoriques et perspectives de recherche", Revue française de pédagogie, n°102, janvier-février-mars 1993, pp.79 et 80

117.

L'éducation morale, p.146

118.

idem, p.170

119.

ibid, p.147

120.

L'éducation morale, p.168

121.

idem, pp.168 et 169

122.

ibid, pp.169 et 170

123.

Durkheim et l'éducation, PUF, Paris, 1994, pp.46 à 51

124.

"Introduction à la morale",Textes 2- Religion, morale, anomie, Ed. de Minuit, Paris, 1975, p.356

125.

L'éducation morale, p.16

126.

idem, pp.101 et 102

127.

L'éducation morale, p.123

128.

idem, p.134

129.

ibid, p.129