3- Moralisation et emprise médico-psychologique sur l’écolier

Les discours pédagogiques concernant l’éducation de l’enfant reflètent le rapport de celui-ci avec l’adulte, rapport qui “traduit la façon dont l’enfance est conçue dans notre société” 190 : selon M.Merleau-Ponty, on passe d'une conception où l’enfant est un “rudiment d’adulte” à une conception où l'enfant paraît essentiel (il est l’objet d’une attention très soutenue de la part de sa famille dont il est “le centre”; il se croit à plaindre; il est constamment obligé de prendre des décisions sous couvert de sa liberté). E.Plenel décrit lui aussi ce “basculement pédagogique” qui reflète les changements du rapport à l’enfance dans notre société et qu'on peut situer approximativement au début du XXème siècle: la nature enfantine passe de l’état négatif d’espèce sauvage, inférieure qui doit être éduquée en corrigeant ses défauts à l’état positif d’un matériau rempli de potentialités à épanouir et à développer par la scolarisation: “A la volonté explicite de socialisation, d’une intégration contrainte au monde adulte, succède la métaphysique d’une enfance à majuscule, promue et idéalisée, apprêtée et modelée par les regards adultes” 191 . Dans les deux cas de figure, l’enfant est “situé dans un monde à part, à l’écart de la vie sociale” et son inachèvement est de toute façon proclamé, que ce soit négativement (la nature de l’enfant est corrompue) comme positivement (la nature de l’enfant est fondamentale et essentielle: il faut la développer).

En tout cas, la forme scolaire ne disparaît pas avec cette transformation du rapport à l’enfant et la révolution pédagogique de 1880 marque une nouvelle façon d’assujettir l’enfant à l’école (sans parler déjà d'"épanouissement" de l'élève) et non pas la disparition des formes d’exercice du pouvoir sur l’élève: de nouveaux procédés vont être appliqués, sur lesquels travaillent des hommes comme de Gérando, qui réfléchissent aussi à la science “chargée d’étudier les nouvelles emprises sur l’enfant” 192 , inaugurant ainsi les débuts de la psycho-pédagogie. L’emprise de l’école sur l’enfant n’a pas disparu, elle a changé de forme, puisant dans la compréhension des facultés enfantine (telles que l’attention, l’imagination, la conscience, l’imitation...) les fondements d’une éducation qui aura plus tard pour objectif d’atteindre l’élève “en douceur” et “de l’intérieur” en vue de "l'épanouir" plus que de le "réprimer".

Dans ce contexte, les sciences pédagogiques et psychologiques vont se développer et le discours médical va investir l’école fournissant des explications aux échecs scolaires. Sous couvert de s’intéresser à l’enfant de près, à son mieux-être et ses intérêts, le pouvoir devient celui de la science qui mesure la normalité et donc détecte aussi l’”anormalité” 193 . L’invention de l’enfance anormale est corrélative de l’obligation de la scolarité (loi du 28 mars 1882), puisqu’à partir du moment où elle est obligatoire, l’école doit se préoccuper de tous ceux qui auparavant étaient expulsés (vagabonds, arriérés, indisciplinés...) et les “anormaux” vont se recruter souvent parmi les plus pauvres: “Ce sont ceux-là que l’on aura de cesse de faire sortir de l’école primaire sous l’étiquette d’anormaux, après n’avoir eu de cesse qu’ils y entrent” 194 . Selon E.Plenel, "l'irruption du discours médico-pédagogique sur l'inadaptation et les handicaps" vient voiler "l'échec d'une institution dont les illusions ne peuvent plus tenir": la relative cohérence du discours égalitaire de l'école républicaine ne peut plus tenir face à la démocratisation et à la massification de l'enseignement dont résulte la généralisation des échecs scolaires, qui provoque un traitement scientifique et individualisé de l'enfant 195 . Les explications de l'échec scolaire chez les instituteurs actuels de l'école primaire s'appuient encore sur un fond de discours médical, moral et naturel comme nous avons pu le relever dans les entretiens menés auprès des enseignants et ainsi que le souligne le travail de J.P Bourgeois: l'explication première des échecs scolaires est recherchée dans l'absence de "don" pour un maître sur trois interrogés et en termes d'innéité, de morale et de psycho-pathologie pour près d'un maître sur deux 196 .

Le discours médical prend aussi la forme d’une attention accrue à l’hygiène enseignée dès le XIXème siècle (avec l’anti-alcoolisme) dans un contexte d’inculcation morale et de normalisation de la famille qui inclut par exemple une éducation à l’épargne, l’économie étant présentée comme une “gymnastique morale” qui doit faire partie de toute “éducation qui n’a pas seulement pour but de former l’intelligence mais aussi nos énergies morales, nos énergies contre le mal et pour le bien” 197 . L’éducation à l’épargne caractérise bien une forme plus “douce” de discipline, marquée par l’intériorisation des contraintes extérieures dans l’apprentissage d’une conduite prévoyante à l’égard de l’avenir et contre ses “instincts dépensiers”. F.Muel apporte le commentaire suivant: “Les écoliers ainsi encouragés seront plus <<posés>>, <<plus exacts>>, <<plus disciplinés>>, ils sauront <<se régler>> et <<se dominer>>" . Enfin la moralisation de l’enfant passe aussi par l’intermédiaire du travail scolaire qui est étroitement liée à l’ordre car il “protège contre la mollesse”, a un effet régulateur , “préserve de l’ennui et du désordre” et “enseigne à se maîtriser” 198 . Le souci pédagogique de la soumission de l'élève par les exercices et les contenus des savoirs scolaires rappelle ici le lien indissociable des deux sens du terme "discipline" que nous avons souligné précédemment.

Au total, l'"émergence" de la "discipline scolaire" ne nous semble pas interprétable uniquement en termes de "soumission des classes populaires" ou de lutte des classes: l'assujettissement des enfants à travers des formes d'exercices du pouvoir liées à l'apparition de la forme scolaire touche tous les publics scolarisés, c'est à dire l'enfant quel que soit son origine sociale. D'autre part, le souci progressif de scolariser tous les enfants (même les plus pauvres) doit moins chercher une explication du côté de la protection de la société contre des individus potentiellement dangereux pour les villes que d'une manière plus globale dans le sens où il s'agit d'obtenir maintenant une manière spécifique d'obéir, qui relève à la fois d'un rapport particulier à l'enfance et d'un nouveau mode de domination émergeant à travers des transformations dans le politique et le religieux. Nous n'interpréterons donc pas l'école comme un instrument de domination spécifiquement orienté vers l'assujettissement des classes populaires, même si nous considérons par ailleurs que la scolarisation n'est pas égale pour tous les enfants quel que soit leur milieu d'origine et que les enfants de milieux populaires sont plus inégaux face aux formes de pouvoir exercées à l'école.

Ainsi, il nous semble nécessaire d'élargir la compréhension de ces formes de pouvoir et de leurs modalités d'exercice au sein de l'école primaire actuelle, en les reliant à d'autres transformations plus générales intervenues au sein des sociétés occidentales, qui n'ont pas concerné que la relation pédagogique: nous commencerons par les analyses de M.Weber relatives au phénomène politique le conduisant à distinguer différentes formes de domination (et notamment celle basée sur l'autorité légale-rationnelle, liée au processus de rationalisation apparaissant aux XVIème et XVIIème siècles), avant de nous attacher à l'interprétation foucaldienne des schémas de docilité et des techniques disciplinaires (apparaissant au cours du XVIIIème siècle), pour finir par l'approche socio-historique de N.Elias concernant l'émergence des comportements autocontraints caractéristique du XVIIIème-XIXème siècle.

Notes
190.

Merleau-Ponty à la Sorbonne. Résumé de cours 1949-1952, Ed.Cynara, Paris, 1988, p.466; M.J Chombart de Lauwe a écrit que “Les représentations de l’enfant pourraient constituer un excellent test projectif du système de valeurs et des aspirations d’une société. Elles caractérisent autant ceux qui les expriment et surtout ceux qui les créent que ceux qui sont désignés” (dans Un monde autre: l’enfance. De ses représentations à son mythe, Payot, Paris, 1971, p.7)

191.

La république inachevée. L’Etat et l’école en France, Payot, Paris, 1985, p.75

192.

G.Vincent,L’école primaire française, p.91

193.

P.Pinell et M.Zafiropoulos ont souligné le rôle essentiel de l’école du XXème siècle dans la désignation de “l’anormalité” chez l’individu: l'école est devenue de nos jours "l'espace d'activités sociales qui prédispose le plus un individu à être repéré comme inadapté". Les auteurs ont montré également que l’objectif explicite de l’éducation spécialisée (mise en place par la loi de 1909) est “d’assurer la socialisation de ceux qu’on lui confie de les adapter aux besoins de la société”, c’est à dire de contribuer à maintenir l’ordre établi (dans “La médicalisation de l’échec scolaire”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°24, nov. 1978, pp.23 à 49)

194.

F.Muel, “L’école obligatoire et l’invention de l’enfance anormale”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, janvier 1975, pp.63

195.

"L'individualisation est ainsi à la fois théorisée et produite. Théorisée par l'isolement de l'enfant en lequel l'on ne prétend voir qu'un être unique, qui toutefois véhiculerait les qualités intrinsèques et générales de la <<nature>> enfantine: le vécu social qui conditionne ses attitudes scolaires est relativisé, relégué à l'arrière-plan. Produite par l'accentuation des méthodes de contrôle et d'étude du comportement, fabriquant en chaque élève un être psychique et biologique unique, pathologisant les déviances et les échecs scolaires: la sélection devient par conséquent une somme de parcours individuels, légitimée par l'évaluation des profils personnels"(La République inachevée. L'Etat et l'école en France, Payot, Paris, 1985, p.78)

196.

"Comment les instituteurs perçoivent l'échec scolaire", Revue française de pédagogie, n°62, janv-fév-mars 1983, p.32 Inversement, les conditions de vie des enfants (matérielles et culturelles) et l'institution scolaire elle-même ne sont mentionnées que par un instituteur sur cinq.

197.

A. de Malarce, Histoire et manuel de l’institution des caisses d’épargne scolaires, 1897, cité par F.Muel dans “L’école obligatoire et l’invention de l’enfance anormale”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, janvier 1975, p.68

198.

G.Vincent, L'école primaire française, p.102. L’auteur rappelle ainsi que les effets du travail scolaire sont plus à considérer en tant qu’ils soumettent les enfants plutôt qu’en tant qu’ils forment une “force de travail” destinée au futur “ouvrier productif”.