1- L'apparition de nouveaux schémas de docilité

En retraçant la généalogie de la nouvelle morale propre à l’acte de punir, M.Foucault décrit une atténuation de la sévérité pénale sur les corps qui ne peut se comprendre qu’en faisant de manière corrélative l’“histoire de l’âme moderne et d’un nouveau pouvoir de juger” 228 et en replaçant les “techniques punitives” dans l’histoire du “corps politique”: il s’agit de “prendre les pratiques pénales moins comme une conséquence des théories juridiques que comme un chapitre de l’anatomie politique” 229 . A la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècle, le corps subissant la répression pénale cesse progressivement d’être exhibé dans les exécutions publiques. La peine capitale n’est plus présentée en spectacle et ses rituels ne visent plus à exacerber la souffrance comme ils le faisaient à travers une succession de supplices qui précédaient la mort: on s’en tient maintenant à la stricte exécution capitale. La peine change de signification et la disparition des supplices (tels que le fouet, la roue, l’échafaud...) fait place à des pratiques punitives dans les systèmes pénaux modernes (prison, travaux forcés, bagne...) où les peines physiques sont encore présentes (“la peine reste toujours quelque part corporelle”) mais qui s’inscrivent dans une relation châtiment-corps différente: le corps se trouve en position d’intermédiaire, d’instrument et “La souffrance physique, la douleur du corps lui-même ne sont plus les éléments constituants de la peine. Le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus. S’il faut encore à la justice manipuler et atteindre le corps des justiciables, ce sera de loin, proprement, selon des règles austères, et en visant un objectif bien plus <<élevé>>” 230 .

Bien sûr, on ne peut pas affirmer que ces changements aient eu lieu brusquement et la réduction du supplice, les nouveaux mécanismes de la punition ne sont pas tous forcément en place dès le début du XIXème. Le système punitif se transforme progressivement et les “schémas de docilité auxquels le XVIIIème siècle a porté tant d’intérêt” 231 sont à interpréter relativement à une certaine “économie politique du corps”: “même s’ils ne font pas appel à des châtiments violents ou sanglants, même lorsqu’ils utilisent des méthodes <<douces>> qui enferment ou corrigent, c’est bien toujours du corps qu’il s’agit, du corps et de ses forces, de leur utilité et de leur docilité, de leur répartition et de leur soumission” 232 . Le corps est donc toujours utilisé, mais avec des objectifs différents, bien résumés dans le principe formulé par Mably: “Que le châtiment, si je puis ainsi parler, frappe l’âme plutôt que le corps” 233 . Le corps est pris dans un système d’assujettissement, il est traversé par des rapports de pouvoir et de domination, il suscite un “savoir” et une “maîtrise de ses forces” qui constituent la “technologie politique du corps” d’où l’apparition d’une technologie du pouvoir sur les corps, le développement d’un savoir, de techniques, de discours “scientifiques” qui “se forment et s’entrelacent avec la pratique du pouvoir de punir” 234 ; une “mécanique du pouvoir” se met en place qui “définit comment on peut avoir prise sur le corps des autres, non pas simplement pour qu’ils fassent ce qu’on désire, mais pour qu’ils opèrent comme on veut, avec les techniques, selon la rapidité et l’efficacité qu’on détermine” 235 .

Dans ces techniques qui vont investir le corps à travers les schémas de docilité apparaissant au XVIIIème siècle, “plusieurs choses sont nouvelles”: “L’échelle, d’abord, du contrôle: il ne s’agit pas de traiter le corps, par masse, en gros, comme s’il était une unité indissociable, mais de le travailler dans le détail; d’exercer sur lui une coercition ténue, d’assurer des prises au niveau même de la mécanique -mouvements, gestes, attitudes, rapidité: pouvoir infinitésimal sur le corps actif. L’objet, ensuite, du contrôle: non pas ou non plus les éléments signifiants de la conduite ou le langage du corps, mais l’économie, l’efficacité des mouvements, leur organisation interne; la contrainte porte sur les forces plutôt que sur les signes; la seule cérémonie qui importe vraiment, c’est celle de l’exercice. La modalité enfin: elle implique une coercition ininterrompue, constante, qui veille sur les processus de l’activité plutôt que sur son résultat et elle s’exerce selon une codification qui quadrille au plus près le temps, l’espace, les mouvements” 236

La coercition disciplinaire qui s’applique au corps établit à l’intérieur de celui-ci le lien entre “une aptitude majorée” et “une domination accrue”, elle “dissocie le pouvoir du corps”. Mais il nous semble que le nouveau pouvoir disciplinaire tel qu'il est appliqué à l'école n’est pas à interpréter en termes de libération de l’énergie pour les intérêts productifs de l’économie capitaliste mais plutôt en tant que pouvoir politique sur l’individu: “la sphère matérielle ne dit pas à elle seule la vérité de la forme scolaire” selon E.Plenel. La coercition disciplinaire, la moralisation des conduites à l’école auraient une double origine à la fois économique et politique: “Les techniques disciplinaires ne se contentent pas de préparer le futur travailleur à la machine, elles font aussi le citoyen en l’homme et l’apprêtent à servir en ce lieu particulier qu’est l’isoloir. La dénomination n’est pas anodine: en l’espèce, l’oeuvre est bien de particularisation et d’individualisation maximales de l’être social” 237 .

Pour prendre un exemple, dans la conception de M.Foucault, la discipline va “composer des forces” afin “d’extraire de chacun le maximum de forces” et de le “combiner” dans un résultat final: l’école mutuelle utilise un procédé où chaque élève, combiné aux autres, est à chaque moment utilisé dans un processus général d’enseignement, étant occupé soit à enseigner, soit à recevoir un enseignement, ce qui représente des avantages considérables pour qui doit enseigner à un nombre d’enfants trop important: “Dans une école de 360 enfants, le maître qui voudrait instruire chaque élève à son tour pendant une séance de trois heures ne pourrait donner à chacun qu’une demi-heure. Par la nouvelle méthode, tous les 360 élèves écrivent, lisent ou comptent pendant deux heures et demie chacun” 238 . Dans cette organisation, seule est possible une communication entre le maître et les élèves sous forme d’ordre qui ne peut pas être expliqué ni même formulé: l’enfant doit percevoir un signal et y réagir selon un code qui nécessite une codification prévue à l’avance. M.Foucault fait le parallèle entre ce fonctionnement et l’utilisation du “signal” par les Frères des écoles chrétiennes: “Le premier et principal usage du signal est d’attirer d’un seul coup tous les regards des écoliers sur le maître et de les rendre attentifs à ce qu’il veut leur faire connaître” . Cependant, il nous semble qu’on ne peut pas prolonger trop loin la comparaison et mettre sur le même plan l’organisation de l’école des Frères, qui repose sur un enseignement simultané et l’organisation de l’école mutuelle qui se base sur un enseignement mutuel. Certes dans les deux écoles on utilise la signalisation, à laquelle nous pensons qu'il faut attribuer un sens politique de soumission à des règles impersonnelles plutôt qu'un sens économique de l'exploitation des forces. Mais en même temps, la codification, la dépersonnalisation des relations scolaires voulues par J.B de La Salle prendront un sens différent au sein des écoles mutuelles où l'on critique les écoles des Frères parce que les esprits y sont "écrasés"“sous le poids de formules arides, de règles vides de sens...où l’élève n’a rien à chercher, rien à désirer, où il est servilement enchaîné à quelqu’imitation machinale” 239 et parce que le rapport aux règles impersonnelles repose sur une autre conception (l'école mutuelle insiste sur la compréhension de la règle par l’élève, qui ne doit pas obéir “mécaniquement”, de “l’extérieur”).

On peut faire une deuxième objection à l’analyse de M.Foucault: selon lui, la “nouvelle anatomie politique” est apparue progressivement, par l’intermédiaire d’une multitude de petits processus, se manifestant dans différents domaines, étant tantôt en lien, tantôt différents, d’apparence insignifiante et dessinant pourtant “l’épure d’une méthode générale” puisqu’ils “s’inscrivent au total dans des transformations générales et essentielles” qui vont marquer de manière transversale des institutions aussi diverses que l’hôpital, la prison, la caserne, ou bien l’école qui nous intéresse plus particulièrement ici. Ces processus prennent la forme de techniques “minutieuses”, souvent “infimes”, mais qui “ont leur importance”, car premièrement elles définissent un certain mode d’investissement politique et détaillé du corps, une nouvelle “microphysique du pouvoir” et deuxièmement “elles n’ont pas cessé, depuis le XVIIème siècle, de gagner des domaines de plus en plus larges, comme si elles tendaient à couvrir le corps social tout entier” 240 . Si l'idée d'une "microphysique du pouvoir" nous semble intéressante à retenir concernant l'analyse de l'imposition de l'ordre scolaire, nous sommes plus nuancée concernant l'analyse foucaldienne en termes d'"envahissement" progressif des institutions par des "disciplines" venues d'ailleurs, ce qui suppose que l’école ne serait qu’un reflet de ce qui se passe dans la société. Or dans le domaine de l’enseignement, G.Vincent souligne combien la différence au Moyen-Age entre la vie libre de l’étudiant et celle de l’élève des Jésuites soumis à une discipline “douce” mais stricte et à une série d’exercices intensifs, ne se résout pas à une explication du type de celle de M.Foucault, car ce changement dans les conditions de vie de l’élève est l’indicateur d’une transformation plus globale spécifique à l’enseignement, c’est à dire l’apparition d’”une forme scolaire au sens propre du terme” 241 : il ne s’agit plus simplement de transmettre des connaissances qui servent à une profession, l’école participe dès lors à la formation d’un “bon chrétien” et d’un “bon citoyen”. La théorie de la forme scolaire permet ainsi de distinguer les caractéristiques proprement scolaires de certaines pratiques, notamment les “exercices” qui n’ont plus rien à voir avec les “exercices religieux” , contrairement à la conception foucaldienne.

Notes
228.

Surveiller et punir. p.27

229.

idem, p.33

230.

ibid,p.17

231.

ibid, p.137

232.

Surveiller et punir, p.30

233.

idem, p.22

234.

ibid, p.27

235.

ibid, p.140

236.

ibid, p.139

237.

E.Plenel, L'Etat et l'école en France. La République inachevée,Ed Payot, Paris, 1985, p.50

238.

d’après S.Bernard, Rapport du 30 octobre 1816 à la société de l’enseignement mutuel, cité par M.Foucault dans Surveiller et punir. p.168

239.

de Gérando, Cours normal des instituteurs primaires, cité par G.Vincent, dans L’école primaire française,p.78

240.

L'école primaire française, pp. 140 et 141

241.

G. Vincent dans L’école primaire française, p.20