2- Une approche de la discipline scolaire à la lumière des techniques disciplinaires

Des trois éléments qui composent les techniques disciplinaires décrites par M.Foucault, nous retiendrons quatre caractéristiques intéressant notre compréhension de la discipline à l’école: premièrement, le souci du détail, du “pouvoir infinitésimal sur le corps” qui pousse aux méticulosités auxquelles J.B de La Salle était si sensible: “Combien il est dangereux de négliger les petites choses. C’est une réflexion bien consolante pour une âme comme la mienne, peu propre aux grandes actions, de penser que la fidélité aux petites choses peut, par un progrès insensible, nous élever à la sainteté la plus éminente: parce que les petites choses disposent aux grandes...” 242 .

Deuxièmement, la discipline va répartir les individus dans l’espace: elle marque par une clôture un lieu spécifique, fermé sur lui-même (comme par exemple dans l’internat); elle utilise le principe du quadrillage (“A chaque individu, sa place; en chaque emplacement, un individu” 243 ) qui permet d’éviter les disparitions, de surveiller les présences, les regroupements, les circulations et les communications; elle utilise aussi la méthode des “emplacements fonctionnels” qui va coder l’espace (on détermine des places pour surveiller et créer un espace utile); enfin la discipline “individualise” le corps par le rang, la place qu’il occupe selon un classement et elle distribue ce corps dans un réseau de relations (comme dans les collèges jésuites où les apprentissages étaient organisés sous forme de rivalités entre décuries).

Troisièmement, les contrôles disciplinaires de l’activité vont marquer la mise en exercices du corps, d’abord avec des emplois du temps qui contraignent à certaines occupations et qui obligent l’adoption d’un rythme; ensuite le “temps pénètre le corps” avec la décomposition de l’acte en éléments et la définition des modalités de l’enchaînement (gestes, ordre de succession, durée du mouvement, position du corps); d’où la mise en corrélation du corps et du geste par la discipline (par exemple la gymnastique de l’écriture) et l’articulation du corps et de l’objet; enfin la discipline cherche à aménager le temps en le détaillant, en le fractionnant de manière à augmenter la rapidité et l’efficacité. Cependant, on ne peut pas selon G.Vincent interpréter ces pratiques scolaires relevées dans la Conduite de J.B. de La Salle comme la préfiguration de l’organisation scientifique du travail, puisque d’une part il ne s’agit pas de faire apprendre le maximum de choses à l’écolier en un minimum de temps, et que d’autre part on met en avant aussi le sens de la lenteur calculée (là encore, nous préférerons une interprétation en termes politiques de soumission plutôt qu’en termes économiques de recherche de rendement).

Quatrièmement, la relation pédagogique est marquée par un rapport au temps spécifique: la formation devient un temps à part, dissocié de celui de la pratique du métier; l’apprentissage scolaire est organisé en différents stades qui partent des éléments les plus simples pour croître vers la complexité et qui sont séparés entre eux par des épreuves; chaque phase marque le déroulement d’un programme avec des exercices qui suivent une progression croissante dans la difficulté.

Pour résumer les effets de la discipline, M.Foucault écrit qu’elle “fabrique à partir des corps qu’elle contrôle quatre types d’individualités, ou plutôt une individualité qui est dotée de quatre caractères: elle est cellulaire (par le jeu de la répartition spatiale), elle est organique (par le codage des activités), elle est génétique (par le cumul du temps), elle est combinatoire (par la combinaison des forces). Et pour ce faire, elle met en oeuvre quatre grandes techniques: elle construit des tableaux; elle prescrit des manoeuvres; elle impose des exercices; enfin, pour assurer la combinaison des forces, elle aménage des <<tactiques>>" 244 . Les disciplines correspondent à un “renversement de l’axe politique de l’individualisation”, puisque dans les sociétés féodales, le détenteur de puissance et de privilège est caractérisé en tant qu’individu, alors que dans un régime disciplinaire, l’individualisation est “descendante”: “à mesure que le pouvoir devient plus anonyme et fonctionnel, ceux sur qui il s’exerce tendent à être plus fortement individualisés; et par des surveillances plutôt que par des cérémonies, par des observations plutôt que par des récits commémoratifs, par des mesures comparatives qui ont la <<norme>> pour référence, et non par des généalogies qui donnent les ancêtres comme points de repère; par des <<écarts>> plutôt que par des exploits” 245 . Dans le système disciplinaire décrit par M.Foucault, l’enfant va ainsi se trouver plus individualisé que l’adulte, au même titre que le fou et le délinquant plutôt que le normal et le non-délinquant. L’individu (et la connaissance qu’on peut avoir de lui) se présente comme une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu’on appelle la “discipline”.

L’analyse de M.Foucault nous paraît particulièrement féconde pour comprendre la nature de la discipline scolaire en ce qu’elle souligne combien le pouvoir disciplinaire qu’on retrouve à l’école va affecter l’organisation du temps et de l’espace, les rapports au corps et la progression, la mise en exercice des apprentissages. La discipline n’est donc pas seulement à chercher du côté des punitions (ou des récompenses), des lois, des règles et des règlements: elle est à regarder aussi du côté de cette “microphysique du pouvoir” qui assujettit les corps sans forcément les toucher physiquement et qui définit une nouvelle économie du pouvoir que l’enfant va apprendre en fréquentant l’école. L’ordre que les châtiments corporels doivent faire respecter se retrouve de manière associée aux apprentissages scolaires; c’est un ordre qui est défini par des “processus naturels et observables”: “la durée d’un apprentissage, le temps d’un exercice, le niveau d’aptitude se réfèrent à une régularité, qui est aussi une règle” 246 .

L’analyse de M.Foucault nous a aidé à comprendre une interprétation de la discipline scolaire, imposée extérieurement de manière minutieuse avec un ensemble de micro-dispositifs, de techniques du pouvoir disciplinaire. Le travail de N. Elias nous apportera une compréhension de la discipline scolaire sous sa forme intériorisée, éclairant davantage la variante de la forme scolaire caractéristique du XVIIIème-XIXème siècle: son analyse historique de l’apparition d’un nouveau mode de subjectivation lié à la constitution d’un Etat centralisé permet de comprendre la naissance de cet individu “civilisé”, qui intériorise les manières d’être et de faire sur les traces d’un modèle élaboré dans les cours royales et qui se traduit par une mise à distance des manifestations corporelles, une capacité de maîtrise de soi, une autocontrainte limitant l’expression des affects. N. Elias apporte une conception sensiblement différente de celle de M. Foucault concernant les formes d’exercice du pouvoir dans nos sociétés, même si les deux auteurs partagent la conception globale selon laquelle l’organisation sociale humaine, sa rationalisation et son individualisation peuvent se comprendre, se corréler avec les modifications survenues dans l’économie psychique intérieure des individus. Mais l’interprétation d’Elias va s’appuyer sur la notion-clef d’”autocontrainte”, où le pouvoir est moins imposé par des techniques disciplinaires, une surveillance constante et externe (symbolisée chez Foucault par l’image du dispositif panoptique) que par une contrainte intériorisée à l’intérieur même de l’individu.

Notes
242.

J.B de La Salle, Traité sur les obligations des frères des Ecoles chrétiennes, édition de 1783, cité par M.Foucault, Surveiller et punir. p.142

243.

M.Foucault, Surveiller et punir. p.145

244.

Surveiller et punir. p.169

245.

Surveiller et punir. , p.195

246.

idem, p.182